De la volonté
XI
L’amour, et la volonté du moment
Ainsi donc, la volonté est, en nous, ce qui accepte ou néglige de consulter la raison ; ce qui cherche ou fuit la lumière ; ce qui consent à l’effort ou ce qui s’en détourne ; ce qui consolide et perfectionne ou au contraire ce qui affaiblit et détériore les dons physiques et les dons intellectuels ; ce qui enfin assure ou compromet la valeur de la race.
Consulter la raison, chercher la lumière, consentir à l’effort en vue du bien, respecter et cultiver les dons naturels de l’être qu’on a reçu et qu’on est destiné à transmettre, c’est faire son devoir, c’est faire la volonté de Dieu, c’est, pour tout dire d’un mot, faire le bien. Faire le contraire, c’est faire le mal.
Or, faire le bien, c’est aimer le bien. Faire le mal, c’est aimer le mal. La bonne volonté est donc l’amour du bien, et la mauvaise volonté l’amour du mal. Et comme le bien, c’est l’être, et le mal, le manque de bien, le défaut d’être ; comme le bien c’est ce qui est, et le mal, ce qui fait défaut, ce qui manque à l’être, — on peut dire que l’amour du bien seul existe en tant qu’amour, et que l’amour du mal, ce n’est pas l’amour, c’est la haine : haine du bien, haine du devoir, haine de Dieu.
La volonté, tout compte fait, vient donc du cœur. Vouloir, c’est, finalement, aimer ou haïr. Si le cœur est bon, la volonté est bonne et la conduite aussi. Si le cœur est mauvais, la volonté est mauvaise et la conduite aussi. Et tout changement dans la conduite implique un changement dans la volonté et dans le cœur, et réciproquement.
Quand on nomme le cœur comme siège de l’amour et de la volonté, on ne s’exprime pas du tout, hâtons-nous de le dire, du point de vue physiologique, mais du point de vue métaphorique. L’expression : « avoir du cœur », a un sens, chacun le sait, exclusivement moral. Physiologiquement, le cœur n’est l’organe ni de la volonté ni de l’amour. On peut être affligé d’une maladie de cœur et posséder les sentiments les plus nobles, les plus délicats, la tendresse la plus exquise, la volonté la plus droite et la plus excellente. En revanche, une détestable sécheresse d’âme, une volonté égoïste, rétive et rebelle au bien, peut s’allier avec le plus parfait fonctionnement du cœur physique.
Le cœur est le symbole de l’amour, parce que c’est à l’amour que toute notre vie morale se rapporte, comme c’est au cœur que viennent se ramifier toutes les puissances de notre vie physique.
Il faut observer ici qu’amour n’est pas synonyme d’attrait. Et c’est pourquoi la volonté libre s’identifie à l’amour, et la volonté captive à l’attrait. L’attrait n’est pas l’amour, quoique bien des gens prennent l’un pour l’autre. L’attrait vient des sens, l’amour vient de l’âme. Les sens et l’âme peuvent se trouver d’accord pour tendre vers le même objet : et dans toutes les opérations humaines où le corps a sa part, il est à souhaiter que cette entente se produise. Mais l’amour immatériel, l’amour au sens supérieur du mot, est un sentiment qui dépasse et surpasse l’attrait. L’attrait est aveugle. L’amour ne l’est pas. L’amour comporte une appréciation de l’objet de l’amour aux lumières réunies de la raison et de la grâce.
Lorsque Alceste nous dit, avec une mélancolie qui prouve à quel point sa volonté du bien défaille dans son obstination à rester épris de Célimène :
il nous montre clairement que ce qui l’enchaîne à la coquette, en réalité ce n’est pas l’amour, mais l’attrait. Cet attrait est le tyran d’Alceste, son point faible, son talon d’Achille. S’il aimait Célimène d’amour, eh ! bien… il ne l’aimerait pas ! car elle n’est pas digne de son amour. Et c’est bien ce dont il s’aperçoit au dernier acte quand, maître enfin de son attrait, il lui déclare :
L’attrait n’est donc pas l’amour. La volonté qui agit par attrait est une volonté esclave. La volonté qui agit par amour est une volonté libre.
Quiconque aime le bien le fait, librement et volontairement. Quiconque fait le mal avec lucidité, en pleine connaissance, ou dans une ombre voulue, veut le mal et hait le bien.
Il est impossible d’aimer le bien sans le faire, comme de faire le mal en aimant le bien.
Le distique célèbre :
signifie et révèle seulement un caractère de la volonté humaine sur lequel l’attention se porte trop rarement : ce caractère, c’est l’instantanéité.
Ma volonté n’est vraiment ma volonté qu’au moment précis où j’en fais usage. Et elle n’est pas rigide, mais mobile. En elle, rien d’arrêté, de fixe, d’immuable par nature, mais seulement par choix, et choix qui se renouvelle ou se confirme incessamment, à mesure du temps qui s’écoule. Ma volonté la plus persistante s’accompagne d’une perpétuelle possibilité de changement. Je ne suis sûr de ce que je veux qu’au moment où je le veux. Rien de ce que j’ai voulu jusqu’ici ne me répond formellement de ce que je voudrai tout à l’heure. Ma volonté vit à chaque seconde d’une vie neuve, inengagée, imprévue et soudaine. Vouloir est l’acte le plus indépendant, le moins lié qui soit au passé récent ou ancien, à l’avenir lointain ou proche. Le passé de la volonté n’enchaîne pas son présent ; son acte ou son intention du moment ne compromet pas son avenir : ce n’est qu’à la sortie des temps, à la dernière parcelle de seconde qui nous servira de glissoire pour entrer dans l’éternité, que, par son acte ou son intention d’alors, notre volonté nous ouvrira pour jamais le ciel ou l’enfer. Jusque-là, toute volonté humaine a devant elle, dans la succession des instants futurs qui constitue son avenir, un champ toujours vierge, lequel, même jonché des résultats et des conséquences d’un acte antérieur, — fleurs ou ruines — pourra toujours servir de terrain à un démenti de cet acte.
Or, c’est d’un de ces revirements, d’une de ces volte-face toujours possibles de ma volonté que je parle, quand je dis avec le poète que j’aime le bien sans le faire, et que je fais le mal tout en le haïssant. Le bien que je ne fais pas, ce n’est pas le bien que j’aime : c’est le bien que j’aimais il n’y a qu’un instant, et que tout à coup je cesse d’aimer. Le mal que je fais, ce n’est pas le mal que je hais : c’est le mal que je haïssais à la minute, et que tout à coup je cesse de haïr pour me mettre à l’aimer. Je fais ce que mon amour du moment, ma volonté du moment me fait faire.
Ma volonté du moment, mon amour du moment, c’est donc cela seul qui compte. C’est cela seul qui, manifesté par mon acte du moment, dénote l’état de mon cœur, et l’état de mon cœur, c’est cela seul qui me rend bon ou mauvais.
Et nous sommes tellement faits pour le bien, et le bien c’est tellement ce qui est, c’est tellement l’être, et le mal le manque d’être, que, seul, celui dont la volonté se porte vers le bien est appelé un homme de cœur. Celui dont la volonté se porte vers le mal on l’appelle un sans-cœur. Tant le bien représente l’être et la vie, — le mal, le défaut d’être et la mort !
Mais la vie est une perpétuelle conquête. La volonté de l’homme de cœur est une volonté perpétuellement en éveil, perpétuellement sur ses gardes. L’amour a beau « rendre léger ce qui est pesant, et doux ce qu’il y a de plus amer » (Imitation), la volonté du bien nécessite pour se maintenir bonne, en acte ou en puissance, un incessant effort, — puisqu’à toutes les minutes de notre existence la question de continuité se pose ; puisque, sans relâche, notre parti doit être pris et repris, notre intention affirmée et confirmée, par une nouvelle naissance et une nouvelle jeunesse de notre volonté et de notre amour.
Et cette persévérance est un effort qui coûte, même à l’amour, parce que l’amour du bien, la volonté du bien n’aboutissent pas toujours, sur la terre, au bien sous la forme du bonheur ; parce qu’il y a des échecs, des déceptions, des insuccès provisoires ; et aussi des aridités et des ténèbres involontaires, des abandons apparents de la grâce, des épreuves, en un mot. Et parce « qu’on ne vit point sans douleur dans l’amour » (Imitation).
Mais cet effort et ces épreuves, la bonne volonté les surmonte. La mauvaise volonté seule se rebute et capitule. Et si la volonté d’un jour, d’une heure ou d’une seconde, s’est troublée et viciée en présence de l’épreuve, la volonté du lendemain, la volonté de l’heure suivante, de la seconde suivante, peut toujours se ressaisir, se purifier et se rénover.
Notre volonté est à nous tout entière, bien à nous, rien qu’à nous. Elle nous appartient à chaque instant, même si l’instant d’avant nous l’avons laissée se constituer esclave. Son libre élan repose sur l’impulsion divine donnée dans le sens du bien ; il peut se déclancher soit à l’encontre de cette impulsion, soit d’accord avec elle : mais ce déclanchement peut incessamment revenir sur lui-même, désavouant, corrigeant, réparant l’élan précédent. Ainsi, tant que nous vivons ici-bas, tant que notre séjour sur la terre n’est pas achevé, tant que notre âme n’a pas quitté le corps qu’elle enserre, informe et contient, pas de découragement, pas de désespoir, pas de laisser-aller à la dérive, nul abandon de soi ni des autres ailleurs qu’entre les mains de Dieu et de sa Providence.
« Si Judas, écrivait récemment un moraliste profond et familier[5], au lieu d’aller se pendre après son crime, était venu se jeter aux pieds de Jésus, il y aurait peut-être sur nos autels un saint Judas. Dans la vie, il ne faut jamais se pendre. »
[5] Pierre l’Ermite : Comment j’ai tué mon enfant.