Contes Chrétiens
IV
L’AMOUR
Les disciples lui dirent : « Qui donc peut être sauvé ? » — Et Jésus, les regardant, leur dit : « Quant aux hommes, cela est impossible : mais, quant à Dieu, toutes choses sont possibles. »
(Saint Matthieu, XIX, 25 et 26.)
Cependant la nuit était descendue sur le désert. Elle avait ramené la légère troupe des étoiles, qui maintenant adoucissaient d’une gaze argentée le bleu profond du ciel. Mais Jésus n’avait point d’yeux, ce soir-là, pour admirer leurs gentilles façons. Il s’était agenouillé ; il pleurait et priait. Enfin, il dit :
« Malheureux, j’aurais dû te reconnaître plus tôt ! Sous mille déguisements tu tenteras mon troupeau, pendant les siècles qui approchent ; mais celui que tu as pris aujourd’hui, c’est lui qui t’aidera à détacher de moi les âmes les mieux nées pour m’appartenir. Par le rêve tu auras plus de force sur elles que par les sens et la vanité.
« Mais je saurai déjouer tes ruses, et chacun pourra trouver dans mes parole une arme contre toi. A ceux que la réalité touche plus fort que le rêve, j’ouvrirai les portes du rêve ; je rappellerai au goût de la réalité ceux qui seront trop enclins à rêver. A ceux-là je dirai :
« Frères, votre raison vous affirme, en effet, que rien n’est réel en dehors de votre pensée. Mais qui vous prouve que votre raison ne vous trompe pas, qu’elle n’est pas en vous pour vous tromper ? Or, votre raison a toute chance de vous tromper : elle est, d’origine, un instrument de lutte et de défense ; sa première forme est la ruse, s’imposant à la force physique. Votre raison a toute chance de vous venir de Satan : mais c’est mon Père qui vous parle par la voix de votre cœur. Et votre cœur vous ordonne de compatir et d’aimer.
« Il ne s’agit pas d’aimer tous les hommes : l’objet serait trop vaste pour un si faible cœur, et vous risqueriez de n’aimer aucun homme de la façon qui convient. Mais démettez-vous d’une partie de vous-mêmes en faveur d’une créature que vous verrez au-dessous de vous ; souffrez de la faim avec un chien affamé ; quand une femme vous déplaît et que vous lui plaisez, sacrifiez votre déplaisir pour lui procurer du plaisir ! La raison vous commande de renoncer au monde pour vous retirer en vous-mêmes ; mais le cœur vous ordonne de sortir de vous-mêmes pour prendre une part aux souffrances d’autrui. Il n’y a pas d’autre devoir, et il n’y a pas non plus d’autre joie.
« Un homme viendra au tribunal de mon Père, qui dira : J’ai souffert avec ceux qui souffraient ; je ne pouvais les voir souffrir sans en être ému. Et mon Père le fera asseoir à la table des justes. Un autre homme viendra qui dira : La bassesse des hommes m’a toujours éloigné d’eux ; mais, un jour, j’ai rencontré un enfant qui pleurait si fort que je l’ai secouru. Et, celui-là, mon Père le fera revêtir de la robe des anges. »
« Mais malheur à ceux qui, lorsqu’ils entendront se plaindre une créature, se demanderont si elle existe avant de la secourir ! Malheur à ceux qui, pour ne pas entendre la plainte des créatures, se réfugieront dans le rêve, où ils se croiront dieux ! A ceux-là je dirai : Rappelez-vous que vous êtes poussière, et que vous retournerez en poussière !
« Et, sous les mensonges de leur joie, leur supplice sera égal au tien, malheureux Satan, jadis mon frère, condamné à ne pas aimer pendant les siècles des siècles… Mais, maintenant, arrière de moi ! Il a été écrit que tu ne devais pas me tenter ! »
Jésus s’enfonça dans le désert. Pendant quarante jours et quarante nuits il jeûna. Plusieurs fois Satan le tenta encore, malgré sa défense. Mais l’Esprit était en lui, et jamais il n’eut plus de pensée que pour le salut des hommes.
Et, quand il sortit du désert, sa divinité se révéla au monde par le grand miracle, le Sermon sur la Montagne. Car aux saints aussi a été accordé de guérir les paralytiques, et de ressusciter les morts, et de nourrir cinq mille ventres avec cinq pains et deux poissons : mais un Dieu seul pouvait donner aux âmes, pour la durée des siècles, sous l’espèce de quelques petites phrases sans ordre ni style, un inépuisable aliment d’espérance et de consolation. Ce sermon fameux commençait ainsi : Heureux les pauvres d’esprit !
1892.