Chasseurs de nomades
ÉPILOGUE
Ce soir-là est ma dernière soirée dans le Sud et, pour cette suprême journée, il fait très beau temps. Demain matin, je prendrai le petit train qui m’emportera vers Sfax aux tourelles crénelées, semblables, d’un peu loin, à celles de Jérusalem. Déjà je me détache de tout cela avec quoi j’ai vécu : la chaleur, la lumière tremblante, le sable, l’oasis, les nomades au type encore pur…
Au retour d’une promenade au marché de Djara, qui résume tous les souks du Sud-Tunisien, nous évoquons, Maurice Thuaire et moi, nos communs souvenirs.
— Vous rappelez-vous, en colonne, l’orage sous le guignol de nos tentes, pendant la nuit, et les chameaux entravés qui se lèvent au milieu du camp et grognent parce qu’ils reçoivent les flèches de l’ondée sur leurs museaux surpris ?…
— Et le puits artésien, Thuaire, vous rappelez-vous ? l’eau magnésienne…
— Et le mulet aux yeux bandés qui, dans une cave à Zarzis, tourne continuellement la meule du moulin à huile…
— Et les tentes noires et trapues des nomades, les femmes aux étoffes criardes qui regardent passer le train, les ruines romaines sur la terre fauve et les deux arêtes du mur qui désignent le puits…
— Inoubliable !… Et le froid qui vous attaque les pieds dès que le soleil s’est couché, vous souvenez-vous ?
— Et cette Mauresque, sur la route de Zarzis, qui recevait des Européens… Pardon, vous n’étiez pas avec nous…
Mais nous parlons pour nous-mêmes et je pense qu’il est difficile de conter ses souvenirs. Et plus pénible encore d’en écrire. Quand on commence à vouloir retracer ces spectacles si souvent composés : le crépuscule dans les déserts, le silence de la nuit, la flûte arabe et les chants monotones sur trois notes autour des versets du Coran qui m’agacèrent toujours, la voix nasillante du muezzin au sommet de son marabout ou le passage des femmes indigènes qui se dirigent vers le puits, à la même heure, toujours pareilles depuis des siècles, on sent l’encombrement de tout un passé littéraire, tant de phrases imprimées, tant d’harmonies pomponnées que signèrent Chateaubriand, Flaubert, Théophile Gautier, Fromentin, Pierre Loti, pour ne citer que ceux-là, composent un cheptel de lyrisme à quoi l’on n’ose pas ajouter…
Ces spectacles, du moins, m’ont toujours rappelé que j’étais d’une autre race et que je ne devais pas comprendre grand’chose à l’âme secrète de ce peuple si différent. Aujourd’hui plus qu’hier, je n’essaie pas de me leurrer, je m’avoue humblement à moi-même que je me promène dans ce pays comme un ennemi qu’irritent souvent — dès qu’elles cessent de l’amuser — ces merveilles d’un monde étranger. Au reste, les touristes pressés que nous sommes transcrivent à leur façon ce qu’ils aperçoivent en passant…
Comme nous revenons à Gabès qui sent la vase et l’huile frite, un indigène s’arrête. Il porte des poulpes accrochés à un bâton. Les bêtes visqueuses, longues comme des chevelures, pendent. L’homme en prend une et la jette de toutes ses forces par terre, dans le sable. Puis il ramasse cette forme poudrée qui se tord et la jette de nouveau…
— Quelle pittoresque façon ils ont de tuer les pieuvres !
— Mais non, mon cher Thuaire, ils ne les tuent pas. Ils les brisent avant d’arriver au marché, de façon à rendre leur chair moins coriace…
— Qui vous a dit ça !
— Le « prince pauvre ».
— Qu’est-ce qu’il est devenu celui-là ?
— Je ne sais. Il paraît qu’il est adjudant dans un régiment de territoriaux à Bizerte…
— Et Marcel Allix ?
Nous voici de nouveau partis pour la chasse aux souvenirs. On bat le rappel des absents.
— A Batna, je crois.
— C’est vrai, reprend Thuaire. J’ai de ses nouvelles. « Elle » l’a oublié, vous savez ?
— « Elle » ? Qui donc ?
— Renée, la jeune fille qui lui fit don d’une pipe…
— Comme les femmes oublient vite !
— C’est aussi ce qu’elles disent de nous.
— Et Marcel Allix ? Il a souffert ?
— Il m’a écrit qu’il avait changé le nom de sa pipe.
Mais il se fait tard. Maurice Thuaire m’accompagne jusqu’à la chambre où je dois passer ma dernière nuit. Par la fenêtre j’aperçois quelques arbres et, parmi eux, sans doute, le mimosa aux branches basses.
Je mets un peu d’ordre dans mes affaires avant de m’endormir. Des lettres que l’on déchire, d’autres que l’on classe. Ce petit papier encore froissé ? C’est le billet que Gâtouse dictait au brigadier… Faut-il l’envoyer à Marcel Allix ou au « Prince Pauvre », pour qu’ils me les traduisent ? Ils sont loin l’un et l’autre et déjà sur cet humble feuillet la mine de plomb s’efface, les signes deviennent illisibles.
Et c’est ainsi, l’île de Djerba que je n’ai pas visitée, le « Prince pauvre » que je n’ai guère approché, les invisibles nomades, et Gâtouse à peine déchiffrée demeurent parmi mes plus précieux souvenirs du Sud. Gâtouse surtout, qui assemble des impressions diverses et transposées et résume toute la période de cette randonnée…
J’ai côtoyé peut-être d’autres amours, mais dans ce pays nostalgique où la volupté apparaît plus désirable encore, rien ne me semble, même à présent, aussi appréciable que ce caprice passager, d’un sentiment tout à fait désintéressé, que j’éprouvai, un temps, pour une fille publique…