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Contes Chrétiens

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I
LA MORT

Celui qui ne demeure pas en moi sera jeté hors de la vigne comme un sarment inutile, et il séchera, et on le ramassera pour le jeter au feu.

(Saint Jean, XV, 6.)

Lorsque Jésus, touché des larmes de la veuve de Naïm, ordonna à son fils de se lever dans le cercueil où, depuis la veille, on l’avait étendu, le jeune homme ouvrit les yeux, se leva, et se mit à parler. Mais ses amis, qui d’abord n’avaient pensé qu’à se réjouir du miracle glorieux de sa résurrection, s’aperçurent bientôt que quelque chose avait changé en lui. Ce que c’était au juste qui avait changé, ils n’auraient su le dire : car tous les traits de son visage étaient restés les mêmes, et déjà ils avaient repris leur ancienne apparence de fraîcheur et de force juvéniles, qu’une longue maladie leur avait enlevée. Ses traits n’avaient pas changé, mais une expression nouvelle s’y lisait, à présent, dont ses amis furent épouvantés. Ils eurent le sentiment qu’une autre âme, profonde, obscure, douloureuse, s’était substituée à la simple petite âme d’enfant qu’ils avaient aimée. En vain le jeune homme leur parlait, en vain il les appelait par leurs noms : ils ne parvenaient pas à le reconnaître. Et, quand ils l’eurent ramené jusque devant sa maison, aucun d’eux ne s’offrit à y entrer avec lui.


Ce que c’était au juste qui avait changé, dans son visage, sa mère seule l’avait vu dès le premier moment. Rentrée chez elle, la vieille femme installa son fils à la place où elle-même avait coutume de s’asseoir ; après quoi elle s’agenouilla près de lui, et, le regardant jusqu’au fond des yeux : « Thomas, lui dit-elle, pourquoi ne me souris-tu plus comme tu as toujours fait ? Je me rappelle que, le jour de ta naissance, ton père t’a déposé un instant dans mes bras : aussitôt tu as cessé de crier et tu m’as souri. Plus tard, pendant les dix-huit ans que nous avons vécu ensemble, ton sourire a été mon soutien et ma consolation. Et tu me souriais encore, avant-hier, à l’heure où déjà tes membres commençaient à se refroidir. Pourquoi donc ne me souris-tu plus, mon enfant, maintenant que ce jeune dieu t’a rendu à moi ? » Thomas lui prit les mains, et elle vit qu’il remuait les lèvres, s’efforçant de leur donner la forme d’un sourire. Mais ni ses lèvres, ni ses yeux, ne consentirent à secouer l’expression de tristesse que le doigt de la mort y avait laissée. Et la pauvre femme sentit que son cœur se déchirait de nouveau.

Puis elle se souvint que son fils n’avait pas mangé : peut-être était-ce la faim qui l’épuisait ? Elle courut au marché, acheta du lait, des œufs, des gâteaux, tout ce qu’elle savait qu’il aimait le mieux. Et Thomas ne refusa pas de manger, ce dont elle se réjouit comme d’un second miracle : car elle en était arrivée à se demander, en revoyant son visage immobile, si ce n’était pas seulement l’ombre de son fils qu’un adroit magicien avait ranimée. Et, après qu’il eut mangé, il lui parla doucement. Il la questionnait sur ce qui s’était passé dans la petite ville, sur ce qu’avaient dit les uns et les autres, sur l’argent que sa maladie avait dû coûter. Il parlait ; mais elle retrouvait dans sa voix la même tristesse que dans son regard. L’âme semblait absente des mots qu’il disait. Son âme n’avait-elle pas encore achevé de se réveiller ? Ou bien avait-elle rapporté, du royaume mystérieux d’où elle revenait, l’empreinte de quelque effroyable vision que, jamais plus, elle ne pourrait oublier ? Il y avait eu autrefois, dans un village voisin de Naïm, un berger qui se vantait d’avoir su pénétrer au séjour des morts : il avait vu des diables, avec de longues queues, occupés à piler des âmes dans des mortiers de fer rouge. Était-ce à des spectacles comme celui-là qu’avait assisté Thomas ? et allait-il en garder toujours l’image au fond de ses yeux ?

La vieille femme n’osa pas l’interroger, à peine osa-t-elle lui parler, aussi longtemps qu’ils restèrent assis l’un près de l’autre, sous le soir tombant. Mais vingt fois, pendant la nuit, elle se releva, ralluma la lampe, s’approcha avec précaution du lit de son fils, espérant le trouver endormi. Non, toujours il la regardait tristement, de ses grands yeux vides. Enfin elle n’eut plus la force de se contenir davantage.

— Mon enfant, lui dit-elle, je suis ta mère, aie pitié de moi ! Permets-moi du moins de partager ton angoisse, à supposer même que je n’aie pas le moyen de la consoler ! Et puis, crois-moi, j’en ai le moyen ! Ce que tu as vu, là-bas où tu es allé, ce que tu t’imagines avoir vu, et dont le souvenir t’empêche de vivre, ce ne sont rien que des cauchemars, pareils à ceux qui te tourmentaient pendant ta maladie. Tu te réveillais tout en sueur, tremblant, effrayé ; mais, dès que tu m’avais raconté ton rêve, il se dissipait. Il se dissipera cette fois encore, avec l’aide de Dieu ! Efforce-toi seulement de l’oublier, après me l’avoir dit, et, plutôt, pense à la réalité qui se rouvre devant toi ! Tu as dix-huit ans, ton jeune corps rayonne de vigueur et de santé ! Tout à l’heure, les plus belles filles de Naïm se retourneront quand tu passeras dans la rue. Crois-moi, laisse aux vieux le souci de la mort ! Ces oiseaux qui s’éveillent et chantent, dans notre jardin, ce soleil qui met des reflets roses aux branches de ton cher mûrier, tout cela, c’est la vie qui t’appelle, mon enfant ! Ne l’entends-tu pas ?

— Je l’entends, répondit Thomas, et de là surtout me vient mon angoisse : car je crains d’avoir à jamais perdu le goût de la vie. Où suis-je allé, durant ces deux jours ? Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je fait ? Aucun souvenir ne m’en reste, et je n’ai aucun rêve à te raconter. Je garde simplement la sensation d’avoir été tiré d’un profond sommeil, si profond et si reposant que tout mon être n’aspire qu’à s’y replonger. Et quant à ce que tu nommes la réalité, en vain je m’efforcerais d’y prendre plaisir ! Les choses qui m’entourent m’apparaissent enveloppées d’une brume monotone et funèbre. J’ai dans la bouche une saveur étrange, répugnante, une saveur de mort. J’ai dans les narines une odeur de mort. C’est, — figure-toi ! — comme si j’étais seul vivant parmi des cadavres. Ah ! pourquoi ce Galiléen…

Le jeune homme releva les yeux et se tut, en apercevant le visage consterné de sa mère. Mais, ni ce jour-là ni jamais, pendant les deux années qui suivirent, il ne put chasser l’immense et pesant dégoût dont il était envahi. Sa vue ne découvrait partout que laideur. Tout l’ennuyait, la conversation de ses amis, les jeux, qu’autrefois il avait adorés, les promenades dans les bois ou au long des ruisseaux. L’inutilité des occupations humaines le remplissait d’épouvante. Il comparait les hommes à un écureuil qu’un de ses voisins avait enfermé dans une cage, et qui, du matin au soir, grimpait sur une roue tournant sur elle-même. « La pauvre bête espère toujours trouver une issue, songeait-il. Si elle se rendait compte que la roue la ramène, chaque fois, à son point de départ, elle se jetterait dans un coin de la cage, et ne bougerait plus. » Et tantôt il plaignait l’écureuil, tantôt il l’enviait.

Des amis l’engageaient à se chercher une distraction dans l’étude. Sa mère vendit un champ qu’elle avait, et lui acheta des livres, les derniers ouvrages d’illustres savants de Jérusalem. Il les lut avec le courage héroïque d’un malade qui, pour guérir, se soumet aux plus cruelles fantaisies des médecins. Mais ces livres, au lieu, de le guérir, ne firent que lui aggraver la conscience de son mal. « A quoi bon, se disait-il, nous fatiguer à connaître les secrets d’un monde où nous ne faisons que passer, et qui passe lui-même éternellement ? » Et d’ailleurs il sentait bien que les secrets du monde n’étaient pas dans les livres. Ce qu’était la vérité, il ne le savait pas, son esprit ayant perdu toute trace des deux jours où il avait été admis à la contempler mais, contre les prétendues vérités que lui enseignaient les savants, une voix intérieure protestait, en lui. Elle lui disait que c’étaient là de grossiers mensonges, des contes comme ceux qu’inventent les nourrices pour effrayer les enfants. Elle lui disait que tout n’était qu’illusion et chimère ; que, du désordre infini des choses, personne ne pouvait prétendre à déduire des lois ; et qu’il n’y avait point pour l’homme d’aussi dangereuse folie que de vouloir échapper à son ignorance. De telle sorte qu’il finit par jeter ses livres au feu, physique, et philosophie, algèbre, grammaire, histoire naturelle, terrifié de l’influence funeste qui s’en dégageait : après quoi, il se trouva plus misérable encore qu’avant de les lire, plus seul, plus éloigné des hommes, plus accablé de l’affreux goût de mort qu’il avait dans la bouche.


Cependant il continuait à vivre, par égard pour sa vieille mère qui ne vivait que de lui. Des journées entières il se tenait assis devant sa maison, inerte et muet ; ou bien il errait au hasard dans les rues de Naïm, et, chacun, dès qu’il l’apercevait, s’écartait de lui comme d’un fantôme. Ainsi s’écoulèrent deux longues années, au bout desquelles sa mère tomba malade et mourut. Elle non plus n’avait guère souri, la pauvre femme depuis le jour où, ivre de bonheur, d’espoir, et de reconnaissance, elle avait reçu dans ses bras son fils ressuscité. Mais, la nuit même de sa mort, elle eut une vision qui la réconforta. Thomas, qui d’ordinaire restait près d’elle, était allé, cette nuit-là, dormir quelques heures dans un autre coin de la chambre. Lorsqu’il se réveilla, elle lui souriait affectueusement ; et ce fut d’une voix tranquille, presque joyeuse, qu’elle lui dit adieu. Elle lui avoua que jamais, malgré son chagrin, elle n’avait cessé de remercier le mage de Nazareth, pour la grâce surnaturelle qu’il lui avait accordée. « Il ne t’a point rendu à moi tel que tu étais, mais du moins il m’a permis de te revoir, d’entendre de nouveau le son de ta voix, de t’avoir aujourd’hui à mon chevet pour me fermer les yeux ! Et pas une fois durant ces deux ans je n’ai cessé d’implorer son aide, dans le secret de mon cœur. J’étais certaine qu’après avoir eu compassion de moi, il l’aurait de toi, et qu’un jour, bientôt, il reviendrait compléter son miracle. Or, tout à l’heure, tandis que tu dormais, il est revenu ! Il est entré je ne sais comment, sans que la porte s’ouvrît, il m’a fait signe de ne point parler, et puis il s’est penché sur toi, et il t’a considéré avec une expression de tendre sollicitude qui, d’un seul coup, m’a délivrée de tout mon souci. Il voulait — vois-tu ? — m’assurer qu’il ne t’abandonnerait pas quand je ne serais plus là ! »

Elle respirait avec peine, ses mots devenaient indistincts. Mais soudain elle se redressa sur son lit, et, attirant à elle la tête de son fils, elle lui murmura dans l’oreille, tout bas, comme si elle avait un peu honte du grand sacrifice qu’elle lui demandait : « Mon enfant, si tu m’aimes, jure-moi qu’en souvenir de moi, tu supporteras la vie quelque temps encore ! » Il jura, incapable de lui rien refuser en un tel moment. Elle le baisa au front, se laissa retomber sur l’oreiller, et mourut, heureuse. Mais lui, quand il comprit qu’elle était morte, tout son être se souleva dans un cri de douleur. Il se jeta à genoux et fondit en larmes. C’était la première fuis qu’il pleurait, depuis son retour à la vie.

La promesse qu’il venait de faire, toutefois, ne lui parut pas aussi pénible à tenir qu’elle lui aurait paru les jours précédents. Non pas que, ainsi que se l’était imaginé sa mère, Jésus eût dès lors « complété son miracle ». Le cœur du jeune homme restait vide de désirs, le spectacle des choses continuait à l’importuner, et ses sens étaient toujours imprégnés d’une sensation de mort. Mais, sans doute sous l’influence de ses larmes, sa tristesse avait pris en lui une forme nouvelle. Il ne s’affligeait plus, maintenant, de l’inutilité des autres vies ; c’était celle de sa propre vie qui le désolait. Lui-même se faisait l’effet d’être un cadavre, parmi des vivants. Est-ce que sa mère, par exemple, avait simplement tourné une roue, comme l’écureuil dans sa cage ? Il se la rappelait veillant sur lui, depuis son enfance, se privant de manger pour lui acheter un manteau de soie dont il avait envie. Jamais elle n’avait cessé de travailler, de se sacrifier, de souffrir pour lui : et cependant, jusque dans sa souffrance, il se rappelait qu’elle avait eu la joie de se sentir vivre. Non, pas un de ses jours n’avait été perdu ! Loin d’avoir passé comme une ombre vaine, elle avait accompli une œuvre réelle et sérieuse, une œuvre nécessaire ! Et Thomas, en songeant à elle, en revoyant le beau sourire qui l’avait transfigurée sur son lit de mort, se disait que la vie des hommes devait avoir une raison qu’il ne connaissait pas, une signification mystérieuse et féconde, un secret qui, peut-être, se découvrirait à lui s’il savait le chercher.

Ce secret faillit lui être révélé quelques jours plus tard, à Jérusalem, où il avait eu l’idée de venir demeurer. Un matin, le hasard de ses pas l’avait conduit au Temple ; et voici qu’en y entrant il aperçut, devant lui, le Nazaréen qui l’avait ressuscité. Debout sur un banc, le jeune mage prêchait à une foule de Juifs, dont la plupart d’ailleurs ne l’écoutaient que pour tourner en moquerie toutes ses paroles. Et Thomas entendit qu’il disait, de cette voix sonore et douce qu’il n’avait pu oublier : « Je vous apporte un commandement nouveau, qui est d’aimer. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés : car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. A votre amour seulement tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples ! » Mais l’âme du ressuscité de Naïm n’était pas mûre encore pour l’amour. Toute sa haine, au contraire, s’était ranimée, en présence de l’homme qui, depuis deux ans, le condamnait à vivre. Il aurait voulu crier aux Juifs que cet homme mentait, qu’il ne songeait qu’à les perdre, qu’avec sa douce voix et la flamme de ses yeux il n’était qu’un ténébreux sorcier, exerçant jusque sur les morts son œuvre malfaisante. Il ne dit rien, pourtant, retenu tout à coup par la pensée de sa mère. Mais il s’enfuit du temple, il s’enfuit de Jérusalem. La petite somme que lui avait procurée la vente de sa maison, il résolut de l’employer à parcourir le monde, en quête d’un lieu où il pût se distraire, peut-être, du souvenir obsédant de sa destinée.

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