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De la volonté

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III
Pouvoir. Savoir. Vouloir

Voilà donc chacun de nous avec sa dose de volonté inaugmentable et irréductible. L’illusion de ceux qui se faisaient fort d’en procurer des suppléments, tout comme l’illusion de ceux qui espéraient en acquérir quelque surcroît, doit tomber devant la constatation des faits et leur scrupuleuse analyse. Chacun de nous n’a de volonté que ce qu’il en a reçu de Dieu au moment de la création de son âme. Il n’en aura jamais ni plus ni moins.

Mais cette dose est-elle la même pour tous ?

Il semble bien que non, et que ce soit l’évidence même qui le prouve.

Cependant regardons-y de près avant de répondre.

Sur quoi se base-t-on pour déclarer que tel individu est prodigieusement riche en volonté, tandis que tel autre n’en possède que fort peu, et tel autre encore point du tout ?

Sur ce fait que le premier poursuit avec ténacité tout ce qu’il entreprend, vient à bout d’œuvres difficiles, exigeant des efforts et de la persévérance ; tandis que le second se décourage et reste à mi-chemin du but, et que le troisième ne prend même pas la peine de se mettre en route.

Conclure de là à des répartitions inégales de la volonté dans les natures, c’est négliger d’observer beaucoup de choses ; et, tout d’abord, d’examiner si les capacités physiques de ces trois individus sont les mêmes ; car enfin, proposez à un homme parfaitement agile et bien découplé de grimper dans un arbre, il y grimpera dès qu’il le voudra ; soumettez la même proposition à un manchot ou à un cul-de-jatte : ceux-ci ne demanderaient certes pas mieux que d’en faire autant, mais avec la meilleure volonté du monde ils en seront fort empêchés.

Il s’agit donc, avant tout, d’examiner si ce qu’on attribue à un manque ou à une insuffisance de volonté ne provient pas d’un manque ou d’une insuffisance de moyens d’exécution.

Ce n’est pas toujours aussi facile à constater que dans le cas du cul-de-jatte ou du manchot. Il y a de sourdes résistances de l’être physique, il y a aussi des complications matérielles extérieures dans lesquelles un homme peut se trouver pris, et qui, sans apparaître clairement aux yeux de l’observateur, rendent impossible la réalisation d’une entreprise vers laquelle se tend cependant toute la volonté du sujet.

Le vieil adage, entraîneur et magnifique : Vouloir, c’est pouvoir, n’exprime nullement une vérité de fait, mais une excitation à la recherche et à l’utilisation de toutes les possibilités dont on dispose. Il est certain qu’on ne fait pas toujours tout ce qu’on peut. Mais il est certain aussi qu’on ne peut pas tout ce qu’on veut.

Un captif, dévoré du désir de recouvrer sa liberté, brisera ses liens, limera ses barreaux, si sa force musculaire le lui permet, si quelque outil providentiel se trouve tomber entre ses mains… Mais, chétif et démuni de tout instrument de délivrance, il aura beau être animé du plus violent désir de s’évader, il n’en pourra venir à bout.

Chacun peut, s’il le veut, et s’il les découvre, utiliser tout ce qu’il a de possibilités. Il ne peut rien au-delà.

La théologie avance hardiment que Dieu, qui peut tout, ne peut que ce qui est possible. Assurément, c’est déjà un champ infini : Dieu ne peut que ce qui est possible, mais il peut tout ce qui est possible. Les hommes sont loin, aussi loin que le fini l’est de l’infini, de pouvoir tout ce qui est possible : ils peuvent seulement tout ce qui leur est possible. Et ce qui est possible à l’un n’est pas toujours possible à l’autre.

On peut donc avoir autant de volonté que le voisin et ne pas réussir là où le voisin réussit, faute des mêmes moyens personnels ou extérieurs d’exécution. Ce n’est pas un manque de vouloir qui empêche, dans ce cas, d’agir : c’est un manque de pouvoir.

Il arrive aussi que le pouvoir existe, mais que le sujet l’ignore. Nous ne savons pas toujours ce dont nous sommes capables. Quand nous le savons, quelquefois, il est vrai, nous n’en faisons ni plus ni moins. Mais, quelquefois aussi, il suffit qu’on nous révèle à nous-mêmes nos possibilités pour que nous nous empressions de nous en servir. Il suffit aussi que nous croyions ne pas pouvoir faire une chose pour que nous soyons dans l’impossibilité de la faire, tout en ayant sincèrement la volonté de la faire.

Dans une comédie de Verconsin, deux locataires, se trouvant à minuit devant la porte de la maison qu’ils habitent, carillonnent en vain sans parvenir à se faire entendre de leur concierge. Après une demi-heure d’attente, ils s’aperçoivent tout d’un coup que cette porte, qu’ils croyaient fermée, était ouverte, et qu’ils n’avaient qu’à la pousser pour rentrer chez eux. Depuis une demi-heure, ils ne voulaient que cela : en réalité, ils le pouvaient, mais ils ne savaient pas qu’ils le pouvaient : et c’était tout comme s’ils ne l’avaient pas pu, ou pas voulu.

Il y a donc des cas où l’on est empêché d’agir, non par manque de pouvoir, ni par manque de vouloir, mais par manque de savoir.

La connaissance ne crée pas la possibilité, mais elle est la condition indispensable de l’utilisation de toute possibilité.

Un homme atteint de paralysie imaginaire est persuadé qu’il ne peut pas marcher. Le médecin qui arrivera à lui faire admettre, soit par raisonnement, soit par suggestion, qu’il peut marcher, le fera marcher sans avoir agi le moins du monde sur l’état de ses jambes.

La suggestion n’opère ni sur le pouvoir, ni sur le vouloir, mais sur le savoir. Sur un cerveau malade, elle opère plus facilement que sur un cerveau sain, parce que la faiblesse de l’organe le rend incapable de réaction défensive. Et c’est ce qui fait que la suggestion est chose si dangereuse, car le faux se suggestionne comme le vrai ; et la suggestion du faux accentue l’état de délabrement du cerveau anormal.

Suggestionner le faux, c’est susciter dans un esprit, par l’implantation de certaines images, la croyance à des possibilités ou à des impossibilités irréelles. Et alors nous voyons, sous l’influence d’un Donato ou d’un Pickmann, des individus soulever avec la plus grande peine un panier vide qu’on leur a dit être rempli de ferraille ; ou s’aventurer hardiment sur une corde raide tendue dans les airs, qu’on leur aura fait prendre pour un sentier entre deux prairies ; ou se précipiter chez un bijoutier pour y voler une montre en criant : Je suis un honnête homme ! Nous avons connu l’auteur de cette dernière excentricité : cet honnête voleur obéissait, malgré son vouloir, à un ordre donné par un suggestionneur, et dont il croyait réellement ne pas pouvoir s’affranchir.

Pouvoir, ou ne pas pouvoir ; savoir ou ne pas savoir qu’on peut ou qu’on ne peut pas, voilà donc ce qui permet ou interdit au vouloir, non pas d’exister, avec plus ou moins d’intensité ou de force, mais de s’effectuer, avec plus ou moins de plénitude.

Apprécier le pouvoir et le savoir d’autrui est donc la première condition d’une évaluation équitable de son vouloir.

Cette appréciation préalable n’est pas chose aisée, reconnaissons-le. D’autant moins aisée que souvent autrui n’a rien de plus pressé que de fausser, exprès ou inconsciemment, ses déclarations à l’enquêteur.

La tentation est grande, pour celui qui ne veut pas, de se tirer d’affaire en disant qu’il ne peut pas. Comment démêler, dans cette déclaration d’impuissance, la part qui peut revenir à la vérité de fait, celle qui peut revenir à l’erreur, et celle qui peut revenir au mensonge ?

L’outil de l’activité et de la connaissance humaines étant toujours, en premier lieu, notre propre corps, et cet outil-là n’étant pas interchangeable, nous ne pouvons jamais nous emparer de celui du prochain pour contrôler la façon dont il joue et déclarer ensuite à chacun de façon péremptoire : Voici ce que tu peux, voici ce que tu sais, voici donc ce que tu feras si tu le veux. S’en rapporter à la parole d’autrui, c’est risquer d’être dupe. Nier de parti pris sa bonne foi est un autre risque d’égarement… Nous nous heurterons toujours ici à une porte absolument close, celle de la conscience, que personne ne peut forcer. Personne, en effet, ne peut ouvrir cette porte pour savoir à coup sûr ce qu’il y a derrière. Et Dieu, qui le sait parce qu’il voit les deux côtés de la porte, ne peut pas plus que nous la faire s’ouvrir si elle veut rester fermée.

Mais un sage a dit : « Si vous voulez savoir ce que pense un homme, n’écoutez pas ce qu’il dit, examinez ce qu’il fait. » Et un proverbe chinois affirme que « l’âme n’a pas de secret que la conduite ne révèle ».

La pensée, le secret de l’âme, connus et révélés, c’est proprement l’intention du vouloir mise au jour. Ainsi donc, la conduite d’un être m’apprendra ce que sa parole cherche peut-être à me dissimuler. Je n’entrerai pas dans sa conscience en forçant la porte qu’il tient fermée : j’y surgirai par le souterrain de l’observation psychologique.

Il faut que cette observation de la conduite d’un homme soit en effet bien révélatrice de sa pensée et par là même de son vouloir, pour que Talleyrand ait pu dire que la parole nous avait été donnée précisément pour nous défendre contre cette révélation.

Je vais donc regarder vivre l’homme qui me dit : je ne peux pas, en présence de la proposition que je lui fais ou de l’ordre que je lui donne d’exécuter tel ou tel acte. Je verrai bien s’il se refuse à l’exécuter quand aucun avantage ne doit lui en revenir, et s’il s’y décide quand il entrevoit au bout une récompense ou un salaire ; je verrai si son acceptation ou son refus coïncident avec son état de santé ou de maladie, de bonne ou de mauvaise humeur, etc., etc… Et je finirai ainsi par me rendre compte, au moins approximativement, de ce que vraiment il peut, et de ce que vraiment il ne peut pas. Et je saurai alors s’il faut croire ou non à sa parole.

Quand j’aurai établi, avec des présomptions suffisantes, que tel individu, sollicité d’accomplir un acte donné, peut accomplir cet acte, sait qu’il peut l’accomplir, et ne l’accomplit pas, alors, mais alors seulement, je serai en droit d’affirmer qu’il ne veut pas l’accomplir.

Ayant mesuré son pouvoir et son savoir, je pourrai enfin m’occuper avec efficacité de prendre la mesure de son vouloir.

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