Chasseurs de nomades
VII
MÉDENINE
Quand on approche de Médenine, ce que l’on aperçoit tout d’abord, ce sont les deux pylônes jumeaux de la télégraphie sans fil, presque irréels dans la lumière dansante de midi. L’auto qui nous secoue roule dans la poussière : on distingue des palmiers par groupes de trois, des bâtiments d’une blancheur telle que les yeux ne peuvent s’y habituer. Enfin, la voiture tourne pesamment dans un ravin, remonte et l’on pénètre dans le village français : les arcades des affaires indigènes, les grilles de l’hôpital, la grande place du pays, son puits solitaire et les jardins barbelés des fleurs jaunes de la cassie. Tout cela fait partie de la zone militaire, ainsi que le camp, sur la hauteur, où s’alignent de petites cagnas entre des ruelles portant des noms de héros.
— Y aura-t-il assez d’ombre pour nous ? demande Maurice Thuaire.
Il fait très chaud, en effet. Pas d’air. Nous respirons cette atmosphère d’étuve sèche. Nous marchons et il semble que nous nous approchons toujours plus de la gueule ouverte d’un énorme et invisible brasier.
Nul ne parle. Le paysage dénudé avec ses cailloux à perte de vue dans la plaine, nous déprime autant que la chaleur. Sur notre droite, un fortin commande une piste où ne passe personne. Parfois deux, trois chameaux rompent l’immuable ligne d’horizon de leur ligne mouvante.
Le soir, il est de tradition d’aller visiter le vieux village de Médenine, de l’autre côté de la route, sur un monticule. Il nous plaît de cheminer dans cette cité endormie, le long de ces bâtisses de terre où les hauts escaliers taillés dans les murs, aboutissent à des portes qui sont des trous.
— Vous savez, explique Maurice Thuaire, que ces maisons ne sont que des greniers. Les indigènes entassent leurs récoltes de blé, d’orge, d’huile dans ces granges superposées par crainte des voleurs, des « djichs ». Ces hommes que nous rencontrons avec leurs grosses clés à la ceinture, sont les gardiens de ces greniers.
Personne n’habite ce coin désert. Cependant, au rez-de-chaussée, quelques huttes. Des marchands y vendent des bagues, des broches, le fameux « cafard » de Médenine, des essences de rose, des concentrés de henné. On trouve aussi quelques artisans devant le balancier de leurs métiers à tisser et des tailleurs qui pédalent sur des machines à coudre d’importation allemande.
Sur notre droite, des ruelles endormies où des ânes et des chevaux sommeillent. A gauche, des lumières s’allument qui éclairent l’encadrement des portes. Des Arabes sont assis là et ces grottes de terre ressemblent à des chapelles.
Cependant, des zouaves, des goumiers aux bottes rouges, des spahis naïvement fiers de leurs manteaux qu’ils portent comme des linceuls, se dirigent vers le petit marché aux moutons.
— Je sais où ils vont, explique Maurice Thuaire.
Je m’en doute également… A l’angle d’une de ces rhorfas de glaise sèche, une foule s’attarde, comme à l’entrée d’un marché.
Une femme aux joues d’idole peinte, habillée de couleurs disparates, fume sur le seuil de sa chambre. Une grosse mauresque, les cheveux en natte, le pantalon bouffant, soulève une toile, prend un spahi par la main et l’attire près d’elle. Le rideau tombe…
Thuaire et Allix se sont arrêtés devant une jeune négresse aux grands yeux, aux cheveux de laine noire. Elle habite une grotte à rideaux rouges, qu’éclaire une petite lampe posée sur une table, un peu moins basse que le lit : deux nattes qui cachent la terre battue.
— Vous voyez, elles attendent.
La petite bédouine a de jolis gestes précieux de fillette. Elle sourit du coin de l’œil et ne répond point aux grossièretés qu’elle ne veut point entendre. Elle me rappelle, je ne sais pourquoi, cette dame arabe que j’ai trouvée si sage dans le train de Tunis à Gabès.
La bédouine a installé devant sa porte un fourneau primitif. Dans une casserole de terre cuite, elle remue des poivrons, des tomates, quelques pommes de terre et un poulet coupé en menus morceaux. Un éventail à la main, la bédouine surveille sa cuisine, protège son visage et souffle sur le feu. Parfois, elle se penche et nous adresse, en dessous, un long sourire.
Mais une femme, dans le cadre éclairé de sa demeure, nous demande des cigarettes. La paume de ses mains et ses ongles sont d’un rouge carmin. Elle est tatouée au front et sur le menton, ses sourcils sont passés au noir et le fard épais de ses joues est comme une confiture dont on ne mangerait pas. Elle sent violemment le musc et le henné.
Cette femme nous regarde. Me reconnaît-elle ? J’en doute…
— C’est elle, me souffle Marcel Allix aux aguets.
Je fais « oui » d’un signe de tête. Alors commence un interrogatoire que le jeune avocat d’Alger me traduit à son gré, un peu plus tard :
— Oui, elle vient de Tunis. Mais elle est originaire de ce bled. Elle est arrivée il n’y a pas longtemps à Médenine. Elle est à peine restée à Gabès. Elle ne veut pas séjourner ici…
— Elle ne vous a rien dit me concernant ?
— Habituée à voir de près souvent de multiples visages, elle n’a pas encore retenu le vôtre qu’elle n’a regardé que de loin.
— Nous reviendrons demain, décide Maurice Thuaire.
— Si nous ne partons pas d’ici demain.
— Qui te l’a dit ?
— On le dit…
Nous sortons. C’est pour nous égarer aussitôt dans une impasse où des maisons de terre imposent une muraille menaçante. Nous éveillons des ânes et des chameaux qui dorment là, dans les ténèbres. A notre approche ils tournent vers nous des museaux curieux. Ne les dérangeons pas plus longtemps.
Nous revenons. Nous marchons dans les rues désertes d’un village mort. C’est vraiment un voyage que nous n’imaginions pas et que nous ne pouvons comparer à rien d’antérieur, que notre retour à travers ces ruines silencieuses que nous savons cependant, par endroits, habitées.
Une odeur de vase remuée nous arrive, par bouffées soudaines, et, dans le silence du désert, l’aboiement d’un chien, les trois notes d’une flûte arabe qui nasille au « quartier réservé », ou près d’une case fermée, le bruit d’une machine à coudre…