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Contes Chrétiens

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III
LE RÊVE

Les disciples lui dirent : « Qui donc peut être sauvé ? » — Et Jésus, les regardant, leur dit : « Quant aux hommes, cela est impossible… »

(Saint Matthieu, XIX, 25 et 26.)

Jésus avait rejoint la route. Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. La plainte infinie des créatures résonnait toujours plus vive dans son âme ; elle l’oppressait comme un remords.

Mais si la tristesse était en lui, au dehors toute chose s’égayait, sur son passage. Les poissons sortaient de l’eau pour le voir ; les oiseaux volaient autour de lui, chantant ses louanges ; les oliviers agitaient doucement leurs feuilles au souffle de son haleine. Ses pas apportaient au monde la paix et le bonheur. Pour les petites filles qui le voyaient, son sourire était comme une poupée vêtue de soie ; les chats et les chiens léchaient le pan de son manteau. Au moment où il passait devant un péage, la femme du péager sortit de la maison et lui offrit une drachme. Jésus prit la drachme, car il prenait tout ce qu’on lui offrait ; et justement il aperçut un voleur qui guettait les voitures, au bord de la route. Il lui donna la drachme et continua son chemin. Et les laboureurs qui travaillaient aux champs se demandaient pourquoi leur poitrine leur avait tout d’un coup paru si légère, comme si tous les péchés de leur race venaient d’en être effacés.

Bientôt les montagnes grises se montrèrent, barrant l’horizon, désertes et nues. Jésus quitta la route, traversa une forêt de cèdres, gravit la pente escarpée, s’accrochant aux pierres. Il dominait maintenant la plaine de Juda. Il voyait à ses pieds la mer Morte et le Jourdain, et Bethléem, où il était né, et Jérusalem, où il devait mourir. Et bientôt il s’enfonça plus avant dans la solitude des montagnes. Toute trace de vie avait disparu. Le bruit des villages et des villes s’était tu ; on n’entendait plus même le chant des cigales. Jésus était à l’endroit où l’avait envoyé l’Esprit, afin qu’il y fortifiât son cœur dans la prière et le jeûne.

Mais voici qu’il aperçut, couché sur un lit de pierres et les jambes repliées, un personnage singulier qui le regardait. C’était un personnage vraiment singulier. Il paraissait jeune, mais l’emmêlement de ses longs cheveux noirs et de sa longue barbe rouge empêchait de reconnaître son âge. Sa face était ainsi couverte de poils, comme celle d’une bête ; on n’y distinguait rien qu’un grand nez mélancolique et deux énormes yeux verts où brillait, en permanence, un sourire mystérieux. Le manteau qui couvrait son corps était d’une étoffe précieuse, mais à présent ce n’était plus qu’une loque dont les mendiants n’eussent pas voulu. Et ce singulier personnage restait là, immobile, regardant Jésus avec son mystérieux sourire dans les yeux.

— Qui es-tu donc, mon frère, lui dit Jésus après un moment, et que fais-tu dans ces lieux où je suis venu pour jeûner et prier ?

L’homme se mit sur son séant, porta la main à son front. C’était comme s’il voulait répondre, et ne pouvait. Sans doute il avait perdu l’habitude de parler. Enfin il dit, répondant en hébreu avec un léger accent étranger :

— Je suis, s’il faut être quelqu’un, Valerius Slavus, chevalier romain ; et, dans ce désert où tu es venu pour prier et jeûner, je suis venu, moi, — depuis combien d’années ? je ne saurais le dire, — pour jouir de la vie et pour régner sur le monde. Mais toi, mon ami, quel est ton nom ? Jamais encore je n’ai vu d’aussi beaux yeux que les tiens, ni entendu une aussi douce musique que le son de ta voix.

Jésus lui dit son nom. Il lui raconta les prodiges qui avaient accompagné sa naissance, son heureuse jeunesse dans la maison du charpentier, comment ensuite la plainte infinie des créatures avait résonné en lui, et comment l’Esprit l’avait forcé à quitter sa mère et ses frères pour le salut de tous.

— Mon ami, répondit alors le solitaire, assieds-toi près de moi et donne-moi ta main, encore qu’en réalité je ne sois pas digne de dénouer la courroie de tes sandales. Je l’ai bien compris en te voyant, que tu étais d’une race princière, et que les jardins de la Sicile envieraient les délicates fleurs que tu portes en toi ! Vois-tu, l’étoile qui a conduit vers ton berceau les bergers ces villages, c’est elle encore qui vient de te conduire ici : car ce que tu cherches, je l’ai trouvé ; et tu es celui qui je puis dire les choses que personne, avant toi, ne m’avait paru digne d’entendre.

Il prit la main de Jésus. Le désert s’étendait autour d’eux, sous le bleu sombre du ciel.

— Écoute, reprit Valerius, voici l’histoire de ma vie :

« Je suis né à Rome, mais je ne suis pas Romain. Mon père était roi de lointaines régions perdues là-bas vers le nord, au pays des Sarmates. C’est un pays où les âmes sont fortes et éprises de luttes, mais avec une étrange impuissance à se satisfaire des présents matériels de la vie. Elles ne sont pas, comme les âmes latines, attachées à la terre par les solides liens des désirs des sens, et les choses qui les entourent ne leur apparaissent pas avec le même degré de réalité.

« Mon père avait vingt ans lorsqu’il fut fait prisonnier, dans une bataille, et amené à Rome. Esclave, il se maria avec une esclave, une Athénienne, qui fut ma mère. Mais je n’ai connu, pour ainsi dire, ni mon père ni ma mère. J’ai été élevé par le maître à qui mes parents appartenaient, un vieux patricien illettré qui, par un étrange sentiment de haine ou de vengeance, exigea que l’on m’instruisît de tout ce qu’il est possible d’apprendre à un homme. Ainsi j’ai grandi parmi les professeurs. Les jeux de la géométrie et de la rhétorique ont été mes seuls jeux. De là vient que je puis m’entretenir avec toi dans ta langue, mon ami ; mais de là vient aussi, peut-être, mon aversion pour le savoir et pour tous ceux qui le détiennent.

« Quand mon maître eut enfin la joie de me voir le cerveau tout gonflé de science, comme une outre d’huile, il mourut, me laissant tous ses biens. Je me trouvai, à vingt ans, libre, noble (car il m’avait adopté), riche, et seul dans la vie. Je m’aperçus tout de suite que la journée avait beaucoup d’heures, et que mon seul souci, comme celui de tout homme, devait être de tuer le temps de la façon la moins déplaisante possible.

« Les jouissances matérielles eurent vite fait de me fatiguer. J’étais incapable de penser à ce que je mangeais, en mangeant ; ainsi manger n’a jamais eu aucun intérêt pour moi. Galoper sur un cheval, danser, tirer de l’arc, ces exercices me convenaient davantage ; mais, tout de même, jamais je n’y trouvais le plaisir que j’en attendais. Avant et après, je les jugeais pleins d’agrément ; mais, pendant que je m’y livrais, ou bien je pensais à autre chose, ou bien il me paraissait que décidément je n’étais pas en train ce jour-là. J’aimais les toilettes élégantes : encore ne m’offraient-elles pas, en plaisirs, l’équivalent de la peine qu’il m’y fallait prendre. Je désirais les beaux meubles et les statues des maîtres ; mais je cessais d’y faire attention dès que je les possédais. J’avais l’impression que les courtisanes vendent trop cher le plaisir qu’elles vendent, alors même qu’elles le donnent pour rien. Des amis m’engageaient à me réjouir de ce que j’étais riche : et moi je les soupçonne, aujourd’hui encore, de s’être moqués de moi. Je souhaitais bien d’avoir plus d’argent que je n’en avais ; j’imaginais que, avec plus d’argent, toutes choses m’auraient amusé dans la vie ; mais, l’argent que j’avais, je le jetais au hasard.

« Jaloux du bonheur des mendiants qui se chauffaient au soleil devant mon palais, j’ai mis mes biens en dépôt et je me suis fait mendiant, Pendant un an j’ai mené la vie d’un gueux, j’ai dormi sur le port, mangé des restes de pain sec. Pendant un an, ensuite, j’ai été maçon : du matin au soir je travaillais de mes mains. J’avais entendu des maçons chanter en travaillant, et j’étais allé chercher le plaisir où ils le trouvaient. C’est pendant ces deux années que j’ai appris à haïr, comme les pires des maux, le travail et la pauvreté.

« J’avais beau faire, je n’étais pas de ceux qui, comme on dit, s’amusent d’un rien. Et, de quelque côté que je me tournais en quête d’amusement, j’apercevais un rien. Au contact de leur objet, mes désirs, loin de se satisfaire, se dissolvaient : j’en voyais sortir, sur le moment, une souffrance, et, à l’instant d’après, de nouveaux désirs plus violents.

« Je détestais la science et tout ce qu’on apprend dans les livres. A supposer même que les prétendues vérités de la physique et de l’histoire fussent vraies, je ne comprenais pas de quelle utilité il pouvait être de les savoir. L’instruction qu’on m’avait donnée n’avait servi qu’à m’alourdir la tête : c’est comme si l’on avait déposé des tas de pierres, dans ma chambre, de telle sorte que je n’y eusse plus même une place pour me coucher. On me parlait bien d’un certain besoin de connaître, qui serait inné chez l’homme : mais c’était le même besoin qui poussait les vieilles femmes à écouter aux portes de leurs voisins, et je ne voyais aucun motif pour lui tant sacrifier. Et puis j’étais indigné du mensonge de toute science. Je me demandais où les savants avaient pris ce principe : que toutes choses ont des lois, et se passent toujours de la même façon. Je sentais au contraire que rien, dans le monde, ne se passait deux fois de la même façon : l’illusion du vulgaire sur ce point venait précisément de ce que la science, avec ses formules, avait vicié notre vision naturelle des choses. Je comparais le monde à un grand fleuve qui coulait sans qu’on sût d’où, nous emportant au hasard, et dont il n’était donné à personne de remonter le cours. Je ne parvenais pas, non plus, à comprendre pourquoi l’on s’était obstiné à me mettre dans la tête les faits de l’histoire et de la description des lieux, tandis qu’il aurait suffi d’attacher à ma ceinture deux petits rouleaux de papyrus où tout cela eût été marqué.

« La philosophie, non plus, ne m’amusait guère. Parménide disait que l’univers formait un corps unique, dont toutes choses n’étaient que des membres. Empédocle disait que l’univers était en évolution, se modifiant sans cesse du simple au complexe. Démocrite disait que l’univers n’était fait que d’atomes matériels, et que la pensée résultait des atomes du cerveau. Aristote disait que l’essence des êtres n’était pas en eux-mêmes, mais dans leurs rapports. Et je me demandais quel intérêt tous ces hommes avaient eu à dire tout cela. Quand ce qu’ils disaient eût été vrai, je me demandais pourquoi ils avaient perdu leur temps à le découvrir. Je préférais à leurs constructions les plus ingénieuses les vers des poètes, qui du moins étaient beaux et me plaisaient à entendre. Mais les sceptiques, surtout, m’exaspéraient. Puisqu’ils avouaient ne rien savoir, alors à quoi bon parler ?

« J’excusais, à la rigueur, l’effort des moralistes, qui s’efforçaient de m’indiquer où je trouverais le bonheur. Mais les uns me conseillaient de ne rien désirer, les autres d’agir, d’autres me recommandaient la recherche de la vérité, d’autres les jouissances matérielles. J’avais éprouvé toutes ces recettes : j’ai encore la bouche amère du dégoût que j’en avais rapporté.

« Quelques-uns m’engageaient à servir les Muses ; et le fait est que le service des Muses m’était doux. Toute mon âme avait soif de beauté. Phidias, Apelle, Théognis, Euripide, notre Virgile, me causaient des plaisirs que je n’ai pas oubliés. Mais bientôt j’en vins à me fatiguer même de ces plaisirs-là. J’y discernai une plus grosse part d’admiration que de vraie jouissance, et mon admiration me parut ne profiter à personne, ni aux artistes que j’admirais, ni à moi. Je me condamnais au mal de mer pendant des semaines et des mois pour aller revoir le Parthénon, le fronton d’Égine, ou les temples de Memphis ; et, en un quart d’heure, j’avais fini de pouvoir regarder ce que j’étais venu voir, et je me retrouvais en peine de tuer le temps. Dans les plus belles œuvres, aussi, toujours je sentais quelque chose qui n’était pas pour moi, et qui gâtait mon plaisir. La musique seule réussissait à me rendre heureux : mais c’est parce qu’aux émotions qu’elle me suggérait j’associais des images qui me venaient du dedans : c’était moi, et non pas elle, qui désaltérais mon âme de beauté.

« De créer moi-même une œuvre d’art, jamais je n’en ai eu le courage. L’effort qu’il y aurait fallu dépenser ne me paraissait pas en proportion avec le plaisir que j’en pourrais tirer. J’admettais qu’on produisît pour gagner de l’argent ; mais produire pour s’attirer de la gloire, ou pour faire plaisir aux autres hommes, cela me semblait pure folie. Je savais combien il entre dans la gloire de mauvais hasards, et que les plus glorieux ne jouissent jamais de leur gloire. Je me souciais moins encore de faire plaisir aux autres hommes. Je pensais qu’il serait ridicule d’offrir aux hommes autre chose que des chefs-d’œuvre, et ridicule de s’imaginer qu’on est capable de leur en offrir.

« Et puis je me disais que les hommes avaient assez de belles œuvres, déjà, pour leur faire plaisir. Si Hésiode et les autres poètes n’avaient pas existé, après Homère, Homère aurait suffi à satisfaire les besoins artistiques de l’humanité pendant les siècles des siècles. Ce n’est pas de créer des œuvres d’art nouvelles, mais de détruire quelques-unes de celles qui existent, qui me semblait la tâche d’un bon philanthrope : car, ainsi, les hommes pourraient mieux jouir des œuvres qu’on leur aurait laissées.

« Voilà pourquoi je n’ai rien produit : sans compter que mes conceptions les plus belles, dès que j’essayais de les exprimer, se décoloraient, s’éloignaient de moi, me devenaient étrangères.

« D’un seul plaisir je sentais que je ne me fatiguerais point : du plaisir d’aimer. J’étais né pour aimer. J’aurais tout sacrifié pour trouver une maîtresse ou un ami sur qui je pusse, à mon aise, déverser l’océan de tendresse qui coulait en moi.

« J’ai eu des amis. Je les ai choisis avec soin, j’ai tout fait pour les prendre tels que mon cœur les voulait, et de toutes mes forces j’ai travaillé à les aimer, J’ai vu que mes amis les plus intimes ne me comprenaient pas. Dans les plus tendres épanchements, c’est comme si nous avions, mes amis et moi, parlé chacun une langue différente. Et puis les uns m’aimaient plus que je ne les aimais, les autres moins : l’égale amitié dont j’avais besoin était décidément impossible.

« J’ai eu aussi des maîtresses. Je les ai choisies avec soin, j’ai tout fait pour les prendre telles que mon cœur les voulait, et, de toutes mes forces, j’ai travaillé à les aimer. L’une d’elles était petite, blonde avec des yeux relevés aux tempes et un sourire naïvement moqueur. C’était une jeune princesse ; le parfum de son âme se joignait, pour m’enivrer, au parfum de son corps. Une grâce surnaturelle animait tous ses gestes. Elle était fière et douce, les enfants lui tendaient les bras quand elle passait dans la rue. Elle me préférait à toutes choses au monde ; née pour me commander, elle n’avait de goût que pour m’obéir. Mais elle ne m’aimait pas ; son cœur, son cœur trop parfait de jeune princesse, était fermé à l’amour. Et, malgré que tout en elle me dût être une source de joie, jamais je n’ai souffert de rien comme de l’avoir connue.

« Une autre était grande et belle, et dès qu’elle m’aperçut elle m’aima. Je l’avais aimée aussi en l’apercevant ; mais, quand je vis qu’elle m’aimait, je la méprisai de s’être si aisément rendue. J’eus cependant à feindre que je l’aimais, pour me conserver son amour, que je craignais de perdre : si bien que je finis par la détester, pour cette feintise où elle m’obligeait.

« Je ne pouvais pardonner aux blondes de n’être point brunes. Aux plus parfaites manquaient des qualités dont l’absence en elles me désolait. Et d’elles toutes, de celles qui m’aimaient et de celles qui ne m’aimaient pas, aucune ne me comprenait et je ne comprenais aucune d’elles. Je ne pouvais me passer de leur compagnie ; mais, dès qu’elles étaient auprès de moi, je ne pensais plus qu’à les congédier.

« L’océan de tendresse continuait de couler en moi, et je ne trouvais ni un ami ni une maîtresse sur qui je pusse le déverser.

« Ainsi au fond de toutes les occupations humaines m’apparaissait le néant. Et cependant je persistais à vivre parmi les hommes. Je m’acharnais à chercher, dans le monde qui m’environnait, l’assouvissement de mes désirs. Et mes désirs restaient inassouvis, faute d’obtenir, à l’instant où ils le réclamaient, l’aliment qu’ils réclamaient. Il me semblait que j’étais assis devant une table couverte de mets, que j’avais faim, et que tous les mets de la table étaient empoisonnés. J’en étais venu à croire sérieusement que la vie était mauvaise en soi. Et la certitude de mourir achevait de me désespérer.

— Frère, dit Jésus, je connais ton mal !

— Apprends donc à connaître le remède, mon ami ! reprit le solitaire. Et, toi aussi, mon remède te guérira !

« J’étais un jour à Jérusalem, chez un ami. Le hasard avait mis entre mes mains la République de Platon : je dois te dire que Platon, au contraire des autres philosophes, m’avait toujours séduit par l’harmonieuse élégance de ses images et de son style. Je lisais donc, sans trop me soucier du sens des phrases, lorsque tout à coup je tombai sur un passage qui me fit tressaillir. Platon affirmait que ce que nous appelons notre âme individuelle n’est pas toute notre âme ; qu’il y a, derrière ce que nous croyons notre personne, une âme plus vaste, la Raison même, l’Idée seule existante ; en un mot que Dieu tout entier est au fond de notre âme. Je regardai le livre à un autre endroit. J’y vis que ce que nous prenions pour des objets réels n’était que des reflets, des ombres sur le mur d’une prison ; et que les vraies réalités étaient en nous, œuvres du divin pouvoir qu’était notre pensée : mais nous étions enchaînés par les chaînes de nos passions et de l’habitude acquise, de telle sorte qu’au lieu de contempler librement les réalités à leur source, nous croyions réelles ces ombres falotes qui s’agitaient devant nous.

« Je n’en lus pas davantage, ni ce jour-là ni les jours suivants : les livres avaient désormais fini d’exister pour moi. J’avais enfin aperçu la vraie lumière. Je comprenais comment le monde que j’avais cru réel n’était que l’œuvre de ma volonté. L’esprit ne sort jamais de lui-même : ce qu’il croit sentir au dehors de lui, c’est en lui qu’il le sent, c’est lui-même qui le produit. Et je me rappelais combien mes rêves, toujours, m’avaient apporté de jouissances, ou plutôt m’en auraient apporté si je ne m’étais persuadé que c’étaient de vains rêves, et qu’il y avait ailleurs des réalités.

« Oui, la seule mesure de la réalité des choses est l’intensité avec laquelle je les sens. Et si j’avais senti, jusque-là, le monde soi-disant réel avec plus d’intensité que le monde de mes rêves, j’y étais uniquement amené par une habitude grossière. Mon esprit est le créateur de tout ce qui existe ; et je l’avais dégradé jusqu’à le croire l’esclave des images qu’il créait.

« Et depuis ce jour-là, mon ami, je fus roi de la terre et du ciel. Je me retirai dans ce lieu, où l’ancien monde ne me trouble plus la vue. Je reste étendu ici le jour comme la nuit, mangeant des racines quand la faim me surprend. Mais c’est mon corps seul, c’est le reflet de mon corps qui est étendu ici. Je vis, moi, en toute région où je désire vivre. Je me nourris des mets qui me plaisent, au moment où ils me plaisent. Je m’entretiens avec des amis que je puis aimer. Les œuvres d’art les plus parfaites, c’est-à-dire les mieux adaptées à mon goût du moment, sortent de terre au premier signal de ma fantaisie. J’ai simplement renoncé à prendre pour seule réelle une infime partie de la réalité totale. J’ai brisé les chaînes qui retenaient mon âme dans la caverne des ombres.

« Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure, quand tu es venu, j’étais en Provence, au bord du noble Rhône, et je tenais dans mes bras la petite princesse blonde dont je t’ai parlé, naïvement moqueuse, avec les yeux relevés aux tempes. Jamais reine d’Orient ne s’orna des chatoyantes étoffes qui l’ornaient. Le parfum de son âme imprégnait toute mon âme. Et l’enfant m’avouait enfin qu’elle m’aimait : sa froideur n’avait été rien qu’un jeu pour me mieux conquérir. Elle était blonde, mon ami ; elle était brune aussi. Et le sourire de ses petits yeux répétait l’aveu de ses lèvres.

« Oui, vois-tu, je suis roi de la terre. Je suis dieu ! Je n’ai plus à craindre la mort. Le temps n’existe plus pour moi ; j’ai vu cette convention humaine disparaître avec les autres. Seul j’existe, j’existe maintenant et à jamais ; et, parce que j’ai connu des ombres qui se sont ensuite effacées, je serais fou de croire que je puisse mourir. L’être ne saurait devenir le néant.

« Mais de toutes les images que s’est plu à créer mon âme maîtresse du monde, mon ami, aucune n’est belle, odorante, et bonne, comme ton image. Je te contemple, en te parlant, et je me demande quel nouveau pouvoir m’est venu pour que j’aie pu enfanter un rêve si charmant. Donne-moi ta main, et reste toujours avec moi ! Je sens que tous mes rêves précédents vont me paraître mesquins et décolorés, comme la soi-disant réalité de jadis, si tu t’éloignes à présent de l’horizon de ma pensée.

« Mon pauvre ami, ne descends point parmi les barbares ! Ta beauté est trop belle pour eux : ils sont capables de te tuer. Tes disciples ne te comprendront pas ; tes amis te mépriseront ; tu auras à subir le contact des savants !

« Tu as conçu le royal projet de réformer le monde. Mais c’est ici seulement que tu pourras le réformer à ton gré. Là-bas, quand tu auras disparu, la bonne semence que tu auras jetée en terre se trouvera produire une mauvaise herbe : car ce monde-là est mauvais par essence, comme toutes faussetés qu’on croit trop réelles, et tout se corrompt en y entrant. La lumière que tu es ne servira qu’à rendre plus noire l’universelle ténèbre. Ton nom peut-être sera glorieux, mais comme de vaines syllabes où les hommes attacheront un sens digne d’eux et non point de toi. Reste avec moi, délivre-toi de tes chaînes, sois dieu, mon divin ami ! Ferme tes oreilles à cette plainte de créatures qui n’existent pas !… »

Le solitaire allait poursuivre son discours ; mais tout à coup Jésus retira la main qu’il lui avait laissé prendre, se dressa debout devant lui, et, d’une voix qui parut un éclat de tonnerre aux habitants des vallées, il s’écria :

— Arrière, Satan ! Il est écrit que tu ne dois pas tenter le Seigneur ton Dieu !

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