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Contes Chrétiens

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IV
LA VOLONTÉ DE DIEU

Je suis la résurrection et la vie. Quiconque croit en moi, même s’il est mort, vivra. Et quiconque vit, s’il croit en moi, restera vivant pour l’éternité.

(Saint Jean, XI, 26 et 27.)

Et de même que, par l’amour, s’était révélée au ressuscité de Naïm la beauté de la vie, c’est l’amour qui lui révéla aussi la beauté de la mort.

La pauvre femme que soignait Eunice avait une maladie de langueur. Elle toussait, crachait, se plaignait d’une boule de feu qui lui écrasait la poitrine. Elle guérit pourtant, à force de soins, car son mal ne lui était venu que d’un excès de travail et de privations ; mais Eunice, à son tour, fut prise du même mal.

Bientôt son mari crut observer que leurs promenades la fatiguaient. Elle avait perdu son agilité de jeune chèvre, toujours prête à sauter d’un rocher sur l’autre. Lorsqu’ils montaient à l’Acropole, maintenant, souvent elle était forcée de s’asseoir à mi-côte pour retrouver son souffle. Mais elle s’était si complètement déshabituée de penser à soi qu’elle ne s’apercevait pas de ces signes de faiblesse ; et Thomas, qui s’en apercevait, se rassurait à la sentir tous les jours plus vivante et plus gaie. Ou bien, s’il manifestait quelque inquiétude, elle lui répondait en riant que c’était l’âge qui l’avait affaiblie. « Notre temps a passé tellement vite, disait-elle, que nous aurons vieilli sans nous en douter ! »

Elle ne s’émut pas davantage quand ses bagues lui tombèrent des doigts. Elle avait voulu vendre ses bagues avec le reste de ses bijoux, après son baptême, et en distribuer le produit aux pauvres : Thomas avait eu grand-peine à obtenir qu’elle en conservât au moins deux, qu’il lui avait données pendant leurs fiançailles. Quand elle les vit tomber de ses doigts, elle crut le plus sérieusement du monde que c’était un ordre de Dieu, qui lui enjoignait de se dépouiller de ce dernier luxe au profit des pauvres. Et Thomas l’aimait si fort qu’il le crut aussi.

Une nuit, dans le lit où ils couchaient l’un près de l’autre, il sentit que tout le corps de sa femme brûlait comme un brasier. Elle avait soif, et aucune boisson ne la désaltérait ; elle se tournait, se retournait, ne parvenait pas à dormir. A l’aube enfin elle s’endormit ; mais lorsque son mari se réveilla, quelques heures plus tard, elle était penchée sur lui, toute tremblante, le considérant avec de grands yeux effrayés. « A quel affreux cauchemar je viens d’échapper ! lui dit-elle. Je rêvais que tu étais mort, et que je restais seule, ici, couchée dans notre lit ! » C’est ce jour-là que, pour la première fois, Thomas eut un instant l’idée qu’elle pouvait mourir.

Pendant plusieurs semaines, la fièvre reparut tous les soirs. Puis, brusquement, elle s’arrêta. La jeune femme regagna des forces ; ils purent recommencer leurs promenades, leurs visites aux pauvres. Leurs frères chrétiens eurent le bonheur de les voir de nouveau prendre leur part des offices sacrés, où, lorsqu’Eunice n’y assistait pas, il semblait à chacun que les cierges brillaient d’un éclat moins vif, et que les fleurs, sur l’autel, avaient moins de parfum. Et ni le retour de la fièvre, ni la fréquence croissante des accès de toux, ni, bientôt, l’impossibilité où fut la malade de se lever de son lit, rien ne prévalut désormais contre le souvenir de ces charmantes semaines de convalescence. D’un jour à l’autre, certainement, un mieux pareil allait se reproduire, cette fois pour ne plus cesser ! Eunice, du moins, l’affirmait, avec mille beaux projets d’emploi de leur temps après la guérison. Le croyait-elle, au fond de son cœur, autant qu’elle l’affirmait ? Oui, sans doute : car son mari, qui sentait toutes choses comme elle, avait au fond de son cœur la même certitude. De telle sorte que tous deux, s’étant depuis longtemps accoutumés à régler leurs désirs sur les circonstances, ou plutôt s’étant accoutumés à ne rien désirer que leur seul amour, s’arrangeaient, en somme, aussi aisément de la maladie que de la santé. Mais un matin Eunice, que la douce chaleur d’un soleil de printemps avait un peu ranimée, demanda à son mari de lui donner son miroir et ses peignes, pour « se faire belle ». Et à peine se fut-elle regardée dans le miroir qu’elle jeta un grand cri, un cri où se mêlaient une frayeur, une angoisse, une détresse infinies. Elle venait d’apercevoir, tout à coup, les deux rides profondes que la maladie avait creusées sur ses tempes : et elle avait compris qu’elle allait mourir. Haletante, frissonnante, les yeux dilatés d’horreur, elle se redressa dans son lit. « Par pitié, disait-elle à Thomas, par pitié secours-moi, fais en sorte que je puisse vivre encore quelque temps ! Va demander au prêtre s’il ne connaît pas un moyen de me sauver ! Dis-lui que je suis trop jeune pour mourir, que je t’aime trop, que j’ai trop besoin de rester près de toi ! On m’a parlé d’une vieille femme, dans la montagne, qui sait guérir toutes les maladies. Par pitié, va chez elle, obtiens d’elle que je ne meure pas ! Garde-moi en vie, mon bien-aimé ! Ne me quitte pas, serre-moi dans tes bras, empêche la mort d’approcher de moi ! » Et elle pleurait, elle joignait ses mains, elle fixait sur lui ses grands yeux suppliants. « Par pitié ! » sans cesse elle répétait ces mots, qui, sans cesse, creusaient d’une entaille plus aiguë le cœur de son mari.

Toute la journée dura ainsi, plus longue pour le malheureux, et plus accablante, que les sept ans qu’il avait perdus à se désespérer du néant de sa vie. En vain, le sourire aux lèvres, il essayait de calmer Eunice en lui jurant qu’elle se trompait, que déjà elle allait mieux, que l’arrivée du printemps lui rendrait la santé. Elle se laissait convaincre un moment ; mais aussitôt la peur et l’angoisse la ressaisissaient. Elle évoquait à présent tous les lieux qu’elle ne reverrait plus, l’assemblée du soir avec ses beaux cantiques, les voiles roses des barques sur la mer. Puis elle se redressait de nouveau, et jetait autour d’elle un regard d’épouvante.

C’était la nature qui parlait dans sa chair, pour la dernière fois. Et bientôt Dieu lui parla, à son tour. Le soir, comme elle récitait avec son mari la prière de Jésus, elle s’arrêta brusquement après ces mots : Que votre volonté soit faite ! Elle s’arrêta, baissa les yeux, prit, dans sa pauvre petite main, la main de Thomas. « Pardonne-moi, lui dit-elle, et demande à Dieu de me pardonner ! » Une grande lumière s’était soudain répandue en elle, lui découvrant que la vie et la mort étaient choses également bonnes, également saintes, et dont elle devait également remercier la volonté de Dieu.


Elle vécut encore près d’un mois : mais, dès ce soir-là, elle, avait cessé d’appartenir à la terre. Ses traits même revêtirent de jour en jour une beauté nouvelle, avec un merveilleux sourire, confiant et grave, qui ne les quittait plus. Elle continuait cependant à comprendre, à aimer la vie. Tout l’intéressait aussi activement qu’autrefois ; elle ne négligeait ni de nourrir et de vêtir les pauvres, ni de changer la pâtée de ses oiseaux, ni de jouir des teintes légères du ciel, au soleil couchant. Elle semblait seulement voir tout de plus haut, comme si son âme, affranchie déjà des entraves de la matière, eût plané dans un air plus pur et plus transparent. Souvent, pour distraire son mari, elle lui rappelait leurs chères visites aux frontons de Phidias, leurs entretiens sur l’art des vieux maîtres, un séjour qu’ils avaient fait à Olympie, et qui avait été leur plus belle fête ; elle croyait répéter ce que lui avait dit son mari, et chacune de ses réflexions était si imprévue, si nouvelle, si sage, qu’en effet Thomas éprouvait, à l’entendre, une surprise qui le détournait un instant de sa peine. Mais, d’ailleurs, il n’y avait rien qu’elle n’imaginât pour le distraire et le consoler : tantôt lui assurant qu’elle allait guérir, se forçant à le croire elle-même, dans son désir passionné de l’en persuader ; tantôt, quand elle le voyait trop désespéré, lui décrivant le bonheur qu’ils auraient à se retrouver, après quelques années d’attente qui s’écouleraient comme un jour.

Et, certes, Thomas ne doutait point qu’il la retrouverait : car si, mieux que personne, il avait eu l’occasion de vérifier la justesse de la parole de l’apôtre, que tous les hommes « sont, vivent, et se meuvent » dans la main de Dieu, son propre exemple et celui d’Eunice lui prouvaient aussi, non moins clairement, que, par la souffrance, la maladie, et la mort, Dieu travaillait à façonner les âmes pour une vie supérieure. Sans cesse sa femme s’élevait à cette vie ; il l’y voyait monter d’un vol si léger et si beau qu’il ne pouvait plus même penser à la plaindre. Mais lui, comment aurait-il la force de vivre, séparé d’elle, jusqu’à l’heure où Dieu consentirait enfin à les réunir ? Il ne s’était séparé d’elle qu’une fois, depuis qu’ils s’aimaient : pendant deux jours qu’elle avait dû passer auprès de sa sœur malade ; et il se souvenait de l’interminable supplice que ces deux jours lui avaient paru. Or voici qu’il aurait à subir ce supplice pendant des années ! Voici qu’il aurait à errer seul dans un monde dont sa femme était pour lui l’unique lumière ; plus seul infiniment et plus misérable que si tous ses sens, d’un coup, s’étaient éteints en lui !

Thomas songeait tristement à tout cela, un matin d’avril, agenouillé au pied du lit où Eunice dormait, lorsqu’il vit qu’elle avait rouvert les yeux et désirait lui parler. « Comme je te remercie, lui dit-elle, d’avoir fait venir ces enfants pour chanter autour de moi ! » Après quoi, de nouveau, elle ferma les yeux, le visage tout illuminé d’un sourire plein de confiance et de gravité. Et le médecin, à qui il répéta ces mots, lui affirma que c’était la fièvre qui la faisait délirer. Mais Thomas avait appris, entre mille autres choses, à ne pas attacher une grande importance aux affirmations des médecins. Non, Eunice ne délirait pas ! Il ne savait que trop ce qu’étaient ces enfants ; et le vieux potier le savait aussi, qui, après avoir frotté de l’huile sainte le front de la jeune femme, lui dit, d’une voix que les larmes brisaient à chaque mot : « Va maintenant à Dieu, âme chrétienne ! » Elle pressa faiblement la main de Thomas, soupira ; et les enfants qui étaient venus la chercher emportèrent son âme.


Et alors Thomas, qui s’épouvantait à l’idée de devoir vivre sans elle, s’aperçut que, morte pour les autres, en lui et auprès de lui elle restait vivante. L’amour les avait si fortement unis que la mort même était impuissante à les séparer. Comme auparavant, Thomas voyait toutes choses par les yeux d’Eunice, partageait avec elle toutes ses pensées, se sentait tendrement bercé dans ses bras. Il la retrouvait tout entière devant lui, toujours jeune, toujours belle, avec la noble et tranquille sagesse dont la maladie l’avait revêtue. Avait-il un doute, une hésitation, une inquiétude ? Aussitôt il l’appelait et elle accourait, infatigable à le divertir. Plus que jamais, elle lui était la lumière du monde : l’aidant non plus à jouir de la vie terrestre, — car il en avait épuisé toutes les jouissances, — mais à marcher d’un pas égal et sûr jusqu’au seuil de cette autre vie, plus réelle, où il savait que leurs deux cœurs achèveraient de se fondre en un seul pour l’éternité. Ou si, par instants, il s’impatientait d’une attente trop longue, ou si quelque souvenir du passé risquait de lui rendre le présent trop dur, bien vite elle lui rappelait la prière divine qui, mieux que toutes les philosophies, apaise les impatiences et adoucit les regrets : Notre Père, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

C’est sur le conseil d’Eunice qu’il devint prêtre, peu de temps après son veuvage, afin de pouvoir travailler plus librement au service de Dieu. Et souvent les pêcheurs et les mendiants du port, pendant qu’assis au milieu d’eux il leur prêchait l’Évangile, s’étonnèrent de voir l’ombre blanche d’une jeune femme s’approcher de lui, et, se penchant sur lui avec un doux sourire, lui murmurer à l’oreille les consolantes paroles qu’il leur répétait.

1901.

FIN

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