Chasseurs de nomades
V
OÙ SONT LES NOMADES
Voici bientôt trois semaines que je suis installé à Gabès. Planier, mon compagnon d’Oran, s’est établi de son côté. Je le vois rarement. On l’a placé dans une compagnie assez éloignée de la mienne et je n’ai pas l’occasion d’y aller.
Il m’a fallu serrer des mains nouvelles, observer des chefs qui surgissaient avec des visages et des caractères imprévisibles, prendre contact avec des compagnons dont je ne soupçonnais pas l’existence un mois plus tôt, que j’oublierais demain si j’étais obligé de les quitter ce soir même, chercher d’autres amis enfin. La diversion attendue, elle réside là, dans ces menus désagréments. Que suis-je venu faire à Gabès ? Je m’en doute un peu. On ne m’a pas laissé complètement dans l’ignorance. Une révolte d’indigènes ou de nomades, au loin, un convoi attaqué, un autre pillé, d’autres encore massacrés et voilà de grands rapports écrits et des colonnes de police sur pied. Un front de guerre est aussitôt tracé qui commence à la dernière halte abritée, celle où s’arrêtent les camions du ravitaillement et les autos de l’État-major.
Mais ces nomades rebelles ? Car on les nomme ainsi, bien que jamais soumis à l’autorité française… Ils viennent, dit-on, de la Tripolitaine voisine…
Dangers ? Certes oui, pour les imprudents qui, de gré ou de force, sont entrés dans la zone de combat ou se laissent surprendre dans quelque embuscade. On ne sait pas ce qui peut vous advenir quand on va en expédition dans les sables…
Dans le repos oranais, nous nous étions habitués à des manières de garnison, comme on en prend si vite dans les villes où il y a des gendarmes, des agents secrets et des agents indicateurs des rues.
Maintenant, il faut rejeter ces usages. De nouveau, il importe de se rappeler que notre existence ne tient pas à grand’chose, à presque rien et que certains jours non choisis, l’on est particulièrement mortel.
Un de mes nouveaux compagnons, Maurice Thuaire, présenté par le hasard, est un garçon qui se propose d’être magistrat, plus tard. Il est assez gros et monté sur des jambes courtes. Fils de montagnards auvergnats, il sera très bien dans sa robe noire, derrière le pupitre de son tribunal. En attendant, il porte le sac des infirmiers et tient ses audiences sous les fenêtres de la salle de visite. Les blessures des autres, leurs malaises et leurs maladies, l’inclinent à la prudence et à la sagesse.
— Ici, me confie-t-il, vous risquez d’abord d’attraper le cafard.
— Et en allant plus loin ?
— De quel côté ? Si c’est vers le Sud, plus profondément vous y serez conduit, plus le cafard augmentera. C’est la règle.
— Pas de remèdes ?
— Si. Une bonne santé. Un bon appétit. Tâchez de manger, de manger beaucoup. C’est difficile.
— Pourquoi ?
— Parce que l’on n’a pas tous les jours à manger. Si vous aviez de quoi vous nourrir, ça irait bien. Car, dans ces solitudes dangereuses, tout est simplifié Que demande-t-on ? Premièrement : ne pas être tué. Deuxièmement : boire et manger. Puis… Mais le péril renaissant ne permet pas de penser à la suite…
« Rassurez-vous un peu, ajoute Maurice Thuaire, la majorité des décès est due aux maladies, aux fièvres, aux dysenteries, aux typhoïdes… Quelques piqûres venimeuses de reptiles mal connus. Parfois des balles, assure-t-on… Si donc vous vous tenez en appétit, avec une hygiène sévère, vous gagnerez la bataille.
— Quelle bataille ?
— Celle que vous aurez à livrer : désir de boire glacé, de l’eau, des alcools, des vins et des boissons de cinquième zone, envie de dormir au frais, sans compter ces visites trop fréquentes aux filles.
— C’est là, le régime…
— … qui vous permettra d’abattre le rebelle…
— Quel rebelle ?
— Le plus redoutable ; celui qui est en vous.
Je souris en regardant Maurice Thuaire. Je sais bien que je souris. Une amulette me protège. Thuaire devine aussitôt :
— Vous vous croyez exempt, me dit-il, parce que vous portez sur vous un fétiche ou un gri-gri. Erreur. Il n’y a pas de mascotte.
J’aurais bien demandé à Maurice Thuaire les raisons d’une si catégorique affirmation, mais Marcel Allix, un autre de ceux qu’il me plaît de rencontrer, apparaît dans l’encadrement de la porte.
Depuis un moment, pour nous prévenir de sa présence, il remue des fioles à étiquettes rouges sur une étagère de bois et déplace de la poussière. Petit, rasé parce qu’imberbe, le cheveu frisottant, le nez coupé par un lorgnon, il ouvre sur les gens des yeux tour à tour vifs et indifférents. C’est un Algérien d’Alger. Il prépare son droit. Est-ce pour cette raison qu’on l’a adjoint à Maurice Thuaire ?
— Est-il indiscret de vous écouter ?
Je me retourne pour répondre :
— Nous nous demandons ce que nous faisons ici à Gabès, dans l’ancienne Ta-Capae des Romains…
— Quelles sont vos impressions du Sud en particulier et de l’Afrique en général ? me demande Marcel Allix.
Que me veut cet Algérien curieux de connaître les sentiments d’un « Frankaouï » ?
— Sujet de thèse, dis-je…
— Non, un garçon qui est malade, qui vient comme vous d’Oran et qui vous connaît…
— Comment s’appelle-t-il ?
— Je ne me souviens pas… Ce garçon m’a dit qu’il avait fait une curieuse rencontre dans le train de Sousse à Gabès.
— C’est possible.
— C’est possible ? Mais vous avez voyagé avec lui.
— Une rencontre, dites-vous ?…
Je réfléchis. En vérité, je ne me souviens pas. Je n’ai pas remarqué. Pour tout avouer, je n’y ai peut-être pas pensé, trop occupé par l’approche du désert :
— Il y avait, dans notre train, des dames qui riaient et qui devaient rejoindre leur maison-mère à Gabès ou à Médenine. En face de nous une jeune femme qui ne bougeait pas de la banquette où elle était assise.
— Une indigène ?
— Un grand voile blanc, une jupe européenne d’un carmin éclatant, un corsage d’un bleu vif. Sur la lèvre inférieure, un tatouage qui dessinait comme les nervures d’une feuille. Enfin, sous les cheveux du front, « coupés à la chien », une sorte de croix de Lorraine, également tatouée.
— Elle est descendue à Gabès, comme de juste. Vous la retrouverez, n’en doutez pas.
— Je ne tiens pas à la retrouver.
— Avec un signalement pareil, on va loin, insiste Marcel Allix.
— Pourquoi voulez-vous que je me mette à sa recherche ?
— Vous pouvez tout aussi bien la découvrir que ce garçon qui est malade…
— D’autant plus, remarque Maurice Thuaire qui fumait et en oubliait de parler, qu’il vous faudra bien vous intéresser à quelque chose ; une femme, des cartes-postales, des armes de nomades, de l’alcool de contrebande, des bijoux indigènes, des ouvrages de cuir, des cravaches en peau d’hippopotame… vous avez le choix…
— Rien de tout cela ne me chante, dis-je.
— Ça va. Faites seulement le simulacre de vous intéresser à une femme. Cela suffira pour occuper vos nuits.
— Mais la nuit, il faut que je dorme.
— Vous dormirez bien mieux quand vous aurez choisi, — ou que l’on vous aura imposé, — pour ne plus tourner en rond comme un cheval de moulin à huile, dans le même souvenir, une fiancée provisoire et homéopathique.
Devant nous la grande cour du camp, rôtie de soleil, quelques palmiers trapus, un chemin où des « joyeux », punis de prison, cassent des cailloux. On entend le heurt des petits marteaux sur la pierre dure, le trot d’un cheval, le passage d’une corvée et parfois, vibrantes dans l’air, de rapides sonneries de clairon.
— Qu’est-ce que c’est ?
Marcel Allix regarde sa montre :
— Cinq heures, dit-il. On sonne pour la soupe.
— Très bien ? Vous interprétez les sonneries suivant l’heure qu’il est. Absolument comme cet amateur distingué qui reconnaissait les pieds de tomates aux bâtons qui les soutenaient. Le jour où l’on retira les supports, cet agronome se sentit perdu.
— Alors, conclut Marcel Allix, à ce soir. Nous reparlerons de votre indigène inconnue.
— Excusez-moi. C’est suffisant pour aujourd’hui. Et puis, je me couche de bonne heure…
« Pas dans les baraquements où l’on étouffe, où les bois de lit regorgent de punaises, où la moindre flamme de bougie attire des escadrons de moustiques. Non, je dormirai, comme je le fais depuis plusieurs nuits, sous les branches tombantes d’un mimosa sauvage… »