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Contes Chrétiens

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III
LE PÉNITENT

Et verè bene doctus est qui Dei voluntatem facit.

(Imitatio Christi, I, 4.)

Il vécut longtemps encore, dans son village, jouissant de la grâce nouvelle qu’il avait reçue de son maître.

Il avait eu cependant une minute d’angoisse, le soir de son retour, quand il avait revu ses anciens amis. Non qu’il souffrît de ne pouvoir pas répondre à leurs questions : jamais peut-être son don des langues ne lui avait apporté un contentement aussi parfait que ce don contraire qui l’avait remplacé. Mais c’était la première fois qu’il s’apercevait d’autres changements survenus en lui, et qui n’avaient de cause que sa propre sottise. En comparaison de lui, les plus vieux des habitants du village semblaient avoir vingt ans. Une fraîche et heureuse santé rayonnait de leurs bonnes figures ; leurs mouvements gardaient une aisance, une souplesse juvéniles ; et lui, le pauvre Barsabas, debout parmi eux avec son dos voûté, ses mains tremblantes, son crâne chauve et les rides de son front, il était comme une maison brûlée au milieu d’une rue.

Du moins l’accueil qu’ils lui firent ne tarda-t-il pas à le consoler. Le paysan qu’il avait rencontré à Rome lui avait dit vrai : son souvenir était resté aussi vivant pour eux que si son absence n’avait duré que quelques semaines. Ils l’avaient seulement appelé d’un autre nom, en naïf témoignage de leur reconnaissance. Le « Juste », c’est ainsi qu’à présent ils le désignaient. Et il n’y avait personne, dans le village, enfant ni vieillard, qui ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens pour les lui offrir. Aussi, malgré l’infirmité qui l’avait frappé, le supplièrent-ils, dès son retour, de consentir à être le chef de leur communauté. Mais le Juste avait décidément perdu le goût des honneurs. Son unique ambition était, désormais, de servir : car il ne se jugeait même plus digne de vivre en égal de ces braves gens, qui le priaient de leur commander.

Et bientôt une occasion de servir ses frères se présenta à lui. Il apprit qu’une vieille femme, qui l’avait autrefois bercé sur ses genoux, était fort empêchée de mener paître ses trois chèvres et son âne. Elle était fatiguée, malade : chaque jour la marche lui devenait plus pénible. Barsabas obtint qu’elle lui remît le soin de son petit troupeau. Tous les matins, au lever du soleil, il s’en allait avec ses nouveaux compagnons, en quête de quelque creux des collines où l’herbe fût verte et la feuillée épaisse. Parfois l’âne, qui avait l’humeur fantasque, se mettait à courir, ou bien encore refusait d’avancer. Parfois l’une des chèvres tombait dans un ravin, et Barsabas était forcé d’y descendre à sa suite. Mais il acceptait en souriant ces faciles épreuves. Et, au total, revoyant ses péchés, peu s’en fallait qu’il ne s’étonnât de l’excès d’indulgence de son divin maître. Depuis longtemps, en effet, il ne se souvenait pas d’avoir connu une vie aussi heureuse : depuis le jour où il s’était cru appelé à convertir le monde.

« Quelle douce vie, songeait-il, quelle paix en moi et autour de moi ! Le bleu du ciel s’argente de nuages transparents ; le parfum des fleurs fait chanter les cigales ; et voici mon chevreau noir qui accourt en bêlant, pour que je lui apprenne à sauter par-dessus mon bâton ! De ces chères créatures confiées à ma garde, il n’y en a pas une dont les pensées ne me soient familières. Je lis dans leurs yeux comme dans un livre : et, bien que ni elles ni moi ne puissions nous parler, je pénètre en elles sans ombre d’effort ; tandis qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de mes plus proches amis me restait fermée ! » Et il voyait alors que, pour pénétrer dans l’âme d’autrui, le moyen n’était pas de connaître les langues, ni les mœurs, ni l’histoire, mais simplement de s’oublier soi-même et d’aimer autrui.

Ainsi s’écoulèrent de tranquilles années, jusqu’à ce qu’un matin Barsabas, en s’éveillant, ne se sentit plus la force de se lever de son lit. Il comprit aussitôt que son maître avait achevé de lui pardonner. Et peut-être même ce pardon lui fut-il confirmé par un autre signe : car sa femme a raconté plus tard que, au moment où elle venait près de lui, elle l’avait entendu disant à voix haute, en patois galiléen, et avec son naïf accent de jadis : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit béni ! » Mais le fait est que, ni à sa femme, ni à sa mère, ni à ses amis accourus en foule à son chevet, il ne parla autrement que par signes ; et il n’eut pas besoin d’une autre langue pour leur exprimer, de la façon la plus claire et la plus touchante, combien il était certain de se retrouver bientôt avec eux, dans un monde où Dieu ne pourrait manquer de leur concéder, à jamais, un village et des collines semblables aux leurs.

Puis il s’éteignit doucement, tranquillement, comme un enfant s’endort. Et, si les hasards d’une excursion vous conduisaient dans le village de Galilée où il a vécu les seules années vivantes de sa vie, les habitants ne manqueraient pas de vous répéter l’histoire de ce Juste à qui son divin maître, après lui avoir accordé la grâce de parler toutes les langues, avait daigné accorder la grâce, plus précieuse encore, de trouver le repos et le bonheur sans en parler aucune.

1900.

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