Contes Chrétiens
II
LA RÉSURRECTION
Le voleur ne vient vers le troupeau que pour voler, pour égorger, ou pour perdre ; mais, moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et l’aient plus abondamment.
(Saint Jean, X, 10.)
C’est par une claire après-midi de printemps qu’il débarqua dans le port d’Athènes. Un marchand juif de Gaza, son compagnon de traversée, lui désigna du doigt, au sommet d’une montagne dominant la ville, un édifice de forme rectangulaire dont les colonnes peintes se détachaient nettement sur le bleu du ciel. « Tenez, lui dit-il, puisque vous n’avez rien de mieux à faire, allez donc voir ce bâtiment-là ! C’est, je crois, un temple, et l’on m’a affirmé qu’il contenait une grande statue, toute d’ivoire et d’or, dont la tête vaudrait, à elle seule, des milliers de mines. » Or, Thomas, en effet, n’avait « rien de mieux à faire ». Chaque jour, depuis son départ de Jérusalem, son ennui l’avait accablé davantage ; chaque jour il s’était senti plus seul et plus inutile. Il gravit lentement la montagne ; et, en chemin, il songeait que, lorsque la journée serait finie, une autre suivrait, et d’autres pareilles indéfiniment. Il se disait que, cette même après-midi, dans l’énorme ville blanche et rose qui s’étendait à ses pieds, de plus heureux que lui pourraient s’endormir du bon sommeil sans fin, et qu’il y en avait aussi qui, obligés de vivre, sauraient du moins se donner l’illusion de profiter de leur vie : tandis que lui, spectre lamentable, il allait essayer d’oublier un instant la sienne en évaluant le prix d’une tête de statue !
Arrivé devant le temple, il vit qu’on y avait prodigué les statues. On en avait mis jusque sous le toit : un long triangle de figures couchées ou assises, avec des têtes de chevaux aux deux extrémités. Au centre du triangle se dressait une jeune femme en armure, qui semblait être sortie toute vêtue du crâne entr’ouvert d’un gros homme, assis derrière elle. Et non moins extraordinaires étaient les scènes sculptées, en demi-relief, sur un ruban de marbre qui entourait le temple ; elles représentaient les divers épisodes d’un combat entre des hommes entiers et des moitiés d’hommes, monstres barbus dont le ventre s’achevait en croupe de cheval. Thomas, d’ailleurs, ne s’arrêta pas à les considérer. Il se hâta de pénétrer à l’intérieur du temple, où était la statue toute d’ivoire et d’or. Il regarda l’ivoire, il regarda l’or, s’étonnant qu’on pût dépenser à de tels usages ces matières précieuses ; et puis, avant de redescendre vers Athènes, il s’assit un moment sous la colonnade.
Au-dessus des colonnes intérieures, en face de lui, on avait encore sculpté des statues. Celles-là devaient représenter une procession ; et Thomas, les ayant devant les yeux, s’occupait machinalement à les examiner. Il voyait d’abord un cortège de jeunes filles ; debout, vêtues de robes flottantes, elles semblaient attendre un signal pour se mettre en marche. Puis c’étaient de jeunes hommes, causant entre eux ; plus loin, un vieillard achevait de plier un linge que lui tendait un enfant, tandis que deux femmes apportaient, sur leur tête, des corbeilles remplies d’étoffes brodées. Le Galiléen, cette fois, ne s’étonnait plus. Tout cela était simple et aisé à comprendre : une fête religieuse, du genre de celles qu’on célébrait à Naïm après la moisson.
Ainsi Thomas, pour divertir son ennui, s’employait à considérer un à un les détails de la fête, lorsqu’il eut soudain l’impression qu’un voile lui tombait des yeux. Au contact d’une réalité supérieure, le brouillard qui, depuis deux ans, lui cachait la vue des choses s’était dissipé. Et ce n’était pas assez de dire qu’il admirait les formes délicates taillées dans le marbre : la beauté jaillissait d’elles sur lui comme d’une source, baignant toute son âme d’un flot voluptueux. Ses oreilles l’entendaient et ses mains la touchaient : sa poitrine se soulevait pour l’aspirer plus à fond. Les figures immobiles lui semblaient s’être changées en un monde vivant, un monde infiniment plus vivant que les vagues fantômes humains qu’il voyait errer à l’entour. Il les reconnaissait toutes, les vieillards et les enfants, les prêtres, les musiciens, la troupe joyeuse des cavaliers : il les retrouvait seulement agrandies, purifiées, promues par un mystérieux sortilège à une vérité plus parfaite.
Et comme, après de longues heures de contemplation, il se résignait à sortir du temple, un nouveau spectacle lui apparut qui, de nouveau, l’emporta dans un grand élan de surprise et de joie. Car si hommes et dieux, sur la colonnade intérieure, étaient restés pour lui des êtres d’une nature pareille à la sienne, une image enfin réelle et vivante de son humanité, c’était à présent l’assemblée même des dieux qu’il voyait devant lui. Ils étaient là, au fronton, assis ou couchés en des attitudes éternelles, dominant de leur majesté le temple, la ville et l’univers entier. Thomas se demandait comment il avait pu, tout à l’heure, lever les yeux sur eux sans les adorer. Qu’importaient leurs noms et l’étrangeté de leurs attributs, quand tout en eux, depuis l’expression du regard jusqu’aux plis des draperies, attestait glorieusement leur divinité ? Et il les considérait, frémissant d’extase. Il considérait un groupe de trois déesses, dont deux se tenaient assises, la main dans la main, pendant que la troisième, doucement accoudée sur les genoux de sa sœur, présentait aux caresses du soleil couchant la courbe nonchalante de son jeune corps. Celle-là était la Grâce ; et l’athlète étendu non loin d’elle était, sans doute, le dieu de la Force. Chacun d’eux laissait voir, dans l’ensemble de sa personne, un caractère qui, n’appartenant qu’à lui, révélait aussitôt sa mission spéciale. Mais tous avaient surtout la mission d’être des dieux. Oui, à mesure qu’il les considérait, Thomas cessait, de plus en plus, d’être frappé de leurs différences pour admirer la surnaturelle beauté qui leur était commune. La beauté, c’était elle qui les faisait dieux ; ce n’était que par elle qu’ils régnaient sur le monde ! Et le jeune Galiléen lui aussi, dut subir le charme puissant qui émanait d’elle. Agenouillé devant la grande figure de guerrière qui, souriante et sereine, se dressait orgueilleusement au centre du fronton, il joignit les mains, se recueillit, et pria :
« Déesse dont j’ignore le nom, disait-il, déesse de la Beauté, permets à un barbare de t’apporter son hommage ! Je dormais, et tu m’as éveillé. J’errais tristement dans la nuit, et tu as surgi à mes yeux comme une étoile enchantée, pour m’indiquer la route que je devais suivre. Le secret que, depuis deux ans, je me fatiguais à chercher, d’un geste de ta main divine tu me l’as découvert. Car voici que j’ai achevé de comprendre, en face de toi, combien j’étais fou de vouloir m’intéresser à la vie des hommes ! Cette vie n’est que laideur et souffrance, elle est l’œuvre d’un dieu méchant, qui met tout son plaisir à nous tourmenter. Mais toi, bienfaisante déesse, au-dessus du désordre des misères humaines, tu nous offres un asile immuable et sûr. Toi seule nous apaises et nous divertis, toi seule nous aides à rompre les chaînes d’une réalité mensongère. Daigne maintenant, ô déesse, me garder près de toi, après m’avoir accueilli ! Prolonge pour moi le miracle que tu viens d’accomplir ! Fais en sorte que je puisse toujours, de plus en plus, oublier les autres et m’oublier moi-même, pour ne vivre que du parfum de la pure beauté ! »
Les dernières ombres du soleil couchant s’étaient effacées et la nuit avait pris possession du temple, pendant que le Galiléen priait sur l’Acropole. Il se releva, essaya de revoir une dernière fois les déesses endormies, et descendit en courant vers la ville, qui brillait au-dessous de lui comme un immense palais d’or, dans les ténèbres bleues. Et quand ensuite, sur son lit d’auberge, le souvenir le ressaisit du vide profond qu’il avait en lui, peu s’en fallut qu’il ne réussît à le chasser, jusqu’au lendemain, en évoquant un mélange harmonieux de chevaux et de cavaliers, des vierges vêtues de blanc qui souriaient à leurs rêves, et les contours fluides d’une jeune Grâce de marbre, mollement étendue près de ses deux sœurs.
Le lendemain et les jours suivants, dès l’aube, il explorait avec une curiosité fiévreuse les monuments d’Athènes. Partout il rencontrait des temples, des fontaines, des portiques, où se conservait intacte l’âme des vieux maîtres. Il apprit à retenir les noms de ces maîtres, à distinguer leurs styles, à comparer le degré de leur science et de leur adresse. Et peu à peu cette contemplation obstinée de la beauté fit naître en lui le désir de créer, lui aussi, de belles œuvres d’art.
Ce n’était peut-être là, d’ailleurs, qu’un de ses goûts d’enfant qui se réveillait : car il se rappela qu’à douze ans, après avoir vu une guirlande de fleurs sculptée sur la porte du temple de Capernaüm, il n’avait pas laissé de repos à ses parents qu’ils ne lui eussent procuré un ciseau et de la terre glaise. Mais il se rappelait en même temps que l’ardeur de sa jeune vocation n’avait pas tardé à s’éteindre, dans une misérable bourgade galiléenne où lui manquaient également modèles et professeurs ; tandis que maintenant, à Athènes, Phidias lui offrait pour modèles les deux frontons du temple de Minerve, et toutes les rues étaient remplies de maîtres excellents.
Aussi Thomas ne fut-il pas en peine de trouver un maître. Il en trouva dix, bientôt, qui se disputèrent le droit de lui enseigner tout ce qu’ils savaient, afin de pouvoir un jour se vanter de l’avoir eu pour élève : tant ce jeune barbare montrait à la fois d’application, de goût, et de talent ; soit que la nature l’eût en effet prédestiné à devenir un artiste, ou plutôt que l’importance particulière qu’avait pour lui la beauté l’eût aidé à en mieux saisir les règles essentielles. Trois ans après son arrivée à Athènes, ses professeurs lui avaient signifié qu’il n’y avait plus rien qu’il pût apprendre d’eux. Il s’était loué un vaste atelier, dans un des faubourgs de la ville ; et c’était à lui que le proconsul d’Achaïe, qui aimait les arts, avait commandé simultanément le buste de sa femme et celui de sa maîtresse.
Thomas, pourtant, n’acceptait pas volontiers ce genre de commandes. Il n’avait aucun besoin d’argent, ni de gloire ; et peut-être la recherche de la gloire lui paraissait-elle plus méprisable encore que celle de l’argent, comme impliquant à plus haute dose le mélange de la sottise et de la vanité. Son unique ambition était de créer de belles œuvres d’art : et non point pour satisfaire les hommes de son temps, ni ceux des temps futurs, mais simplement pour se forcer à rêver de beaux rêves, pour s’étourdir, pour détourner par instants sa pensée du vide qui restait toujours béant dans son cœur. Car sa prière sur l’Acropole n’avait pas eu toutes les suites qu’il en avait espérées. La déesse de la Beauté lui avait bien permis « d’achever d’oublier les autres hommes », ce qui était l’une des deux faveurs qu’il lui avait demandées : mais il ne parvenait pas encore à « s’oublier lui-même ». Deux ou trois fois, les formes élégantes des Grâces du Parthénon avaient chassé de son âme la conscience de sa solitude : mais leur pouvoir n’avait pu être de longue durée sur une âme à qui le contact de la mort avait donné une aussi claire notion du néant des choses. Thomas n’avait pas cessé de les admirer ; mais il se rendait compte maintenant qu’elles demeureraient à jamais immobiles, sous les plis légers de leurs draperies, immobiles et froides, indifférentes à la pieuse tendresse qu’il éprouvait pour elles. Et il gardait au fond de sa bouche une saveur de mort ; il continuait à se croire, à se sentir un cadavre. Pendant que maîtres et condisciples enviaient sa rapide fortune, le malheureux s’épuisait au travail, dans le silence de son atelier, sans autre pensée que l’espoir, toujours plus pressant et plus angoissant, d’arriver enfin à créer une œuvre assez belle pour se justifier, à ses propres yeux, d’une existence dont, chaque jour, il découvrait davantage l’inutilité.
L’atelier qu’il avait loué appartenait à un maçon, qui habitait une maison voisine. Et l’une des filles de ce maçon, en voyant le visage désolé du jeune homme, fut émue de pitié. C’était une enfant de seize ans, mince et frêle, appelée Eunice. Le matin, quand elle entrait avec sa mère dans l’atelier du sculpteur, et qu’elle apercevait celui-ci, triste et sombre, debout devant une figure de nymphe d’une grâce souriante, une telle détresse la prenait que, souvent, elle devait s’enfuir pour ne pas pleurer. En vain sa sœur, qui était mariée et se piquait de connaître les hommes, lui affirmait que la mélancolie de l’étranger n’était qu’une pose, inventée pour se distinguer du commun et se faire valoir ; l’enfant, malgré soi, s’obstinait à le plaindre. N’étant pas d’humeur rêveuse, elle ne cherchait pas à deviner la peine qui le torturait : mais elle en souffrait elle-même cruellement, et, faute de savoir le consoler, sans cesse elle s’ingéniait à trouver quelque moyen de le divertir. Elle profitait de ses sorties pour mettre des fleurs sur sa table ; elle drapait sur ses murs des morceaux de soie où elle s’était amusée à broder de petits dessins. Un jour elle suspendit au plafond de l’atelier une cage de bois avec des oiseaux ; et le fait est que, toute la semaine qui suivit, il parut à Thomas que la musique de ces oiseaux lui rendait sa peine moins vive, et son travail plus léger.
Ainsi Eunice veillait sur lui et le servait, en secret, partagée entre son naïf plaisir et une peur extrême d’être découverte. Une fois, cependant, le jeune homme, qui était rentré de sa promenade plus tôt que de coutume, la surprit au milieu de l’atelier, occupée à arranger des fleurs dans un long vase de verre. Il leva les yeux sur elle, et vit qu’elle tremblait de frayeur : mais il vit aussi que, sous les boucles blondes de sa chevelure, elle avait de grands yeux d’un noir velouté ; il vit que les plis de sa tunique de soie rose dessinaient un petit sein déjà souple et ferme ; et il vit, il crut voit, qu’inconsciemment cette jeune chair se tendait vers lui : de telle sorte qu’à son tour il la désira. Ses lèvres eurent soif des fines lèvres rouges qu’entrouvrait un sourire de gêne innocente. Pendant une seconde qui lui sembla éternelle, il rêva que tout son corps aspirait la chaleur parfumée de ce corps de vierge, frémissant de vie et de volupté. Puis l’ivresse de ses sens s’apaisa : et il s’aperçut que l’enfant avait disparu.
Tous les jours, depuis lors, il guetta les occasions de la rencontrer. Il l’attendait devant sa porte, il la regardait passer dans la cour ; et chaque fois qu’il l’approchait un frisson brûlant lui traversait les veines, que jamais encore il n’avait connu. L’amour, évidemment, s’était enfin éveillé en lui, l’amour dont les Grecs disaient qu’il était le vainqueur des dieux et des hommes. Et cette pensée ne laissa pas de lui être agréable. Il jouissait de se sentir un peu plus voisin de l’humanité, quelque mépris que, d’ailleurs, il éprouvât pour elle. Mais bientôt son désir, qui ne lui avait été d’abord qu’une distraction, lui devint un supplément de peine, par l’impuissance où il était de le satisfaire. A table, au lit, dans ses promenades, l’image d’Eunice ne le quittait plus : elle le poursuivit enfin jusque dans son travail, troublant ses rêves laborieux de pure beauté artistique. Alors sa dernière résistance fléchit ; il céda au vainqueur des dieux et des hommes. Et il fut tenté de plaindre l’excès d’ingénuité de la pauvre enfant lorsque, un mois plus tard, au lendemain de leurs noces, lui ayant demandé si c’était par amour ou bien par pitié qu’elle avait consenti à être sa femme, il l’entendit lui demander elle-même, avec un sourire étonné de ses beaux yeux noirs, s’il y avait une différence entre la pitié et l’amour.
Peut-être en effet n’avait-elle pour lui que de la pitié ; mais lui, certes, il l’aimait d’amour. Elle était au reste infiniment plus aimable encore qu’il ne l’avait imaginée, une vraie fleur de délice qu’il ne se lassait pas de cueillir. Souvent il avait besoin d’un pénible effort pour s’arracher de ses bras, le matin, après de longues heures de caresses passionnées ; et ce n’était ensuite qu’après de longues heures d’isolement dans son atelier, parfois après des journées entières, qu’il parvenait à oublier les lèvres rouges et le sein frémissant, la rondeur moelleuse des hanches, et les tendres paroles s’achevant en soupirs. Aussi montrait-il à sa femme une indulgence et une bonté qui lui valaient d’être cité en exemple dans tout son quartier. N’ayant pas de loisir de s’occuper avec elle du choix de ses robes, il lui remettait chaque jour l’argent qu’il gagnait, afin qu’avec sa mère et sa sœur elle allât s’acheter, dans les meilleures boutiques d’Athènes, les étoffes les plus fines et les plus beaux colliers. Jamais il ne la frappait, jamais il ne se fâchait de son ignorance. Du matin au soir, elle pouvait s’en aller bavarder à son aise avec ses parents, avec sa sœur aînée, avec d’autres jeunes femmes, mariées comme elle, et qui n’avaient pas assez de mots pour lui vanter son bonheur : car les maris de ces femmes, lorsqu’ils rentraient, le soir, souvent étaient ivres et les rouaient de coups, ou bien encore ils les trompaient, ou perdaient toute leur fortune au jeu : tandis que Thomas, avec sa patience et sa générosité, avec ce fructueux travail qui l’occupait tout entier, réalisait pleinement, à leurs yeux, le plus magnifique idéal du mari parfait.
Tout le monde louait, admirait, enviait Thomas ; et lui, dans le silence de son atelier, il se disait que jamais il ne s’était senti plus seul, n’avait souffert davantage du vide de son cœur. L’amour avait décidément échoué, lui aussi, à le ressusciter. Il ne lui avait donné, en fin de compte, qu’un surcroît de servitude, un nouveau besoin physique pareil à ceux de manger et de boire, qu’il avait déjà. Les ardentes caresses, dont désormais il ne pouvait se passer, de plus en plus l’empêchaient d’apporter à son travail l’aisance, l’entrain, la lucidité d’autrefois. Elles satisfaisaient un instant l’animal qui était en lui ; mais c’était pour amoindrir l’homme, pour le laisser plus faible et plus désarmé en face de son néant. Jusque dans les bras de sa femme, maintenant, Thomas avait l’impression de n’être qu’un cadavre. Il songeait que, naguère, Phidias l’avait réconforté, puis son art, les beaux rêves qu’il concevait et qu’il essayait de réaliser. Mais voilà que ces rêves même s’éloignaient de lui ! Devant son bloc de marbre, parfois, une torpeur lui engourdissait l’esprit, entravait sa main ; ou bien, tout à coup, toute sa chair vibrait d’un impatient désir ; il revoyait le fin visage d’Eunice, il entendait le murmure de sa frêle voix d’enfant : et c’est en vain qu’ensuite il s’efforçait de saisir, pour l’exprimer dans son œuvre, la beauté plus sereine du modèle qu’il avait sous les yeux.
Si du moins il avait eu quelqu’un à qui se confier ! Mais il savait trop que des rêves comme les siens ne pouvaient s’épanouir que dans le recueillement et la solitude. Il aurait dû s’absorber complètement en eux, leur abandonner son âme tout entière ! A ce prix, peut-être, il aurait enfin réussi à créer une œuvre parfaite, à se conquérir le droit de vivre, à chasser l’affreux goût de mort qu’il gardait dans la bouche ! Son mariage avait détruit sa dernière chance de renaître à la vie !
Il résolut de se réfugier désespérément dans le travail, et de se tuer ensuite, si son travail ne parvenait pas à le consoler. Frappé de la décadence pitoyable de l’art de son temps, il, entreprit, tout au moins, de restaurer les belles traditions et le beau métier des maîtres anciens. Phidias, Alcamène, avaient laissé des modèles que nul artiste ne pouvait rougir d’imiter. Mais lui, Thomas, en les imitant, il ferait tâche de créateur ! Forcément, par la seule vertu de son âme de poète, il imprégnerait les formes anciennes d’un esprit nouveau ! Il se jura d’accomplir cette révolution ; et, pendant deux longs mois, il s’enferma dans son atelier, sans autre pensée que celle du chef-d’œuvre qui déjà s’agitait et chantait en lui.
Une après-midi de printemps, semblable à celle où, jadis, la beauté artistique s’était révélée à lui pour la première fois, il sortit de son atelier, et courut à la maison de ses beaux-parents. Dans le vestibule, autour d’une grande table encombrée de linge, il aperçut une dizaine de jeunes femmes qui, l’aiguille en main, se racontaient les détails comiques d’une aventure arrivée la veille. Un scribe du tribunal, en rentrant chez lui, avait trouvé sa femme sur les genoux d’un de ses esclaves ; et, comme il faisait mine de se fâcher, les deux amoureux s’étaient spirituellement avisés de l’enfermer dans un coffre, d’où il n’était sorti qu’après leur avoir pardonné. L’aventure était si drôle, et si abondante en épisodes imprévus, que pas une des femmes ne remarqua l’entrée du sculpteur, à l’exception toutefois d’Eunice, qui aussitôt devint toute pâle, et essaya de s’enfuir dans la chambre voisine. Mais Thomas lui fit signe qu’il venait la chercher, et aussitôt, l’entraînant par la main, il reprit sa course vers son atelier. Il tremblait de fièvre, ses yeux s’ouvraient démesurément : la jeune femme eut l’idée qu’un nouveau malheur s’était soudain abattu sur lui. Enfin, quand elle se fut assise, debout devant elle il lui dit :
— Eunice, ma chère enfant, je me sens si heureux que je veux te donner aujourd’hui une grande preuve d’amour ! J’ai conçu le projet d’une œuvre qui, si je parviens à l’exécuter, étonnera le monde, et rendra à l’art grec son ancien éclat. Je viens d’en achever l’ébauche, tout à l’heure, après deux mois, deux terribles mois de recherches et de réflexions. Et c’est à toi, la première, que je vais la montrer !
Il tira un rideau qui cachait le fond de l’atelier. Eunice vit un triangle d’argile au milieu duquel se dressait une figure nue : une déesse, sans doute, car, sur les deux côtés, d’autres figures de jeunes femmes se prosternaient devant elle. Les visages étaient encore à peine indiqués ; on les distinguait assez, cependant, pour pouvoir apprécier la variété élégante et souple de leurs expressions ; et l’on devinait que la déesse, indifférente à l’hymne d’extase qui montait vers elle, fermait à demi les yeux, éblouie du rayonnement triomphal de sa nudité. Mais c’étaient les corps des suppliantes, leurs contours et leurs attitudes, que l’artiste s’était surtout appliqué à fixer. Chacun de ces corps traduisait d’une façon particulière un même état de soumission fatale, d’abandon de soi, comme d’esclavage joyeusement subi. Et de leur ensemble jaillissait une harmonie si pure, leurs formes étaient à la fois si légères et si nobles, qu’Eunice, en les apercevant, poussa d’abord un cri de surprise. Thomas entendit le cri, et la fièvre qui le brûlait s’exalta encore.
— C’est, comme tu vois, un fronton de temple ! — dit-il, après s’être rapproché de l’ébauche. — On m’a demandé un fronton pour le temple qu’on vient de construire, à l’entrée de la ville, en l’honneur de tous les dieux de la Grèce et du monde. Et voilà le sujet que j’ai choisi ! J’ai figuré la déesse de la Beauté, la seule éternelle entre les déesses grecques, recevant l’hommage de toutes les nations. Cette femme agenouillée à droite, c’est Rome conquérante, conquise à son tour. En face d’elle, j’ai placé l’Égypte ; et voici l’Inde, la Perse, voici ma patrie, la lointaine Galilée, se prosternant comme j’ai vu souvent se prosterner les jeunes filles, au seuil du temple, dans ma bourgade natale ! Je me suis appliqué à les animer toutes d’une expression propre, mais qui résultât de leur personne même, et non point de la diversité des costumes ni des attributs : de telle manière que mon œuvre eût l’unité qui sied aux belles œuvres. Cela, mon esquisse te permet déjà de le saisir ! Mais à présent il y a l’œuvre, dont cette esquisse n’est qu’un pauvre reflet, et que je vais, m’efforcer de réaliser. Demain j’aurai le bloc de marbre, et me remettrai au travail ! Je m’enfoncerai tout entier dans mon rêve ; je saurai tirer vivante, du fond de moi, l’idée que dès à présent j’y tiens enfermée ! Et un jour, Eunice, dans deux ou trois ans, dans dix ans s’il le faut, quand enfin mon rêve aura pris corps dans le marbre, ce jour-là tu pourras vraiment être fière de ton mari ! Regarde, par exemple, cette femme agenouillée, ici, qui relève la tête !…
Le doigt sur une des figures du groupe, Thomas se retourna vers sa femme, pour juger de l’effet produit sur elle par ses explications. Mais il vit que sa femme ne l’écoutait plus. Affaissée sur son siège, le visage penché contre le mur, elle pleurait, se fondait tout entière en de grosses larmes d’enfant. En vain elle avait essayé de joindre ses mains devant ses yeux, pour cacher ses larmes : elles passaient au-dessous, au travers ; la soie de sa tunique en était inondée. Point de soupirs, ni de sanglots : c’était comme si un chagrin trop vif l’eût anéantie, ne lui laissant de force que pour ces larmes muettes. Ce que voyant, Thomas frémit de pitié. Son art, sa solitude, le reste des choses, il les oublia. L’univers se réduisit pour lui, un instant, à l’image de sa femme qui souffrait et pleurait.
Alors, de même qu’autrefois ses yeux, son cœur se rouvrit. Il comprit que, pendant qu’il s’épuisait à produire des œuvres d’une beauté incertaine, incomplète, et en tout cas inutile, pendant qu’il dépensait toute son âme à l’entreprise ridicule de recommencer Phidias, un être de beauté vivante était là, près de lui, qui lui avait livré son corps et son âme afin qu’il pût goûter la jouissance merveilleuse de les recréer. Et lui, au lieu de la prendre doucement dans ses mains, comme le précieux et fragile joyau qu’elle était, il lui signifiait que deux ans, dix ans au besoin, il la laisserait se ternir, se corrompre peu à peu dans une oisiveté animale, jusqu’à ce qu’enfin elle mît tout son plaisir, comme sa sœur et ses amies, à entendre ou à répéter de stupides histoires ! Par compassion, pour le distraire de sa souffrance, elle lui avait fait don d’elle-même ; et ces larmes, où il la voyait à présent s’abîmer, c’était tout ce qu’il avait su lui offrir en échange !
Il comprit tout cela d’un seul coup, ou plutôt il en eut la vision immédiate ; un voile, simplement, était tombé de son cœur, et aussitôt tout cela lui était apparu. Il en resta d’abord atterré, comme un ivrogne qui, s’éveillant soudain, s’aperçoit qu’il a commis un meurtre pendant son ivresse. Puis, d’un mouvement irréfléchi, il saisit un marteau qui lui servait à dégrossir le marbre, et, revenant vers son groupe, il brisa une à une toutes les figures. Bientôt la déesse de la Beauté, l’Inde, la Perse, ne furent plus qu’un tas de poussière rouge, répandue sur les dalles. Seule à présent la petite Galilée restait encore prosternée devant lui, son œuvre favorite, où il avait cru mettre toute son angoisse avec tout son génie. Il la considéra un moment, puis le marteau descendit sur elle, la changea en poussière pour l’éternité. Après quoi Thomas, ayant accompli son doux sacrifice, courut s’agenouiller aux pieds de sa femme. Il lui prit les deux mains, il les couvrit de baisers, il y enfouit ses yeux, pour que ces chères mains essuyassent les larmes qu’il versait à son tour.
Et, à ce moment, un miracle se produisit en lui, si imprévu, si profond, et si bienfaisant, que, parmi ses larmes, il eut tout à coup sur les lèvres un sourire de joie. Il sentit qu’un sang nouveau coulait dans ses veines, que l’affreux goût de mort disparaissait de sa bouche, qu’en lui-même comme autour de lui fleurissait le printemps. Pour la première fois depuis que Jésus l’avait tiré du cercueil, il sentit que réellement, pleinement, délicieusement, il vivait ! Et c’est ainsi que, par la grâce toute-puissante de l’amour, le fils de la veuve de Naïm acheva enfin de ressusciter.