De la volonté
VII
La notion divine du devoir
Qu’est-ce donc que ce sens du devoir, devant lequel s’arrête le mécanisme fatal de nos facultés, et qui crée en nous, par sa seule présence, le libre jeu de nos déterminations personnelles ?
Ce ne peut être qu’un bien, et le plus grand de tous les biens, puisqu’il place en nos mains la clé de nos destinées, puisqu’il déverrouille notre vouloir, nous hausse à la dignité de créatures conscientes et responsables ; puisqu’il nous met enfin en possession de ce que les hommes ont toujours revendiqué ici-bas avec le plus d’âpre insistance, avec les plus fiévreux enthousiasmes et les plus ardentes clameurs : la liberté !
Le sens du devoir est donc un bien. Mais il l’est surtout et avant tout parce qu’il est la propre touche du divin dans notre âme, la révélation intime de l’existence d’une volonté supérieure à la volonté humaine.
Cette volonté supérieure ne peut être que bonne. Le mal, en effet, n’est pas supérieur au bien ; car le bien, c’est l’être, et le mal c’est le manque, le défaut d’être. Si donc une volonté existe, supérieure à la nôtre, il faut que cette volonté et le sens du devoir qui nous la révèle soient des biens supérieurs à tout autre, soient le bien.
Volonté suprême, bien suprême, à la fois incontestable par la raison de l’homme, et inconnaissable en plénitude à cette même raison.
La raison humaine, en effet, ne peut ni douter que Dieu soit, ni atteindre toute seule à la connaissance approfondie de Dieu.
Dieu se prouve à nous d’une façon irrécusable d’abord par la constatation de l’existence d’un monde qui n’a pu se faire lui-même, puis par ce sens du devoir déposé en nous avec un caractère d’autorité dépassant toute autorité humaine.
Aucun homme n’a de lui-même et par lui-même autorité sur un autre. L’autorité conférée par la force n’est qu’un fait brutal contre lequel se révoltera toujours la conscience. L’autorité conférée par la nature, comme celle des parents sur leurs enfants, si on la dépouille de sa délégation divine, n’est plus qu’un pouvoir temporaire, vite secoué, analogue aux rapports qui existent dans la famille animale entre les bêtes et leurs petits. L’autorité conférée par le droit social n’est que l’acceptation d’un contrat que l’une des deux parties, quand elle se sent la plus forte, peut toujours récuser.
On aura beau tourner et retourner la question : sans Dieu, pas de devoir.
Sans devoir, pas de liberté, puisque tout cède à l’attrait, et que l’on ne peut rien contre son attrait.
Sans liberté, rien à faire et rien à dire. Le monde ira comme il pourra. Il faut renoncer à tout progrès. Il n’y a ni bien, ni mal, ni volonté personnelle. Et tout effort, en quelque sens que ce soit, est parfaitement inutile.
On m’objectera que l’athée peut être honnête homme et se conduire par sentiment du devoir. Je répondrai que ce prétendu sentiment du devoir n’est en réalité, chez lui, qu’un attrait. Il se trouve que cet attrait coïncide avec le bien général : tant mieux ! Mais s’il coïncidait un jour avec autre chose, l’athée ne saurait s’en détourner.
Sans Dieu, l’homme est son propre maître. Et l’homme qui n’obéit qu’à lui-même est fatalement le serviteur de son attrait.
L’athée, s’il est doué d’une nature qui le porte vers le bien, fait le bien sans choix et sans mérite, comme le soleil donne sa chaleur. Que dis-je ! le soleil qui donne sa chaleur est innocent : l’athée ne l’est pas. Car au fond de toute raison humaine, un commencement de foi en Dieu est toujours déposé. De ce commencement de foi, qu’un devoir premier, initial et formel, ordonne de cultiver, l’athée se détourne. Il fera le bien dont il a l’attrait, par attrait, sans se soumettre à plus haut que lui. Il se passera de Dieu. Il sera volontairement son propre maître, c’est-à-dire son propre esclave.
Obéir au devoir, c’est obéir à Dieu. Celui qui obéit à ce qu’il appelle son devoir, sans faire remonter son obéissance jusqu’à Dieu, n’obéit en réalité qu’à son attrait personnel.
Obéir à Dieu, c’est faire la volonté de Dieu. Il y a donc une rigoureuse identité entre le devoir et la volonté de Dieu. Tout ce qui n’est pas la volonté de Dieu n’est pas le devoir. Et le devoir étant un bien, le plus grand et le premier de tous, tout ce qui n’est pas la volonté de Dieu n’est pas le bien.
Faire son devoir, c’est donc faire le bien ; faire le bien, c’est donc faire son devoir. Mais on ne fait son devoir et on ne fait le bien que quand on fait la volonté de Dieu.
Or, cette volonté, comment la connaître ?
Les clartés naturelles de notre raison nous en donnent une idée générale ; mais les clartés naturelles de la raison, faillibles, insuffisantes pour nous communiquer la connaissance approfondie de la nature de Dieu, ne peuvent suffire non plus à nous faire connaître dans le détail la volonté divine.
Celle-ci ne peut nous être communiquée que par une Révélation officielle.
Et donc, sans foi en une Révélation officielle, pas de devoirs explicites. Car on ne peut appeler devoirs d’arbitraires obligations que l’homme se créera à lui-même et imposera aux autres selon les fantaisies de son attrait particulier.
Chacun de nous sait par une révélation intime que le devoir existe. Mais aucun de nous ne peut être exclusivement juge de son devoir, ne peut prétendre agir, sans contrôle, d’après sa seule conscience. Sans doute, on ne doit pas agir contre sa conscience : mais ce serait précisément agir contre elle que d’avoir la prétention de ne relever que d’elle. L’homme est ici, plus que partout, un être enseigné. Le règne du libre examen en fait de bien et de mal, ce serait l’établissement sur la terre d’autant de lois morales qu’il existe d’individus. La société ne serait plus qu’un chaos, et personne ne pourrait plus s’y reconnaître.
Aucune conscience ne recevra jamais la connaissance exacte de son devoir que d’une source divine.
L’autorité divine, seule, — directe ou déléguée en ses représentants, — imprime au devoir un caractère d’obligation. Toute autorité qui ne remonte pas à cette source est sans force. Tout devoir qui ne s’y rattache pas est sans caractère obligatoire, et donc n’est pas le devoir.
Sans le support religieux, le sentiment du devoir ne peut pas plus se poser et se soutenir dans la conscience que l’homme lui-même ne pourrait se tenir debout et marcher sans le globe solide que Dieu a mis sous ses pieds. Nous voici donc amenés, par la pure logique des faits, à sortir du domaine naturel pour entrer dans le domaine surnaturel. Et seule, la volonté qui va suivre cette direction, franchir ce pont, consentir à cette élévation, pourra s’appeler la volonté du bien.
Ici se présente l’illusoire apparence d’un cercle vicieux : pour adhérer au surnaturel, il faut le vouloir ; et pour le vouloir, il faut y croire : comment y croire, si on ne le veut pas ? et comment le vouloir si on n’y croit pas ?
La difficulté serait inextricable si Dieu n’avait commencé à la résoudre pour nous.
De même que nous avons reçu la vie sans nous l’être donnée, sans même l’avoir demandée, nous possédons tous, sans y être pour rien, un commencement de bon vouloir, un commencement de foi, d’adhésion au surnaturel, un don gratuit et premier appelé grâce, qui est en nous comme premier moteur, prêt à nous donner, si nous n’y résistons pas, l’impulsion initiale vers le bien, vers le devoir, vers la volonté de Dieu.
Cette impulsion, si elle est acceptée, sera suivie de grâces nouvelles, produisant de nouvelles impulsions, et cela indéfiniment, tant que nous ne mettrons pas notre volonté au cran d’arrêt, ou que nous ne ferons pas machine en arrière.
Sans cette aide première, sans cette mise en branle qui vient de Dieu, notre volonté ne pourrait jamais prendre son élan. Cette mise en branle est à notre volonté ce que la création même de notre être est à notre être lui-même.
Nous existons. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Ainsi notre volonté se meut : mais elle ne s’est pas mise en mouvement toute seule ; elle ne se meut que par le fait d’une impulsion donnée.
Cette impulsion, Dieu nous la donne, cela va sans dire, dans le sens du bien, dans le sens du devoir. Mais il nous laisse — et c’est notre privilège de créatures raisonnables — la faculté de l’enrayer. Tout comme, en nous donnant la vie, il nous laisse la faculté de nous l’ôter.
L’animal subit la vie jusqu’à ce que Dieu la lui retire. L’animal ignore le suicide. L’homme seul a la possibilité de se tuer volontairement.
De même, l’homme a la faculté d’enrayer en lui la vie de la grâce. Nous avons la liberté de nous défendre contre Dieu, de rejeter ses dons ; le don de la vie physique, le don de la vie surnaturelle.
Nous sommes libres de laisser vivre et d’alimenter notre corps, ou de le faire mourir, soit d’inanition, soit violemment, soit en l’empoisonnant petit à petit. Nous sommes libres, de même, de faire vivre ou de tuer notre âme.
Dieu nous aide à faire le bien. Il ne nous aide pas à faire le mal. Nous sommes libres, aidés dans le bien, de repousser cette aide pour faire le mal tout seuls, ou d’accepter cette aide pour faire le bien avec Dieu.
Quant à faire le bien tout seuls, cela nous est radicalement impossible.
Dieu est, — à l’insu même de celui qui se croit le seul auteur de ses actes, — présent et agissant dans toute parcelle de bien qui s’exécute sur la terre, comme son pouvoir créateur se retrouve et subsiste en tout être, jusqu’au plus infime, appelé par lui à l’existence.
Avoir la prétention de faire le bien tout seul équivaut à prétendre être né parce qu’on l’a voulu, et vivre de son seul gré et par son seul pouvoir.