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Contes Chrétiens

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II
LA SAGESSE

Malheur à vous, scribes et pharisiens. Car vous fermez aux hommes le royaume des cieux ! Vous n’y entrez pas, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui voudraient y entrer.

(Saint Matthieu, XXIII, 13.)

Le lendemain de ce beau jour, avant l’aube, Jésus réunit ses compagnons et leur annonça son intention de les quitter pour un mois et plus. L’époque de sa mission approchait : il voulait auparavant prier et jeûner, dans la solitude des montagnes, et fortifier son cœur pour la souffrance prochaine.

Sa résolution ne chagrina pas outre mesure les braves gens qui l’écoutaient. Aucun d’eux n’était encore, à proprement parler, son disciple. Ils avaient été simplement séduits par la grâce du jeune homme, par l’éclat de ses yeux, par l’étrange douceur de sa voix, et par ces touchantes paraboles qu’à peine ils essayaient de comprendre. Il leur avait ordonné de venir, et ils étaient venus, Maintenant il leur ordonnait de s’en aller : ils n’eurent pas l’idée de lui désobéir. Seuls les enfants furent plus difficiles à persuader. Ils s’obstinaient à suivre leur ami sur la route du désert : la vie leur semblait impossible, privés du bienheureux parfum de sa présence. Et il en coûtait aussi à Jésus de se séparer d’eux, car personne n’était plus près de son cœur. Enfin il les caressa une dernière fois de la main, les bénit, et disparut à leurs yeux.

Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. Il songeait qu’il avait fini désormais de pouvoir ressembler à ces petits êtres. L’Esprit le poussait vers un monde nouveau. Et il se lamentait d’entendre toujours résonner plus forte, dans son âme, la plainte infinie des créatures.

Soudain une voix nasillarde l’appela par son nom. S’étant tourné, il aperçut, debout sur le seuil d’une élégante villa, un gros homme élégamment vêtu qui lui faisait signe d’approcher. Il reconnut tout de suite ce gros homme : il l’avait vu, la veille, à Béthanie, assis au premier rang de ses auditeurs. C’était un des personnages les plus considérables de Jérusalem, le Prince des Professeurs, un riche Juif qui avait étudié à Rome et qui, depuis lors, joignait à son nom originel de Ruben le prénom latin de Pompilius. Il était petit, avec un long nez pâteux et des yeux un peu louches ; mais sa mise était irréprochable, et tout, dans ses manières, révélait un esprit éminemment distingué.

« Jeune homme, — dit Pompilius à Notre-Seigneur Jésus-Christ en le dévisageant avec une attention sympathique, — jeune homme, j’ai entendu hier votre petit discours et il m’a vraiment bien intéressé. Je ne suis pas de ces intelligences étroites qui refusent a priori de prendre en considération les idées nouvelles, et qui n’admettent à la fois, sur un point donné, qu’une seule vérité. La vérité — mon Dieu ! — elle est dans le pour et elle est dans le contre ; tout homme la tient dès qu’il croit la tenir. Croire, c’est la seule chose qui importe. Pour ma part, hélas ! comme l’élite des esprits de mon temps, j’ai désappris le secret de la foi : mais, justement parce que je ne puis croire, je sens l’immense valeur du bien que j’ai perdu. Et voilà pourquoi j’ai été si heureux de vous entendre ! Je vous admire, je vous envie de croire comme vous faites. Ah ! bénissez le destin qui vous a permis de naître dans le peuple, et de garder intacte la simplicité de votre tempérament, loin des cruelles délices de l’analyse et de la réflexion critique !

« Et ce n’est pas seulement votre foi qui m’a frappé. Savez-vous que plusieurs de vos théories sont tout à fait curieuses ? Quelques-unes, mises au point, auraient même plus de portée que vous ne l’imaginez. Le pardon des offenses, par exemple, l’indifférence à l’égard des lois civiles, le renoncement aux plaisirs égoïstes, la supériorité morale du pauvre sur le riche : voilà des paradoxes que je ne me serais pas attendu à trouver dans la bouche d’un jeune publicain de Galilée ! Aucun d’eux, à dire vrai, n’est pour moi entièrement nouveau. Avez-vous entendu parler des vieilles religions de l’Inde ? Elles sont pleines de vues très hardies, dont plusieurs se rapprochent des vôtres. Et puis, sans aller si loin, les philosophes stoïciens ont dit, ou à peu près, tout ce que vous dites. Si vous me faites l’amitié de venir me voir, en passant à Jérusalem, je vous montrerai les écrits de Chrysippe, qui était, comme vous, un publicain ; je suis sûr qu’il vous plaira. Mais on devine tout de suite que vos idées, pour n’être pas absolument nouvelles, ne vous sont venues que de vous-même : on le devinerait à la rudesse un peu naïve dont vous les exprimez. Et, je vous le répète, ce sont des idées d’une portée extrême : je me chargerais, avec elles, de transformer le monde !

« Et c’est précisément ce qu’il y a chez vous de plus admirable, c’est que vous avez l’intention de transformer le monde. Le monde vaudra-t-il mieux qu’à présent, quand vous l’aurez transformé ? Je n’en jurerais pas. Mais j’estime qu’il ne faut pas s’arrêter aux questions de ce genre. Il faut agir, peu importe le but ; croire et agir, seules importent la foi et l’action !

« Je suis trop débile pour agir moi-même, — poursuivit le gros homme, — mais personne n’est plus zélé que moi à recommander l’action. Et vous m’avez si vivement touché, avec ce zèle indomptable que je lisais dans vos yeux ! Ah ! si mes élèves de l’Université de Jérusalem pouvaient vous ressembler ! Moi qui suis de leur monde, je ne crains pas de vous certifier que vous leur êtes supérieur ! Sachez-le bien, je suis de cœur avec vous, comme avec tous ceux qui croient et qui veulent agir ! Et maintenant, jeune homme, dites-moi franchement, à votre tour, ce que vous pensez de moi et de l’état de mon âme ! »

Ainsi parla Pompilius, le Prince des Professeurs. Notre-Seigneur Jésus était humble et doux. Personne ne lui avait parlé sans obtenir une réponse. Les pharisiens l’interrogeaient afin de le compromettre : il le savait, et il répondait à leurs questions. Mais il ne dit pas un mot à Pompilius. Peut-être n’avait-il trouvé rien à répondre à ses arguments, ou peut-être son ton protecteur l’avait-il froissé ? Il releva seulement sur lui ses grands yeux, qu’il avait tenus baissés tout le temps du discours, et il le regarda de la tête aux pieds. Puis il secoua la poussière de ses sandales, et s’éloigna vers la route.

Et Pompilius rentra dans sa villa. « Le malheur, avec ces révolutionnaires, est que décidément ils sont trop mal élevés ! » Telle fut la seule plainte qu’on entendit sortir des lèvres de ce Sage.

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