Contes Chrétiens
III
LE BON GRAIN
D’autres grains tombèrent dans un sol fertile, et ils produisirent des fruits, cent pour un.
(Saint Matthieu, XIII, 9.)
Au centre d’un vaste cirque de collines, un petit lac s’allongeait, calme et bleu, semé d’îles fleuries. Et, depuis les bords du lac jusqu’au haut des collines, ce n’étaient que champs et bocages, avec çà et là des tentes, des tentes en toile grossière, mais toutes parées de roses, de glycines, et de pois grimpants. Ce n’étaient que champs et bocages, ou plutôt la vallée entière paraissait comme un grand jardin, car on ne voyait trace de haies ni de clôtures pour en séparer les parties. Tout au long de jolis sentiers, des enfants gambadaient, entraînant à leur suite des troupes de chats et de chiens ; des laboureurs jetaient dans les sillons leurs dernières poignées de graines, avant le repas du soir ; et sur la rive du lac se promenaient des couples amoureux qui riaient et se miraient dans les yeux, et souvent s’arrêtaient entre deux arbres pour s’embrasser plus à l’aise.
Maintes fois les deux vieillards avaient vu de beaux sites, et la paix d’un village au soleil couchant n’avait rien qui pût les surprendre. Pourtant le spectacle qu’ils apercevaient à leurs pieds les pénétrait d’une joie surnaturelle, comme si, toute leur vie, ils se fussent égarés à la recherche d’un asile et qu’enfin le hasard les y eût conduits. Un délicat parfum flottait, qui ravivait leurs vieux cœurs. Et le murmure du lac, et le chant des oiseaux, et le rire des amoureux, et le cri des enfants, tout cela formait à leurs oreilles un grand hymne prodigieux, célébrant en mille harmonies la noblesse, la douceur, la divine beauté de la vie.
Ils descendaient lentement la colline, se tenant par la main. Une fois de plus, ils avaient oublié leurs rancunes ; ils éprouvaient un besoin de se réconcilier au seuil de ce village, comme deux petits s’embrassent au seuil de la maison paternelle, après s’être un peu querellés et battus sur le pavé de la rue. Et déjà des enfants s’approchaient d’eux, tendrement les priaient de se mêler à leurs jeux. Et, de la première tente du village, ils virent s’élancer vers eux une belle jeune femme, avec de grands yeux noirs qui rayonnaient de plaisir. Ils la regardaient courir, gracieuse, légère, pareille à quelque jeune fée d’un rêve, dans sa robe blanche flottante. Elle leur baisa les mains, et leur dit :
— Comme vous êtes bons, amis, d’avoir daigné venir vous reposer dans notre village ! Quelle joie vous nous apportez ! Entrez sous cette tente où nous demeurons ! Nous vous servirons à souper, nous ferons sécher vos manteaux, et puis nous vous chanterons des chansons pour vous endormir. Car vous paraissez avoir fait une course bien longue, sur ces chemins qu’on dit si mauvais !
Ils entrèrent sous la tente. Un beau jeune homme était là, qui leur baisa les mains à son tour, leur ôta leurs manteaux, les fit asseoir auprès de la table. C’était le mari de la jeune femme. Il la tint sur ses genoux pendant le repas, et elle lui souriait : mais elle souriait aussi aux deux vieillards, et ses enfants étaient là aussi, qui leur souriaient comme de petits anges.
Les deux vieillards ne firent point de questions, ce soir-là : ils étaient trop heureux. Après le repas, ils se couchèrent sur un lit qui les attendait au meilleur coin de la maison. La jeune femme pansa les plaies de leurs pieds. Elle connaissait toute sorte d’herbes pour tous les maux ; mais l’herbe la plus guérissante était son naïf sourire plein de pitié. Et les vieillards s’endormirent, bercés de ses chansons, avec sa douce image dans les yeux.
Ce fut le mari qui, le lendemain, vint les saluer à leur réveil. Il les prit par le bras, les conduisit à travers le village, s’informant sans cesse de leurs désirs, sans cesse riant et les égayant. Et, dans toutes les tentes, il leur faisait voir des familles pareilles à la sienne, tranquilles, joyeuses, n’ayant point d’autre souci que de vivre et d’aimer.
« Tenez, leur disait-il, voici des charrues pour labourer la terre, voici des sacs pour porter des semailles, et voici des outils pour tisser la laine, pour coudre des tentes, pour construire des jouets ! Chacun se choisit le travail qui lui convient, chacun y travaille aussi, longtemps qu’il lui convient. Il y en a aussi, parmi nous, qui trouvent plus agréable de ne pas travailler du tout. Ce sont ceux-là que nous préférons, car pour ceux-là nous pouvons faire plus de choses. Malheureusement, ils sont rares. Des gens de toute espèce nous sont venus, ces années passées : des savants fatigués de savoir, des riches fatigués d’être riches ; nous nous réjouissions de penser que ceux-là nous laisseraient travailler pour eux ; mais non, au bout de quelque temps ils ont voulu travailler comme nous, et aujourd’hui ils sont les plus actifs du village. Travailler pour soi-même, c’est une dure peine, et un peu vile, aussi ; mais travailler pour ceux qu’on aime, est-ce que c’est travailler ? Et quel autre plaisir trouverait-on, si l’on se privait de ce plaisir-là ?
— Je vois ! dit enfin Cléophas. Vous avez établi dans cette vallée une façon de communauté telle que la rêvent ces révolutionnaires qu’on nomme les socialistes !
— Je ne sais pas ce que rêvent ces gens-là, ne les connaissant pas, répondit le jeune homme. Mais personne n’est plus éloigné que nous de toute idée de révolution. Notre village ressemble à tous les villages ; peut-être seulement y sommes-nous plus heureux. Et nous nous gardons, par-dessus tout, de changer les dehors de la vie humaine : mais nous nous efforçons d’en améliorer le dedans, car c’est le dedans qui importe seul. Le bonheur ne vient pas d’être riche ni d’être pauvre, ni d’avoir beaucoup de désirs ni d’en avoir peu. On est heureux lorsqu’on a des désirs qu’on peut toujours satisfaire. Et ce sont ceux-là que nous développons, en nous et autour de nous. Nous nous accoutumons à aimer, c’est-à-dire à placer notre bonheur non pas en nous-mêmes, mais en d’autres. C’est une source de joie qui ne tarit point. Et tout homme la porte au fond de son cœur ; mais souvent elle s’y dessèche, cachée sous des herbes funestes, qui sont les mauvais désirs. Et de là naît le malheur.
— Quels sont donc, dit Cléophas, ces mauvais désirs que vous cherchez à déraciner ?
— Un seul suffit à les produire tous : le désir de savoir. C’est lui qui habitue les hommes à se croire distincts les uns des autres ; c’est lui qui leur fait perdre de vue les jouissances qu’ils ont sous la main, pour les précipiter à la poursuite de vaines ombres de jouissances, qui s’éloignent dès qu’on veut les toucher. Apprendre, au fond, c’est oublier, et penser, c’est s’abrutir : car ni la science ni la pensée n’atteignent jamais rien de réel, et elles détournent de ce qui est réel, le repos et l’amour.
« Telle est du moins notre idée, dans ce village. Aussi vous prierons-nous, en échange de tous nos soins, bons vieillards, de ne parler jamais à personne ici, surtout à nos enfants, de rien de ce qui se passe au delà de nos collines. Vous devez avoir connu, là-bas, la science et la richesse, et sans doute vous en avez tiré les agréments qu’elles offraient. Mais nous, voyez-vous, nous avons choisi de vivre par l’amour, et la science et la richesse ne feraient que nous déranger. Nos enfants, d’ailleurs, n’ont plus guère la curiosité de savoir ce qui se passe hors de chez nous. C’est là un besoin assez peu naturel, et très facile à détruire pourvu qu’on s’y prenne à temps. On m’a dit qu’il y avait des points où la curiosité même des savants était contrainte à s’arrêter. Lorsqu’on juge qu’une chose est impossible ou dangereuse à connaître, on se résigne vite à la tenir ignorée. Quel est le fou qui serait curieux de savoir par lui-même ce que l’on éprouve quand on se brûle, ou quand on a la jambe coupée ? Nous disons à nos enfants qu’il n’y a rien de bon à connaître, hors de chez nous ; ils le croient, et restent chez nous. Trois ou quatre ont eu la tentation de s’informer plus au long. Ils nous ont quittés. Il y en a un qui n’est pas revenu : les autres sont rentrés tristes et malades ; ceux-là sont les plus énergiques à répondre qu’il n’y a rien, quand les enfants leur demandent ce qu’il y a de l’autre côté des collines.
— N’avez-vous donc pas d’école ? demanda Cléophas.
— Pas d’école ? Mais comment les hommes pourraient-ils se passer de l’école ? L’éducation de nos enfants, c’est au contraire la seule occupation importante ; c’est d’elle seule que dépend tout le bonheur de la vie. Nous n’avons pas, en vérité, de professeurs. Mais nous n’avons pas non plus de médecins, et cela ne nous empêche pas de nous soigner quand nous sommes malades. Chacun de nous se charge d’enseigner au moment qui lui convient : et il n’y a pas de travail plus aimable. Tenez, d’ailleurs, voici notre école ! »
Et il les fit entrer dans une grande tente où ils virent des enfants, garçons et filles, qui jouaient en folâtrant à toute sorte de jeux. Il y avait là un jeune homme et une jeune femme qui, pour l’instant, étaient professeurs. Ils jouaient avec les enfants, appliqués à leur donner l’exemple de la douceur et de l’amour, les seules choses qu’on enseignait dans cette école de village. Puis, quand les enfants étaient fatigués de jouer, ils s’asseyaient en rond, et les professeurs leur expliquaient le monde. Ils leur disaient comment le soleil est un beau vieillard plein de pitié pour les hommes, comment la lune et ses adorables filles les étoiles s’interrompent souvent dans leurs rondes pour sourire aux jeunes amants, Ces explications n’étaient peut-être pas plus exactes que celles des astronomes ; elles avaient du moins l’avantage de pouvoir se varier à plaisir, et d’attendrir le cœur au lieu de le dessécher. Et puis les professeurs racontaient à leurs élèves des légendes merveilleuses, où il n’y avait que de braves gens et des fées bienfaisantes. Et comme, à force de jouer avec les enfants, chacun dans le village connaissait leur caractère, on trouvait toujours le moyen d’amener à l’amour et à la douceur les enfants même qui, d’abord, y semblaient les plus rebelles.
— Je ne vois pas vos livres ! dit Siméon.
— Mais que ferions-nous, je vous le demande, avec des livres ? Avons-nous besoin de livres pour cultiver nos champs, pour élever nos enfants, pour aimer nos femmes, qui ont des lèvres si roses et des bras si tendres ?
— Et l’art, le méprisez-vous aussi ? Fermez-vous vos sens aux plaisirs de la beauté ?
— Ce serait le pire des crimes ! s’écria le jeune homme. Comment, nous nous condamnerions à ne plus jouir du parfum des fleurs, des nuances de la lumière sur le lac, et du chant des oiseaux, et des yeux des femmes ? Mais de toutes nos forces, au contraire, nous nous accoutumons à goûter les belles choses. Nous regardons, nous écoutons, nous respirons : toutes jouissances qui nous seraient impossibles si nous permettions à la science et à la pensée d’envahir notre cerveau. Et, avec ce que nous avons ressenti, nous rêvons, créant en nous d’autres beautés : mais nous évitons tout effort pour diriger nos rêves, surtout pour les réaliser, car c’est l’essence des rêves d’être libres et de ne pouvoir pas se réaliser. Qu’est-ce donc que vous appelez l’art, dans vos pays ? Je crains que vous n’entendiez par là quelque autre de ces inventions funestes, bonnes seulement à détourner l’âme de ses vraies joies toutes proches. Avez-vous observé que l’abondance des tableaux, des statues, des poèmes, je ne dis même pas rendît les hommes plus heureux, mais fortifiât chez eux le goût natif de la beauté ?
« Nous n’avons chez nous rien de pareil, en tout cas ; mais voici ce que nous avons à la place ! »
Et il leur montra un beau ciel d’un bleu argenté, des prairies odorantes et vertes, mille fleurs avec mille couleurs. N’avaient-ils donc jamais vu encore une nature aussi parfaite ? Jamais du moins ils n’avaient songé à s’en apercevoir. Et le jeune homme leur désigna, sur la rive du lac, un spectacle non moins merveilleux : c’était sa femme, sa chère femme, qui causait et riait dans un groupe d’adolescents. Elle était vêtue de la même robe flottante qu’elle portait la veille, mais plus jolie cent fois sous la pleine lumière de midi. Ses cheveux blonds étaient couronnés de fleurs, comme les cheveux d’une fée ; un naïf bonheur illuminait ses grands yeux, et l’on entendait sonner les frais éclats de son rire.
— N’êtes-vous point jaloux de votre femme ? demanda Siméon quand ils se furent éloignés.
— Bon vieillard, comment en serais-je jaloux, puisque je l’aime ? La jalousie n’est-elle pas le contraire de l’amour ? Aimer quelqu’un, chez nous, c’est le préférer à soi-même, et écarter de lui tout ce qui lui déplaît, et s’attacher à lui donner tout ce qui lui plaît. Je sais qu’il n’en est pas de même dans vos pays de villes : on n’y aime qu’à la condition d’être aimé en retour. Mais c’est, alors, se préférer soi-même à ce qu’on prétend aimer, et nous nous gardons bien d’entendre l’amour d’une aussi triste façon. S’il plaisait à ma femme d’aimer un autre homme, moi, qui aime ma femme, je n’aurais pas de plus grand plaisir que de la voir ainsi heureuse. Je l’aime assez pour me réjouir encore si, au lieu d’un sourire d’amour, c’était un sourire de reconnaissance, ou un sourire de pitié, que je recueillais sur ses petites lèvres chéries. C’est à moi de faire en sorte que ma femme se plaise à m’aimer : et je vous assure que je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. Ma femme n’a besoin de rien que je ne puisse lui offrir ; elle sait qu’elle est libre, ce qui lui enlève tout désir de choses défendues ; elle est habituée à moi depuis l’enfance ; elle a une maison à conduire et des enfants à soigner ; elle sait que je n’aime d’amour qu’elle au monde : pourquoi voudriez-vous qu’elle se mît à aimer d’autres hommes ? Si les jeunes femmes, dans vos pays, n’avaient pas toujours besoin de plus de bijoux que ne peuvent leur en donner leurs maris, si elles n’étaient pas élevées à considérer l’adultère comme un plaisir défendu, et d’autant plus séduisant, si elles connaissaient leurs maris avant de les épouser, et si elles ne laissaient pas à des étrangers le soin de conduire leur maison et de soigner leurs enfants, et si leurs maris n’avaient d’amour que pour elles, croyez-vous qu’elles seraient assez folles pour changer d’amour comme elles font ?
— Ami, dit alors Cléophas, nous avons trouvé ici notre refuge pour toujours, et il n’y a rien, dans ce tranquille village, qui ne semble fait à dessein pour réconforter notre vieillesse. Mais, hélas ! de telles mœurs et de telles idées ne sauraient convenir à l’humanité tout entière !
— Aussi ne nous occupons-nous point de l’humanité ! reprit le jeune homme. Nous la laissons vivre comme elle l’entend ; et nous lui demandons seulement de nous laisser vivre, nous aussi, comme nous l’entendons. Pourtant, je ne vois pas ce qui empêcherait tous les hommes de trouver le bonheur à la même source où nous l’avons trouvé. Si les villes sont un foyer de misère, pourquoi ne pas les fuir ? Et si nous sommes ici un millier qui jouissons de la vie, pourquoi d’autres milliers n’en jouiraient-ils pas comme nous ? Il ne manque point d’autres vallées, ni d’autres champs, ni d’autres oiseaux. Les dehors de la vie n’ont aucune importance, c’est le dedans seul qui importe. En tous lieux les hommes peuvent être heureux : il leur suffit d’endormir leur cerveau, afin de tenir en éveil leurs yeux et leur cœur. Que les hommes apprennent où est le bonheur, et ils seront heureux !
— Et qui est-ce donc qui vous a appris où était le bonheur, doux jeune homme, à vous et à tout ce village ? demandèrent les deux vieillards, d’un commun mouvement.
— C’est un homme admirable, que nous aimons et vénérons comme notre père à tous. Voici trente ans qu’il est venu dans cette vallée, envoyé sans doute par quelque souffle d’en haut. Il s’est construit une tente, à l’entrée de la route ; et dès qu’un voyageur passait il l’allait saluer, il lui baisait les mains et les pieds, il l’emmenait sous sa tente pour le soigner tendrement. Beaucoup s’en sont allés, après qu’il les a sauvés de la mort ; quelques-uns sont restés, se sont construit une tente, et l’ont aidé dans son œuvre de pitié. Et depuis trente ans son ardeur n’a point cessé de grandir. Il est le plus pauvre de nous tous ; il n’a point même de chien, ni de champ, ni de jardin : c’est nous qui sommes son jardin, et son champ, et son chien. Il nous couvre de son chaud amour. Il sait les moindres détails de ce qui touche chacun de nous ; et dans la joie nous avons le bonheur de le voir se réjouir avec nous, et dans la souffrance nous avons la consolation de le voir souffrir avec nous. C’est lui qui instruit nos femmes, c’est lui qui invente des jeux pour nos enfants. Voici sa maison ! Entrez, il vous dira comment il a été conduit à connaître l’amour !
Dans une misérable tente à demi effondrée, et qu’ils auraient prise plutôt pour la hutte d’un chien, ils virent un homme assis, qui travaillait en chantant. Il taillait une poupée dans un morceau de bois. Mais, dès qu’il les aperçut, il quitta son ouvrage, courut vers eux, les remercia du bonheur qu’il éprouvait à les recevoir. Maintenant, les ayant installés sur les deux sièges qui formaient tout son mobilier avec une table et un lit, il s’empressait à les servir.
Grande fut la surprise des deux vieillards. Ils s’étaient attendus à trouver un homme de leur âge ; mais non, c’était presque un jeune homme, malgré ses cheveux blancs, tant sa taille était droite, sa démarche sûre, ses mouvements agiles.
Mais ce fut surtout son visage qui les surprit. Au lieu de l’austère gravité d’un philosophe, ils n’y lisaient rien que l’ingénuité, la simple gaieté d’un enfant. Les grands yeux bleus souriaient, la bouche souriait, tout ce visage n’était qu’un sourire. Le front même souriait, ouvert et sans rides, sous les cheveux blancs : on devinait que jamais il ne s’était encombré de pensées inutiles. Et tandis qu’ils considéraient ce beau visage transparent, Cléophas et Siméon eurent tous deux un vague souvenir de l’avoir vu déjà, autrefois, mais plus triste, plus fatigué, plus vieux.
— N’êtes-vous point le fils de quelqu’un de Capernaüm, en Galilée ? demandèrent-ils.
— Je ne connais point ce pays, répondit l’homme avec son doux sourire. Mon père s’appelait Matthieu ; c’était un paysan du village de Roffa, en Idumée. Voici déjà soixante ans qu’il est mort !
Et comme les vieillards désiraient savoir l’histoire de sa vie :
— Ma vie est simple et ne mériterait guère d’être racontée, leur dit-il, n’était le grand miracle dont je fus témoin, il y a trente ans. Je me nomme Alphée ; j’aurai soixante-cinq ans à l’été prochain. J’ai passé ma jeunesse dans mon village natal, tranquillement occupé aux soins de la terre. Mais il arriva qu’un riche voisin me déposséda de mon champ et de ma maison, si bien que je dus partir pour aller chercher fortune au dehors. Je vins alors en Judée, et un aubergiste du bourg d’Emmaüs m’engagea pour lui servir de valet.
« Or, un soir, je vis entrer dans son auberge trois jeunes gens qui demandaient à souper. Deux s’assirent auprès de la table, le troisième se tint à l’écart, et ils se mirent à causer. Et soudain, levant les yeux sur celui des trois qui se tenait à l’écart, je sentis que mon cœur bondissait en moi, et un bonheur surnaturel m’inonda tout entier. Je ne sais rien de ce voyageur. J’ignore et d’où il venait et qui il était : mais à coup sûr ce n’était pas un homme pareil à nous. Si le ciel et la terre ont été créés par quelqu’un, c’est lui qui les a créés : car j’entendais dans sa voix le chant des alouettes, le murmure des sources, le bruit des vagues sur les roches ; et tout l’enchantement de la nature, les bois et les plaines, les fleurs, les étoiles, tout cela se réfléchissait dans la profondeur de ses yeux.
« Il disait à ses compagnons deux paraboles. Il leur racontait l’histoire d’un savant homme qui avait été voué au malheur parce qu’il avait fermé ses oreilles à la plainte d’un chien, dans sa passion de s’instruire. Et ensuite il leur racontait l’histoire d’un jeune prince qui avait enfreint la loi de son pays pour accorder à un malheureux mendiant le seul plaisir qu’il désirait. Ces paraboles signifiaient que rien n’est agréable et saint, dans la vie, sinon la pitié et l’amour. Et tout de suite j’ai compris ce qu’elles signifiaient : je l’aurais compris si même elles avaient été plus obscures, à la seule lumière de ces divins yeux qui brûlaient mon cœur.
« J’ai dit adieu à mon patron, j’ai voulu m’attacher à cet homme, et mettre ma vie à ses pieds. Mais quand je suis rentré dans la salle où je l’avais laissé, les trois voyageurs avaient disparu. Et, en vérité, l’inconnu m’avait dit tout ce qu’il m’importait de savoir.
« Je suis sorti de l’auberge, je suis venu dans cette vallée, pour recueillir et soigner les mendiants de la route. Ce que j’ai fait depuis lors, je puis vous le raconter en un mot : j’ai joui de la vie. Chacune de mes journées a été une fête. Il y a ici tant de fleurs et d’oiseaux, il y a tant d’enfants qui m’offrent leurs baisers ! Et voici que vous avez daigné venir, vous aussi, mes amis, pour me donner la joie de vous rendre heureux !
— Frère, dit alors Cléophas, l’homme divin que tu as vu à l’auberge d’Emmaüs, c’est Lui qui nous a envoyés vers toi, pour que tu nous révèles l’esprit de sa loi, et pour que nous t’en révélions la lettre. Sache donc que cet homme était Jésus, le fils du Dieu vivant, Notre-Seigneur, ressuscité du tombeau !
Et tous trois ils se jetèrent à genoux, adorant Jésus. Puis les deux vieillards instruisirent Alphée des vérités de notre sainte religion catholique ; et puis, prenant de l’eau qu’ils bénirent, ils le baptisèrent, et tout le village après lui, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.
Et la vie continua comme par le passé, tranquille et douce, dans l’heureuse vallée, à cela près que l’on construisit, parmi les tentes, une église. Et l’on y célébrait les louanges de Dieu sur les modes variés du plain-chant, pour consoler les vieillards, pour faire pleurer les jeunes filles, et pour amuser les enfants.
1892.