Contes Chrétiens
I
LES PARABOLES
Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce d’abord à soi-même !
(Saint Matthieu, XVI, 24.)
Sortis de Jérusalem au plus chaud de l’après-midi, les deux disciples marchaient tristement sur la route de Samarie. Tous deux allaient pieds nus, vêtus de pauvres manteaux rapiécés : ils portaient sur l’épaule leur besace vide, accrochée au bout d’un bâton. Leurs cheveux et leur barbe étaient si incultes, et leur visage si imprégné de poussière, qu’on les aurait pris pour de vieux vagabonds. C’étaient pourtant deux jeunes hommes : le grand, Cléophas, avait trente ans ; l’autre, le gros Siméon, à peine vingt-cinq. Et tristement ils s’entretenaient des fâcheuses suites qu’avaient eues pour eux la mort de Jésus.
Mais soudain tous deux s’arrêtèrent, effrayés. Un homme était là debout, appuyé sur son bâton, qui les regardait et paraissait les attendre. Oui, sans doute, il les attendait : car tout de suite il les salua, reprit sa besace qu’il avait posée à terre, s’avança vers eux, et fit mine de vouloir les accompagner.
Anxieusement ils l’examinèrent des pieds à la tête. Cléophas, ancien scribe de synagogue, se disait que ce devait être un émissaire du sanhédrin, qui le guettait pour le ramener à Jérusalem : on savait qu’il était le plus intelligent et le plus instruit, parmi les disciples du Nazaréen ; on avait résolu de s’emparer de lui. Siméon le cordonnier ne se faisait pas tant de raisons ; mais il devinait bien, au contraire, que c’était à lui qu’on en avait. Il se voyait perdu ; il maudissait Cléophas, qui avait causé tout son malheur en le forçant jadis à quitter Capernaüm, son pays, pour suivre Jésus en Judée. Et comme leur esprit était occupé à ces réflexions pendant qu’ils examinaient l’inconnu, celui-ci leur sembla un homme de méchante figure, mûr et trapu, avec un regard sournois.
Aussi ne répondirent-ils pas à son salut, ni aux questions qu’il leur adressa. Et bientôt, n’osant le congédier, ils se mirent à courir pour se délivrer de sa compagnie. Mais il courut avec eux. Il leur vantait la bienfaisante fraîcheur de cet air du soir qui descendait sur eux. Il les invitait à se réjouir de la pureté du ciel, où s’allumaient les premières étoiles. Sa voix était si douce que, plusieurs fois, ils se retournèrent tandis qu’il parlait, croyant entendre un chœur d’anges qui chantaient au loin, derrière eux. Et, le gros Siméon s’étant heurté contre une pierre, dans l’élan de sa course, l’étranger le retint par le bras, l’empêcha de tomber.
Depuis longtemps déjà ils marchaient, sans ralentir le pas, lorsque Siméon s’aperçut que les pieds de son nouveau compagnon étaient rouges de sang, qu’il tenait la main à son côté comme s’il y avait été blessé, et que sa besace semblait bien lourde, sur son épaule. Il pensa d’abord à se réjouir de sa découverte ; mais il eut beau faire, il souffrait de voir souffrir cet homme, pourtant son ennemi. Il marcha encore un moment, puis il prit la besace de l’étranger, la mit sur son épaule avec la sienne, au bout de son bâton.
La besace était lourde, en effet ; mais à peine Siméon l’eut-il prise qu’il sentit que tout son corps, et ses jambes, et son cœur, étaient devenus plus légers. Lui qui tout à l’heure tremblait, écrasé sous le poids de sa frayeur, il avait maintenant tout oublié de lui-même ; il ne pensait plus qu’à savoir d’où venaient à l’étranger les blessures de ses pieds et cette plaie au côté. Il en oublia jusqu’à sa mauvaise humeur contre Cléophas.
— Frère, lui dit-il tout bas, marchons moins vite, et donne ton bras à ce malheureux ! Vois-tu comme il est faible, et comme il a peine à mettre un pied devant l’autre ?
Et Cléophas sentit, lui aussi, un grand souffle rafraîchissant qui pénétrait en lui. La vue de cette misère dissipait ses méfiances.
— Appuie-toi sur moi, homme, et marchons moins vite ! dit-il.
Mais lorsqu’ensuite l’étranger s’informa du but de leur voyage, le souvenir de leur détresse leur revint à l’esprit. Encore n’éprouvaient-ils désormais qu’un besoin de se plaindre, de montrer à cet inconnu qu’ils avaient droit, eux-mêmes, à sa compassion.
— Amis, dit alors l’inconnu, de quoi vous entreteniez-vous, tout à l’heure, quand je vous ai rencontrés ? Et pourquoi êtes-vous tristes ?
Le malheur de Cléophas était si grand que chacun, lui semblait-il, devait en savoir le motif.
— Es-tu donc si étranger à Jérusalem que toi seul tu ignores les choses qui s’y sont passées ? répondit-il d’un accent un peu dur.
— Et quelles choses ?
— Mais ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth ! Ah ! c’était un prophète puissant en œuvres et en paroles, devant le peuple et devant Dieu ! Or les prêtres et les magistrats l’ont livré pour être condamné à mort, et il y a trois jours qu’on l’a crucifié. Sache donc que j’étais le premier de ses disciples. Il nous avait promis de délivrer Israël…
— Et de nous ressusciter du tombeau après s’être ressuscité lui-même ! — ajouta Siméon. — Et voilà trois jours qu’il est mort ! A Jérusalem, on nous cherche pour nous pendre. A Capernaüm, dans notre pays, où nous retournons, chacun va se moquer de nous. Pourvu seulement qu’on ne nous rejoigne pas en chemin ! Nous voulions partir dès hier ; mais des femmes nous ont dit qu’elles étaient allées à l’endroit où on l’a enterré, et qu’elles avaient trouvé le sépulcre vide. Même elles auraient rencontré là un ange, qui leur aurait dit que Jésus était vivant. Alors je suis allé hier soir au tombeau : le tombeau était vide, en effet, mais pas l’ombre d’un ange, et personne n’a rien vu. On aura enlevé ses restes pour nous empêcher d’y aller prier ! Ah ! vois-tu, nous en sommes pour nos frais ! Il est bien mort ; et, à nous, Dieu sait ce qui va nous arriver !
— S’il était vivant, comme l’affirment ces femmes, tout de suite je l’aurais vu ! — reprit Cléophas. — Il n’y avait que moi qui le comprenais. J’ai beaucoup étudié, depuis l’enfance ! J’ai été second scribe à Capernaüm. Je sais lire, écrire, je sais tout. Si Jésus vivait, mais il serait là en ce moment, à m’écouter comme tu m’écoutes ! C’est des idées de femmes, tout cela ! Bon pour des ignorants comme Siméon, de croire à leurs inventions ! Moi, d’ailleurs, jamais je n’ai été complètement dupe de ce que nous disait le Nazaréen. Il y avait ses miracles, les malades guéris, les morts ressuscités : c’est cela qui me retenait. Mais tous ces discours nouveaux, bizarres, incompréhensibles ! Et ce dédain de l’instruction, et ce goût pour la mauvaise compagnie !
— Oui, c’est vrai ! fit Siméon. Moi-même, souvent j’ai failli douter de lui, en le voyant si familier avec moi. Il me parlait comme à son frère ! Un homme qui se disait le descendant de David !
Mais l’étranger interrompit leurs doléances et prit la parole, à son tour. Il avait connu, lui aussi, Jésus de Nazareth. Il l’avait naguère rencontré en Galilée ; et l’autre jour il l’avait revu, traîné par des soldats dans une rue de Jérusalem, les épaules couvertes d’un linge écarlate, les mains liées, le front saignant sous des épines. Il croyait fermement que Jésus était le Fils de Dieu, et ressusciterait du tombeau suivant sa promesse. Sa voix restait douce comme un chant du ciel ; mais sans cesse ses paroles devenaient plus fermes, blâmant les deux voyageurs de leur peu de foi.
— Insensés, disait-il, pourquoi votre cœur est-il si rétif ? Ne savez-vous pas ce qu’ont annoncé les prophètes ? Jésus ne devait-il pas souffrir comme il a souffert, afin d’entrer ainsi dans sa gloire ?
Puis, commençant par Moïse et continuant par tous les prophètes, il leur expliquait dans les Écritures ce qui concernait Jésus.
Ses explications ravirent Cléophas, qui se piquait de savoir toutes les Écritures, de pouvoir même les réciter à l’envers, en prenant par la fin. Il compléta quelques-unes des phrases que citait l’étranger, il en cita d’autres, encore plus probantes, à son gré. Il était heureux de montrer son érudition à un homme aussi érudit.
Siméon, lui, écoutait avec la mine recueillie qu’on lui avait vue jadis aux discours de Jésus. Il était ébloui, entraîné, convaincu. De temps en temps seulement il songeait qu’il n’avait rien mangé depuis le matin, que sa besace était vide, et que le froid de la nuit allait le surprendre sur la route.
Et, quand on fut arrivé au bourg d’Emmaüs, il n’y tint plus. Il interrompit ses compagnons, leur proposa d’entrer dans une auberge pour se restaurer.
— Ami, dit-il à l’étranger, voici ta besace ! Nous allons, Cléophas et moi, nous arrêter ici jusqu’à demain. Mais toi, est-ce que tu comptes marcher toute la nuit, avec tes pieds malades, sous ce vent glacé qui souffle du fleuve ? Entre du moins te chauffer et prendre haleine un moment !
— Oui, entre avec nous, dit Cléophas, nous poursuivrons notre entretien ! C’est une telle consolation pour moi, dans ma détresse, de pouvoir causer avec un homme qui m’entende ! Entre sans crainte, personne ne te dira rien, et, si tu ne veux pas manger, tu n’auras rien à payer !
Mais l’étranger paraissait résolu à continuer son chemin.
— Ami, lui dit alors Siméon se penchant à son oreille, nous t’offririons bien de manger avec nous, mais il nous reste à peine trois drachmes, et la route est longue jusqu’à Capernaüm. N’aie pas mauvaise idée de nous, malgré cela, et viens te distraire un moment encore avec nous ! Vois quel bon feu nous attend, là-bas, dans la grande salle ! Et puis nous saurons bien nous arranger pour te trouver un gîte, sans qu’il en coûte rien à toi ni à personne !
Sur ces mots, l’étranger se décida à entrer. Cléophas et Siméon eurent tous deux l’impression comme de dangers où ils auraient échappé. Ils le prirent chacun par un bras et le conduisirent dans la grande salle ; justement une table y était servie, propre et gaie, sous la lampe. Et ils se demandèrent comment ils avaient pu, au premier abord, si mal juger leur nouvel ami. Tout entiers maintenant à l’espoir d’une bonne soirée de repos, ils le considéraient de leurs yeux riants : c’était un jeune homme, un beau jeune homme frêle et timide, avec un regard innocent. Ils reconnaissaient en lui, exactement, le compagnon qu’il leur fallait pour une libre causerie avant la couchée, le dos au feu et le ventre à table.
Un jeune domestique vint s’informer de ce qu’ils voulaient. Ils commandèrent un plat de poisson, et se firent apporter, en attendant, du pain et de l’eau. L’étranger, assis un peu à l’écart, les regardait manger.
Bientôt l’entretien reprit, coupé seulement de temps à autre par le bruit des verres qu’on reposait sur la table. Siméon, « pour mieux entendre », disait-il, avait entr’ouvert son manteau. Cléophas récitait des textes sacrés, de sa belle voix grave qui s’enflait vers la fin des phrases. Mais l’étranger n’en était plus aux textes sacrés. Il rappelait à ses amis les discours de Jésus, ces singulières paraboles, simples et subtiles, dont le sens restait caché aux sages et se dévoilait aux enfants.
Il en savait deux que, sans doute, ils ignoraient. Il s’offrit à les leur dire. Et sa voix était devenue d’une douceur si touchante que Cléophas lui-même avait cessé de parler. Siméon et lui vinrent s’asseoir près du feu ; et l’étranger leur répéta les deux paraboles, pendant que le domestique s’occupait à essuyer les miettes de la table et à servir le poisson.
Il leur dit d’abord :
Un savant homme vivait à Jérusalem, sous le roi David. Pour se consacrer tout entier à l’étude, il avait refusé de se marier, il avait renoncé à un emploi dans le temple, qui lui rapportait honneurs et profits. Il ne pensait ni à boire ni à manger. Du matin au soir, il étudiait. Il était très vieux, mais il étudiait toujours. Ses voisins, le voyant détaché du monde, le vénéraient comme un saint, et de tout le royaume les docteurs venaient à lui pour le consulter.
Or il entendit dans son sommeil une voix qui lui disait : « Si tu ne deviens pas encore plus savant que tu n’es, tu n’entreras pas au royaume des cieux ! »
Alors il se rappela qu’un savant homme vivait en Égypte, qui avait la réputation de savoir toutes choses. Et il se mit en route pour le consulter.
Il rencontra sur son chemin un chien qui criait : une épine lui était entrée dans la patte, et il ne parvenait pas à l’enlever. Mais le savant homme était si pressé d’arriver au but de son voyage qu’à peine il entendit les cris de ce chien. Et il poursuivit sa route, et le sage d’Égypte lui apprit tout ce qu’il savait.
Et voici que, dans la nuit de son retour à Jérusalem, il fut saisi d’une fièvre : et il sut qu’il allait mourir, car il connaissait les noms et les caractères de toutes les maladies. Et voici que de nouveau il entendit la voix, et la voix lui dit : « Tu n’entreras pas au royaume des cieux, puisque tu n’as pas réussi à devenir plus savant que tu n’étais ! »
Et il mourut, et il n’entra pas au royaume des cieux : car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.
La voix de l’étranger était si douce, pendant qu’il parlait, qu’elle semblait aux deux voyageurs une musique d’anges maintenant toute proche, flottant parfumée d’encens, autour d’eux. Leurs yeux étaient remplis de tendres lumières, leurs poitrines haletaient et leurs jambes tremblaient. Le jeune domestique lui-même n’avait pu rester indifférent à la surnaturelle douceur de cette voix. Il avait laissé sur la table le poisson à moitié servi, et s’était adossé au mur, les yeux fixés sur les yeux de l’étranger.
Et l’étranger leur dit une seconde parabole :
Un mendiant vivait à Jérusalem, sous le roi David. C’était le dernier des mendiants. Il était bossu et boiteux des deux jambes, et les passants crachaient sur lui, dans la rue, pour se divertir.
Or un jour il vint aux portes du palais d’un prince, dont la femme était la plus belle femme du royaume. Et il dit aux domestiques qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les domestiques le chassèrent à coups de bâton, et leurs enfants crachèrent sur lui, et leurs chiens le mordirent aux jambes.
Mais le mendiant s’assit devant la porte du palais. Et bientôt il vit s’approcher des seigneurs amis de la maison, et il leur dit qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les seigneurs le plaisantèrent sur sa laideur et sa bêtise, après quoi ils lui jetèrent une aumône et entrèrent dans le palais.
Mais le mendiant resta assis devant la porte. Et bientôt il vit s’approcher le prince lui-même. Et il lui dit qu’il était venu pour donner un baiser à la princesse, sa femme. Et le prince, touché de sa misère, lui parla doucement : « Ami, quelle folie t’a germé dans la tête ? Ne sais-tu pas que la loi nous défend de lever les yeux sur la femme de notre prochain ? Tiens, voici tout l’argent de ma bourse : prends-le, et amuse-toi suivant ton plaisir ! »
Mais le mendiant refusa l’argent et dit au prince : « Jamais je n’ai vu une femme si belle. Je suis un pauvre homme, je n’ai besoin d’aucun plaisir. Seuls les yeux de la princesse me brûlent le cœur, depuis que je l’ai vue, comme des charbons enflammés, et je vais mourir si je ne lui donne pas un baiser. »
Et le prince lui répondit : « Ami, tu auras donc ce que tu désires. Et que Dieu te juge, si tu agis contre sa loi ! » Et il alla prendre par la main sa jeune femme, qui était plus parée et plus belle que les fleurs des bois ; et il l’amena au mendiant pour qu’il lui donnât un baiser. Et il y eut grande joie dans le ciel : car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. Que celui qui a des oreilles, entende !
L’étranger se tut. Les deux voyageurs se tinrent quelque temps encore près du feu, puis, quand le domestique fut sorti, ils reprirent leur place devant la table. Ils se sentaient inondés d’un bien-être délicieux, et l’odeur du poisson avait réveillé leur faim.
Mais, au moment où ils se remettaient à manger, un soupir leur fit dresser la tête. Et ils virent que l’étranger s’était affaissé sur son siège, exsangue, la bouche entr’ouverte. Ils virent que ses pieds saignaient, aussi son flanc, percé comme d’un coup de flèche. Alors ils se dirent que, pendant qu’ils s’enchantaient à l’écouter, il rendait, lui, ses dernières forces ; et une angoisse les saisit.
Ils ne pensèrent plus à leur faim, ni au vide de leur bourse, ni à rien d’autre qu’à la misère de ce malheureux. Cléophas courut vers lui pour le ranimer, Siméon commanda pour lui une ration de vin, et lui offrit son pain. L’étranger revint à lui : il prit le pain que lui tendait Siméon et le rompit, sous leurs regards pleins de pitié.
Et, comme c’était la première fois que les deux disciples regardaient leur compagnon de route en pensant à lui et non pas à eux-mêmes, pour la première fois ils le virent tel qu’il était.
Et ils découvrirent alors que leur compagnon de route était Jésus, leur divin Seigneur, ressuscité du tombeau.
Ils se jetèrent à genoux pour l’adorer ; mais déjà il avait disparu.
Un moment ils restèrent immobiles, agenouillés sur le sol, la tête dans les mains. La douce musique de la voix résonnait maintenant tout en eux, parfumée d’encens. Leur âme était pénétrée de foi et de bonheur. Et, perdant le souvenir de leurs faiblesses passées, ils se dirent l’un à l’autre : « Frère, notre cœur ne brûlait-il pas dans notre poitrine, tandis qu’il nous parlait sur la route, occupé à nous expliquer les saintes Écritures ? »
Et aussitôt ils se relevèrent, sortirent de l’auberge, laissant leur bourse sur la table, se remirent en chemin pour rentrer à Jérusalem. La soif sacrée du martyre s’était emparée d’eux. Sous le vent froid de la nuit, ils allaient. Jamais ils n’arriveraient assez tôt pour confesser leur foi, convertir les infidèles, et périr sur la croix !
Ils songèrent pourtant, au bout d’un instant, qu’il leur faudrait d’abord réveiller les onze apôtres, et leur annoncer l’incroyable rencontre. Car eux seuls avaient eu la preuve du miracle : c’est à eux les premiers que Jésus s’était montré : c’est eux qu’il avait choisis pour révéler au monde sa résurrection !
Cette idée leur vint en même temps à tous deux. Oui, c’est eux que le Seigneur avait choisis, eux seuls, parmi la troupe des disciples ! Aux femmes il avait fait voir son sépulcre vide, et les anges qui le gardaient : mais à eux seuls il s’était fait voir lui-même ! Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage, ils se sentaient remplis d’une reconnaissance plus vive pour cette faveur de leur maître.
Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage encore, l’orgueil s’installait dans leur cœur à côté de la reconnaissance. Eux, eux seuls, c’est eux qu’il avait choisis ! De telle sorte qu’au détour du chemin, à l’endroit même où ils avaient tout à l’heure rencontré l’inconnu, tous deux furent illuminés d’une certitude commune : ils comprirent qu’ils étaient désormais les deux élus d’entre les élus, les mandataires suprêmes de Jésus. Pourquoi leur serait-il apparu comme il l’avait fait, s’il ne les avait pas tenus pour les premiers de ses disciples ? Pourquoi, tandis qu’il laissait les Onze se morfondre dans le doute et le chagrin, pourquoi aurait-il pris la peine de les attendre au bord de la route, et de s’attarder si longtemps en leur société ?
— Ah ! frère, dit enfin Cléophas, je me sens indigne de ce choix ! Quand je pense que le Seigneur m’a préféré à Pierre, qui se croyait déjà le chef de l’Église, à Jean qui se vantait d’être l’élève bien-aimé ! Je connaissais mieux, certainement, la loi et les prophètes ; j’étais plus sage et plus érudit. Mais avec tout cela je ne voyais en moi que le plus humble des pécheurs. Et voilà qu’il m’a choisi ! Te rappelles-tu de quels yeux pleins d’une tendre tristesse il m’a regardé tandis qu’il rompait le pain ?
— Il ne t’a pas regardé plus que moi ! — répartit Siméon, tris piqué. — Ah ! vraiment, c’est trop de vanité ! Mais rappelle-toi donc plutôt comment tu l’as traité lorsqu’il nous a rejoints sur la route : tu lui as adressé de dures paroles, tu t’es mis à courir pour l’empêcher de te suivre ! Il n’y a que moi qui aie eu pitié de lui. J’ai pris sa besace quand je l’ai vu fatigué ; c’est moi qui l’ai décidé à entrer dans l’auberge. Et, quand j’ai failli faire un faux pas, ne m’a-t-il pas retenu ?
— Malheureux ! cria Cléophas, mais tu es fou ! Sais-tu seulement lire et écrire ? Que sais-tu ? Mais on te rirait au nez, si tu osais dire que c’est toi que Jésus a choisi ! Malheureux ! tu ne comprends donc pas que c’est par charité que nous te gardions parmi nous ? Es-tu capable seulement de réciter la série des rois de Juda !
— Laisse-moi en paix avec tes railleries, pédant de synagogue ! répondit Siméon. J’ai bien vu, aujourd’hui encore, que le Seigneur s’adressait aux ignorants tels que moi, et non pas aux scribes de ta sorte. Les scribes, il les détestait. « Race de vipères ! » disait-il. Ah ! jamais il n’a si bien dit !
Et ils continuèrent à se disputer. Et, à mesure qu’ils s’échauffaient davantage, chacun des deux apercevait plus clairement les motifs qui lui avaient valu, à lui seul, la faveur du choix divin.
Aux portes de la ville, le débat devenait si vif que Cléophas fut sur le point de se jeter sur son compagnon ; mais il le vit lui-même si furieux qu’il crut mieux faire de se tenir tranquille. Et ils marchèrent côte à côte, très vite, sans se dire un mot.
Et quand ils sortirent de l’assemblée des Onze, une heure après, ils se séparèrent sur le seuil, mortellement fâchés.