Chasseurs de nomades
VI
DERNIERS JOURS
Il serait préférable dans ce pays de dormir le jour et de se promener la nuit. Mais ce n’est pas toujours possible. Le jour il fait très chaud et l’on ne parvient pas à sommeiller ; la nuit, les cafés sont fermés de bonne heure, les ténèbres sont absolues et comme distraction, après le couvre-feu, on ne rencontre que des patrouilles qu’il est plus sage d’éviter.
Toutefois, dès que le soleil paraît, on abandonne sans effort un lit plus ou moins provisoire. Pour moi, je suis forcé d’évacuer mon abri, sous le mimosa sauvage, à cause de tous les périls que comporte une situation irrégulière dans un campement sillonné de sous-officiers oisifs…
Ce matin, nous allons, Marcel Allix, Maurice Thuaire et moi, à travers les chemins encaissés de l’oasis. Nous longeons la petite rivière marécageuse que la mer voisine emplit à marée haute et qui sent la vase, les soirs d’orage… Nous pénétrons dans la palmeraie où couve une ombre humide et chaude. L’aboiement des chiens indigènes, derrière les murailles des jardins, téléphone au loin, notre venue. Gabès, là-bas, n’est plus qu’une petite ville blanche pour exposition coloniale.
Maurice Thuaire nous expose ce qu’il a lu la veille : ses connaissances sur l’ancienne Ta-Capae des Romains. Marcel Allix, sous son casque de toile jaune, médite quelque diversion et aspire la fumée d’une pipe rétive.
Je m’étonne de cette nouvelle fantaisie :
— Vous pratiquez cet ustensile, maintenant ?
— Oui, reconnaît Marcel Allix, sans enthousiasme.
— Quelle drôle d’idée vous avez eue là ?
— C’est par hygiène, explique-t-il, en toussant, car ça ne me plaît guère. Ça me fait cracher beaucoup. Ça me donne mal à la gorge. Ça m’oblige à boire souvent. Ça me tourne la tête et quelquefois le cœur. Mais c’est plus sain que la cigarette dont le papier est si pernicieux…
— Vous n’avez pas d’autres raisons ?
— Une dernière. Je fume la pipe par mélancolie d’amour.
— Je ne comprends pas.
— Cela se voit, constate Marcel Allix. Sachez donc que cette pipe me fut offerte par une jeune fille de la colonie européenne que je rencontre au grand hôtel de la plage et qui joue des pots-pourris d’opéras et d’opérettes. Elle croyait que je fumais. En gage de sympathie, elle m’a fait ce don. Voilà pourquoi je suis un peu pâle, parfois, en dépit du soleil.
— Vous y tenez énormément à votre pipe ?
— Oui. D’ailleurs ce n’est pas une pipe ordinaire. Elle s’appelle Renée.
— En effet. Joli nom pour une pipe.
— N’est-ce pas ? Vous savez : on peut parler d’autre chose.
— Comme vous voudrez.
— Vous n’avez pas retrouvé votre indigène ? demande Marcel Allix.
— Quel indigène ?
— Votre aimable dame du train de Tunis ?
— Pas encore.
— Ne désespérez pas.
Un avion, puis un autre bourdonnement au-dessus des palmiers. Ils me dispensent de répondre. Un âne broute derrière une baie de cactus. Des chèvres curieuses traversent le chemin. Trois femmes habillées de blanc, des Grecques sans doute, ont fermé leurs ombrelles. Elles retournent à la ville. Leur passage évoque en nous, avec une harcelante angoisse, d’autres femmes que nous avons connues et une nostalgie sans nom nous assiège la poitrine.
— Vous la retrouverez, insiste Allix.
— Je n’y pense pas.
— Elle est à Médenine.
— Mais je ne demande pas à partir pour Médenine !
— Votre souhait, je le conçois bien, est sincère, réplique Marcel Allix. Mais c’est la dernière des choses dont on s’informera.
— La raison ? dis-je.
— Nous devons nous rendre à Médenine, demain soir.