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Chasseurs de nomades

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XI
L’ILE DE DJERBA

Les événements se suivent sans interruption selon un programme que j’ai prescrit. Je pourrais croire à un hasard heureux. J’imagine que je régis toutes choses, conduisant une machine habituellement fort compliquée et qui n’a pas de ratés… Cette bienveillance du sort, on l’attribue sans peine à sa volonté propre ou à son intelligence personnelle, jusqu’à ce que…

J’ai quitté Zarzis sans bruit. Devant le Limousin Planier qui reste encore dans ce désert (« On se reverra. A bientôt »), devant le brigadier de spahis (« Au revoir ») et l’infirmier au képi de fantaisie (« A un de ces jours ») je ne dévoile rien de ce départ prémédité et je simule la surprise lorsqu’à l’appel du soir, mon nom est officiellement prononcé pour le convoi du lendemain.

Mais ce départ n’est un événement que pour moi seul. Dans leur existence, à eux, ceux qui restent, un banal incident… Toutefois, s’ils parlent entre eux de ce « Frankaouï » bizarre qui a regagné l’Europe, ils ne pourront pas dire que j’ai aidé à mon rapatriement. Surtout, s’ils y font allusion dans le salon où ils se réunissent, devant Angèle, Mireille, Béatrice ou Gâtouse… Mais tiendrais-je à l’opinion de Gâtouse ?

Illisible cœur des hommes, le mien en premier lieu.


Il est sept heures du soir lorsque nous arrivons à Gabès. Un muezzin, sur quelque terrasse, appelle les croyants à la prière. Sa voix module une mélopée glapissante qui ressemble au chant prolongé de certains de nos crieurs des rues. Il assure qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et que « Mahommed rassoul Allah. »

Bientôt les magasins de Gabès seront éclairés. La petite ville encore brûlante deviendra pareille à certaines rues de Tunis ou de Marseille… Je connais le café où Maurice Thuaire doit m’attendre devant son apéritif, avec une cigarette, un journal et ses habitudes de sédentaire bousculé.

— Je savais que vous viendriez, me dit tout de suite cet homme extraordinaire. Ce soir ou un autre soir. Et voici ce que j’ai combiné. Il nous faut aller visiter Djerba, l’île de Djerba, la Lotophagitis que célébra le vieil Homère.

— Vous êtes sûr qu’Homère plaçait à Djerba ses lotophages ?…

— Non… Je ne suis nullement sûr… Elle n’est pas loin de la terre ferme et Méninx était reliée à la côte par une voie en partie démolie. C’est à Méninx que Flaubert situe le rêve de Matho, vous savez : « Je t’emporterai dans l’île merveilleuse, où les fleurs, etc… » C’est sur la côte également, près de Méninx que l’on vous montrera, sérieusement, la grotte de Calypso… La difficulté, poursuit Maurice Thuaire, c’est le voyage… Je me suis renseigné… Les rives de Djerba sont sablonneuses, les bateaux à voiles qui partent de Sfax par vent favorable ne peuvent atterrir et sont forcés de rester, parfois quarante-huit heures, au large, avec leurs marchandises, en attendant que la mer se soit calmée.

— Auprès de qui avez-vous trouvé ces renseignements ?

— C’est un juif de Gabès qui achète à Djerba les jarres d’huiles, spécialité de cette ville, depuis l’antiquité, mon cher ami, la plus reculée…

« L’île de Djerba est très curieuse. C’est un immense jardin cultivé. Il y a des palmiers, pas très grands, mais beaucoup d’oliviers et des vignes à perte de vue…

— Et la grotte que vous voulez voir ?…

Nous sommes sortis pour respirer un peu l’air humide et chaud. A notre gauche commence la forêt africaine ; mais sur notre droite, c’est la mer, les cabines de bain, comme sur la Goulette, près de Tunis et la plaine à perte de vue. De longues raies rouges dans le ciel témoignent de la fin du crépuscule. On distingue une coupole blanche et le plumeau d’un palmier, avec son air bête de balai renversé. Il n’y a pas très longtemps, dans les mêmes parages, je me promenais…

— Quant aux fameuses grottes (car il y en a plusieurs) reprend Thuaire en souriant, je crois bien que ce juif ne savait rien ou s’est un peu payé ma tête. Il m’a promis cependant de me conduire à la demeure de la déesse. Il s’arrêtera sans doute devant n’importe quel trou de mer… La croyance seule suffit…

Des femmes indigènes, vêtues de guenilles colorées, les bras nus retenant la cruche pleine d’eau, s’en vont, les pieds blancs de poussière… A notre vue, elles voilent à demi leurs visages tatoués où sont peintes des étoiles et des feuilles, mais découvrent leurs reins souples et la belle ligne de leurs hanches…

— Parce qu’elles n’ont pas de corset, explique Thuaire positif, elles se dandinent en marchant…

Oui, elle était ainsi bronzée et pareille à ces filles de fellahs, la mystérieuse enchanteresse qui habitait la grotte de Djerba dans les temps très anciens…

Maurice Thuaire cite maintenant, de mémoire, quelques vers de l’Odyssée… Souvenirs classiques ! J’essaie d’évoquer la belle nymphe, son visage pur, son regard étrange… et je revois, tout naturellement, les lorgnons de mon professeur, sa barbe ennuyée devant le texte grec, la classe, ses rangées de pupitres et l’attitude recueillie que savaient garder, néanmoins, ceux pour qui la traduction de l’Odyssée fut toujours un remède contre l’insomnie.

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