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De la volonté

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XIII
L’éducation de la volonté : deuxième période

A mesure que l’enfant grandit, son intelligence se développe, sa volonté commence à en recevoir les avertissements : elle commence à se transformer de volonté instinctive en volonté consciente et responsable, capable de se constituer bonne ou mauvaise volonté.

Cette transformation ne se fait pas en un jour. L’éducateur a donc encore à éduquer, et c’est-à-dire à capter, ce qui reste dans l’enfant de volonté instinctive, en même temps qu’il va avoir à élever, et c’est-à-dire à éclairer, ce qu’il y apparaît de volonté consciente.

Et ces deux opérations, ces deux procédés, ces deux tâches, il va falloir les mener de front, parallèlement. En même temps qu’on fera obéir l’enfant d’autorité, ou commencera de lui expliquer les motifs raisonnables de son obéissance. La sanction de l’acte s’accompagnera de l’instruction de la parole. Ce n’est plus le moment d’imposer des habitudes par la force : mais par la répétition ferme, persévérante, et sereine, des mêmes ordres et des mêmes observations.

L’esprit de l’enfant est essentiellement oublieux et léger. D’une minute à l’autre, il perd de vue ce qu’on vient de lui faire observer. L’éducateur doit dire et redire sans se lasser, sans s’étonner, sans s’indigner, sans rendre l’enfant responsable d’une étourderie inhérente à son âge, ce qu’il a déjà dit mille fois, et qu’il lui faudra redire dix mille fois encore. Rien ne sert de s’énerver, de s’exaspérer, d’accabler un enfant de « En voilà assez !… Tu le fais exprès !… Veux-tu être sage ?… Tu es insupportable, à la fin !… » etc., etc… Toutes ces impatiences et toutes ces exclamations ne servent qu’à noyer l’observation essentielle, et à l’empêcher de s’incruster dans le jeune entendement, friable encore à l’excès, et bouleversé en pure perte par tout ce déluge de reproches et de commentaires.

Mais on ne peut se borner à enfermer un enfant dans un cercle d’habitudes. La vie n’est pas que la répétition monotone des mêmes actes. Elle offre un vaste champ à l’imprévu, et l’âme, par un certain côté, aspire à cet imprévu. Il faut tenir compte de ce besoin de nouveauté qui existe en tout être humain, surtout à l’âge où tout est découverte, initiation et émerveillement, et où il est si facile de procurer des surprises joyeuses, des ravissements et des admirations fertiles. Imaginatif et sensible, tel est surtout l’être sur lequel s’exerce cette seconde période de l’éducation. Emprisonner un enfant dans une enceinte de routines et de rabâchages, ce serait lui suggérer un désir fou de s’évader, de connaître à tout prix autre chose. La tâche ici consiste donc surtout à charmer, à séduire, à enthousiasmer cette jeune âme, ce cœur qui s’ouvre et qui frémit de toute la poussée d’un sang chaud et ardent… charme, séduction et enthousiasme suscités, cela va sans dire, en faveur du bien et du devoir, qu’il s’agit de rendre le plus attrayants possible.

Ne pas confondre ce procédé avec celui qui s’appelle vulgairement dorer la pilule. Il n’est pas question, pour rendre le devoir attrayant, de l’incorporer d’une manière artificielle à une apparence de plaisir. L’enfant discerne très bien ce truquage et ne s’y laisse pas prendre. L’huile de ricin avalée dans une tasse à fleurs n’en reste pas moins de l’huile de ricin ; et c’est la tasse à fleurs qui risque d’être prise en grippe.

Ne pas non plus, sous prétexte d’opportune condescendance, tourner toute chose sérieuse en amusement. N’occuper l’enfant que de jeu, c’est cultiver en lui une puérilité qu’on a pour mission de faire peu à peu se muer en maturité. L’enfant doit être habitué à prendre au sérieux les choses sérieuses. Vouloir qu’il s’amuse de tout, ce n’est pas lui rendre le devoir attrayant, c’est lui en ôter le respect.

Mais voulez-vous que votre enfant étudie et s’instruise ? Faites-lui aimer son travail, car aimer c’est vouloir. Et pour qu’il aime le travail, rendez-lui le travail aimable en lui donnant des professeurs sympathiques, des livres bien faits, une salle d’étude où il ne gèle pas l’hiver et ne cuise pas l’été, et dont les murs ne suintent pas l’ennui. Voulez-vous que votre enfant, en grandissant, reste volontiers dans sa famille et s’attache à son intérieur ? Rendez-lui cet intérieur agréable par la paix et l’harmonie que vous y ferez régner, par la gaîté que vous y entretiendrez, par les gentils camarades que vous réunirez autour de lui. Voulez-vous que votre enfant devienne pieux ? Rendez-lui la piété douce et souriante par la pratique de petites dévotions faciles, par la poésie des récits bibliques et évangéliques, ouvrant des ailes à son imagination et touchant son cœur. Voulez-vous faire de votre enfant un homme vertueux ? Rendez-lui la vertu attirante en la lui représentant vous-même sous des traits plaisants ; montrez-lui en votre personne la vertu enjouée, la vertu cordiale, la vertu charmante ; exercez sur lui, par votre seul exemple, la séduction de la vertu.

Tout ceci n’empêchera pas qu’en mainte circonstance, le devoir, en se présentant à l’enfant, réclamera de lui un effort. Si l’effort le rebute, s’il commence par s’y dérober, ne l’accusez pas tout de suite de mauvais vouloir. Mesurez d’abord, et faites-lui ensuite mesurer à lui-même ses possibilités. Faites-lui prendre conscience de sa valeur musculaire et intellectuelle. Montrez-lui ce qu’il peut faire, ce qu’il est réellement capable de faire s’il le veut. Ne lui demandez jamais un effort exagéré, impossible, où disproportionné avec son résultat.

Surtout, ne dites jamais à un enfant qu’il n’a pas de volonté. D’abord parce que ce n’est pas vrai. Ensuite parce que vous feriez immédiatement se tourner toute la volonté qu’il a vers l’inaction, la paresse et le statu quo.

Dites-lui au contraire qu’il possède toute la volonté nécessaire pour faire ce qu’il doit, et que ce qu’il doit n’est jamais que ce qu’il peut. Faites-lui chercher dans quel obscur ou tortueux repli de sa conscience est allée se terrer cette volonté qui n’apparaît pas pour l’effort antipathique ; faites-lui comprendre que s’il ne parvient pas à mettre sa volonté à tel acte qui serait de son devoir, c’est qu’il l’a mise ailleurs : au jeu, au repos, ou au mal… Dites-lui que c’est là qu’il la faut aller dénicher et reprendre, pour la mettre où elle doit être mise ; et montrez-lui qu’en somme, pour vouloir ce qu’on ne veut pas, il s’agit d’abord de dévouloir ce qu’on voulait : ce qui sera lui faire toucher du doigt l’existence réelle de cette volonté, toujours employée à quelque chose, et jamais abolie chez personne, en aucun cas.

En même temps que vous éclairerez ainsi peu à peu la conscience de votre élève, vous continuerez à vous servir, pour aiguiller et lancer sa volonté à l’assaut du bien, de l’amorce de l’attrait : attrait-immanence, et aussi attrait-récompense.

Faire choisir à la volonté le devoir pour le devoir, c’est là sans doute le but le plus élevé, le but final de l’œuvre. Mais on n’y arrive pas d’un coup et sans étapes. On n’y arrive même jamais que si celui que l’on dirige veut bien s’y porter librement. Nous l’avons dit : on ne peut vouloir pour personne. On montre le chemin au voyageur : on n’y marche pas pour lui. On n’éduque, on ne dresse, en la captant, que la volonté instinctive. On n’éduque, on n’élève, en l’éclairant, que la bonne volonté. On n’éduque pas, on n’élève pas le mal. Il est oiseux et superflu d’éclairer la mauvaise volonté qui, par définition, fuit la lumière, ou s’en sert pour diriger sa marche à l’opposé du bien. On peut, toutefois, réprimer dans ses effets une volonté mauvaise ; on peut aussi l’engager, par l’amorce de la récompense ou la peur du châtiment, à se porter vers le bien dont elle se détournait : mieux vaut le devoir rempli par intérêt ou par crainte que le devoir qui n’est pas rempli du tout ! L’éducation ne servirait-elle qu’à brider par la contrainte, enchaîner par l’habitude, captiver par l’attrait ou terroriser par le châtiment un vouloir en révolte contre le devoir, qu’elle serait encore fort utile à la société.

Le système des récompenses et des punitions, levier d’encouragement pour la bonne volonté et de défense contre la mauvaise, n’est d’ailleurs pas le procédé avilissant et grossier que des penseurs hautains méprisent. Dieu lui-même ne néglige pas de s’en servir à notre égard. Le sentiment du devoir peut faire corps avec le désir de la récompense, quand celle-ci représente un bien de qualité noble, un bien supérieur aux appétits bassement matériels. C’est un devoir pour le chrétien de désirer le bonheur du ciel. C’est un devoir pour l’enfant de désirer le regard et le sourire approbateurs dont sa mère le paie pour une bonne action accomplie. C’est un devoir pour le soldat d’ambitionner la croix des braves. Nul n’a le droit de dédaigner les témoignages d’estime attachés à l’accomplissement du devoir : et ce serait offenser gravement le chef qui les décerne que de les refuser par un prétendu désintéressement sous lequel se cacherait l’orgueil d’une présomption insolente.

L’art de l’éducateur consistera donc à n’employer comme récompenses que des choses pouvant élever l’enfant, et non l’avilir ; à n’utiliser que des attraits nobles, ou tout au moins innocents ; à proscrire ce qui développerait les tendances médiocres ou fâcheuses. Bourrer un enfant de friandises parce qu’il a été sage, c’est le rendre gourmand, beaucoup plus que lui faire aimer la sagesse. Promettre à une petite fille une jolie robe si elle apprend bien sa leçon, c’est l’inciter à la coquetterie bien plus qu’à l’amour du travail. Que de défauts on donne ainsi aux enfants, gratuitement, bénévolement, pour s’étonner ensuite, et se scandaliser, en constatant qu’ils les détiennent !

Et ce n’est pas seulement par le choix de récompenses maladroites qu’on donne aux enfants des défauts et même des vices. Lorsqu’on les humilie par certaine punitions, notamment en révélant sans nécessité leurs méfaits devant des étrangers, on développe ou l’on crée en eux l’esprit de rancune et de vengeance. Il est bon de faire, parfois, qu’un enfant s’humilie : il est toujours mauvais de l’humilier. On les détourne de la franchise en accueillant sans indulgence l’aveu de leurs fautes. On les rend colères, hargneux et grossiers, en se livrant devant eux à la violence, à la mauvaise humeur, à la grossièreté de langage. On compromet la pureté de leur cœur, la saine éclosion de leurs sentiments, lorsqu’on tient en leur présence des propos déplacés, des conversations scabreuses, coupées de réticences, qui les incitent à la fois à la curiosité malsaine et à la sournoiserie, car ils font souvent semblant de ne pas comprendre tout en comprenant fort bien ! Enfin, on fausse leur jugement, on fait dérailler leur volonté, en leur donnant sur la vie et sur la morale des notions inexactes ou mal étayées, comme en laissant sans réponse leurs interrogations et leurs inquiétudes, exprimées ou latentes.

L’enfant se demande plus tôt et plus souvent qu’on ne croit le pourquoi des choses. Il faut le renseigner sur les lois de la vie avec prudence, en mesurant les initiations à son âge et à son caractère, mais sans jamais lui mentir. Et dans le domaine de la morale, non seulement il ne faut jamais refuser de lui donner les explications qu’il réclame, mais il faut aller au-devant de ses questions et de ses recherches, en basant tout ce qu’on lui enseigne, et l’autorité sous laquelle on le tient, et le respect qu’on exige de lui, — sur l’enseignement divin, l’autorité divine, et le respect dû à Dieu.

L’éducation sera religieuse ou ne sera pas. Il est impossible d’ancrer dans une âme le caractère obligatoire du devoir sans le faire remonter à son principe, qui est la volonté maîtresse du Dieu Père et Créateur des hommes. Si l’on s’en tient au devoir dicté par les hommes eux-mêmes, l’enfant n’aura de respect pour ce devoir humain qu’autant qu’il sera trop faible pour s’y soustraire, et, devenu homme à son tour, il le modifiera selon sa conception personnelle, c’est-à-dire selon sa fantaisie et son bon plaisir.

L’enseignement humain étayé, fondé sur l’enseignement divin, et se reliant, se rattachant en tout et toujours à cette base, à ce point de départ, est le seul qu’une volonté bien intentionnée puisse, en toute loyauté, se reconnaître le droit de répandre ; comme il est le seul auquel une volonté bien intentionnée puisse, en toute sécurité de conscience, aller demander conseil.

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