De la volonté
VIII
La volonté appliquée à la connaissance
Mais connaître la vérité, connaître son devoir, connaître les possibilités dont on dispose pour le remplir, n’est-ce pas plutôt le rôle de la raison que celui de la volonté ? Et celle-ci ne doit-elle pas attendre, pour entrer en scène, que la raison lui ait éclairé le terrain et préparé les voies ?
Sans doute, la volonté, pour agir d’une façon libre et consciente, a besoin d’être éclairée et renseignée par la raison. Mais la raison, pour donner ses lumières, a besoin d’être consultée par la volonté. La volonté qui cohabite dans une âme humaine avec la raison, connaît, d’une connaissance infuse, cette cohabitation ; elle sait d’avance que pour ne pas agir en aveugle elle doit demander à cette compagne de lui prêter ses clartés naturelles. Quand elle ne le fait pas, la raison, au lieu de promener son flambeau dans les replis de la conscience, en restreint le rayonnement à cette vérité première, à cette connaissance infuse dont la volonté décide de ne pas tenir compte : et dès lors tous les agissements du vouloir sont viciés dans leur cause ; tous les violements du devoir par ignorance ou par erreur sont des violements coupables, dont la volonté demeure parfaitement responsable.
Il y a des erreurs innocentes, des ignorances qui excusent et même absolvent : il y en a d’autres qui condamnent. Un vouloir sans malice, aboutissant à une erreur innocente, peut se trouver entaché par une faute inhérente au vouloir initial qui a déterminé l’erreur. Celui qui se soumet imprudemment à une expérience de suggestion, que rien ne nécessite, sera peut-être entraîné par là à commettre un crime qui lui eût fait horreur si on le lui avait proposé avant d’avoir détraqué sa mentalité par cette expérience : mais il savait bien qu’il courait ce risque en se livrant à ce détraquement. L’ivrogne qui embrasse un bec de gaz en croyant jeter les bras autour du cou de son meilleur ami n’a nullement la volonté d’embrasser un bec de gaz : mais il a bien eu la volonté de boire : et dès lors il est responsable de tout l’inconnu de fautes et de sottises que la perte de sa raison, laissée au fond de son verre, lui pourra faire exécuter. Le capitaine qui échoue sa frégate sur un récif alors qu’il croyait naviguer en eaux libres a pu être trompé par des cartes mal faites : mais peut-être y avait-il eu de sa part négligence volontaire dans le choix de ces cartes.
Les erreurs innocentes, les ignorances qui excusent et celles qui absolvent, sont des erreurs ou des ignorances qui se sont ignorées elles-mêmes, et qui n’ont pas eu pour cause initiale une première ignorance qui se serait connue, et qui aurait voulu demeurer ignorance.
Les erreurs coupables, les ignorances qui condamnent, sont celles qui ont eu pour point de départ, ou qui ont été elles-mêmes, de l’ignorance se connaissant, et voulant demeurer ignorance.
Je ne sais pas où est mon devoir… Mais je pourrais me renseigner, m’informer, arriver à savoir… Je trouve plus commode de ne rien éclaircir, d’en rester là, de continuer à ignorer : ignorance qui condamne.
Je vois clairement que tel acte serait pour moi le devoir, si j’avais les possibilités de l’accomplir… Mais je ne sais pas si j’ai ces possibilités. Je n’en ai pas fait l’expérience. Je trouve plus simple de ne pas essayer, de me persuader à moi-même que je n’ai pas ces possibilités. Peut-être qu’effectivement je ne les ai pas… mais peut-être aussi que je les ai… : ignorance qui condamne.
Celui dont on peut dire selon la formule moderne, un peu vulgaire, mais fort expressive, qu’il ne veut rien savoir, celui-là n’est ni excusé ni innocenté dans l’intention de son vouloir quand il se trompe, quand il omet le bien ou fait le mal sans avoir expressément cherché ce mal ou rejeté ce bien. L’excuse dont il se couvre alors est une mauvaise excuse, l’innocence dont il cherche à se targuer est une fausse innocence.
Ève allégua pour se défendre que le serpent l’avait trompée. Sans doute, elle ne savait pas que le serpent mentait : mais elle aurait pu et dû l’en soupçonner en constatant qu’il lui affirmait le contraire de ce que Dieu lui avait dit. Mais Ève voulait croire à ce que le serpent lui disait, parce qu’elle voulait faire ce qu’il lui suggérait de faire.
Si les Juifs avaient su que Jésus-Christ était le Fils de Dieu, ils ne l’auraient pas crucifié. Mais ils savaient que celui qu’ils crucifiaient leur prêchait une doctrine contrariant leurs penchants vicieux : et comme ils ne voulaient pas de cette doctrine, ils niaient avec joie la divinité de Celui qui la leur prêchait, pour pouvoir le crucifier tout à leur aise.
Tous ceux qui nient ou qui doutent ainsi, à seule fin de légitimer à leurs yeux le droit de faire ce qu’il leur plaît de faire ; tous ceux qui sont plongés dans les ténèbres d’une erreur ou d’une ignorance qu’ils préfèrent à la lumière, parce que la lumière éclairerait pour eux un devoir dont ils ne veulent pas, — ceux-là ne seront ni absous ni excusés par leur manque de savoir.
C’est pour eux que le Messie a dit : « J’ouvrirai ma bouche en paraboles, et je ne leur parlerai point sans paraboles, afin qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent point. » C’est-à-dire : afin qu’ils ne soient pas assez confondus pour être forcés de se rendre, si dans leur for intérieur ils ne veulent point se rendre.
La mauvaise volonté est donc à la base des erreurs coupables, des erreurs de ceux qui se trompent de mauvaise foi, comme la bonne volonté est à la base des erreurs innocentes, des erreurs de ceux qui se trompent de bonne foi.
Se tromper de bonne foi, c’est, après avoir tout fait, en conscience, pour connaître son devoir et les possibilités qu’on a de l’accomplir, errer et se méprendre dans l’application, par suite d’une défaillance quelconque de la raison humaine.
La raison humaine, en effet, est faillible. Rien de plus facile que de s’en convaincre. Comment donc alors se fier à elle ? Et pourquoi la volonté serait-elle tenue de la consulter avant d’agir ?
La volonté est tenue de consulter la raison parce que, toute faillible qu’elle soit, celle-ci constitue quand même un guide dont la volonté ne saurait se passer sans devenir une volonté de brute. Notre raison, du reste, si elle nous trompe quelquefois, ne nous trompe pas toujours, ni en tout.
Si elle nous trompait en tout et toujours, nous ne pourrions plus rien faire de sensé ; la terre serait une maison de fous ; il n’y aurait plus pour personne ni assurance, ni sécurité d’aucune sorte, non plus dans l’ordre matériel que dans l’ordre moral.
Si notre raison ne nous trompait jamais, en rien, si nous discernions toujours par nous-mêmes, et dans le détail, à la fulgurante lumière de l’évidence, le bien véritable, le devoir réel, la volonté précise de Dieu, nous n’aurions plus à nous diriger, à nous décider, à nous fixer : nous serions irrévocablement dirigés, décidés et fixés. Celui que l’évidence éclaire ne choisit plus : on peut dire en quelque sorte qu’il est choisi. Notre liberté existerait encore virtuellement, mais en fait elle n’aurait plus à donner ses preuves, elle n’aurait plus à se révéler par son balancement facultatif entre le bien et le mal : elle deviendrait une liberté honoraire, une liberté hors concours, une liberté montée en gloire. C’est ainsi qu’existe et qu’est glorifiée au Ciel la liberté des saints. Mais cette liberté-là, Dieu n’a voulu la donner aux anges et aux hommes qu’après la leur avoir fait gagner par l’épreuve.
Entre la servitude obscure, qui dirige fatalement la conduite de l’être privé de raison, et la rayonnante liberté de la gloire qui fixe pour jamais les élus dans le bien, il existe ici-bas, pour la créature raisonnable, une liberté éclairée par une intelligence fumeuse, sujette à éclipses, à vacillements, à intermittences, à faiblesses, et essentiellement bornée dans son champ d’investigation. Telle quelle, cette intelligence représente néanmoins pour la volonté un guide dont elle a d’autant moins le droit de faire fi, que ce guide commence par l’avertir du besoin où se trouve l’âme humaine de chercher en dehors de lui, plus haut que lui, une augmentation de lumière et une direction supérieure.
Cette augmentation de lumière, cette direction supérieure, l’âme humaine les trouve dans le domaine surnaturel, dans le domaine de la foi.
La volonté qui repousse a priori les clartés de la raison se ferme d’avance l’accès de ce domaine. La volonté qui n’accepte de la raison que ce que la raison tire naturellement de son fonds personnel se le ferme pareillement.
La première de ces deux volontés se bute au fait de notre insuffisance intellectuelle. La seconde sacrifie au vice de la suffisance intellectuelle.
Notre insuffisance intellectuelle est un fait, auquel il faut se soumettre, sans se l’exagérer. Or, c’est se l’exagérer que de voir dans la raison humaine un guide auquel nulle confiance ne doit être accordée, un guide totalement incapable de nous conduire jusqu’au seuil des initiations supérieures, d’en légitimer les origines et d’en creuser la teneur.
La suffisance intellectuelle est un vice, qui consiste à nier le fait de l’insuffisance intellectuelle et à s’exagérer, au contraire, le rôle et la valeur de la raison humaine. La suffisance intellectuelle commence — illogisme qui dénonce immédiatement la fausseté de la manœuvre — par rejeter l’avertissement premier que la raison nous donne lorsqu’elle nous fait sentir le besoin impérieux de recourir, pour trouver l’absolu et le définitif, à plus compétent, à plus élevé, à plus lumineux et à plus assuré qu’elle-même.
Ce premier avertissement de la raison est un effet de la grâce.
On ne peut pas plus nier l’influence de la grâce que celle de l’attrait. Nous sentons tous, dès que la recherche d’une vérité, l’exécution d’un acte juste se propose à nous, que quelque chose nous invite à cette recherche, à cette exécution, qu’une aide nous est donnée pour y parvenir. L’attrait penche la volonté, mais la grâce la pousse. L’attrait est une inclination inhérente à la nature de l’être. La grâce est une impulsion donnée d’ailleurs, et intimement liée à la clarté qui nous révèle notre devoir.
Pas plus que l’inclination de l’attrait, l’influence de la grâce n’est irrésistible. Comme un homme poussé par le vent peut marcher s’il le veut dans la direction contraire ; comme un rameur peut manœuvrer sa barque à l’opposé du courant qui cherche à l’entraîner, la volonté humaine peut agir au rebours du mouvement de la grâce. Il y a là une sorte d’effort en sens inverse de celui que nécessite la résistance à l’attrait. Ce dernier, toutefois, coûte davantage à la nature, à cause de la déchéance originelle de celle-ci. Il faut lutter contre soi pour faire la volonté de Dieu plus qu’il ne faut lutter contre Dieu pour suivre son propre penchant. Car Dieu abdique ici volontairement sa Toute-Puissance afin de nous laisser notre chance de succès personnel, notre lot de responsabilité et de mérite. Ce combat contre la grâce peut néanmoins être très violent, comme en témoigne ce mot de saint Paul : « Il est dur de regimber contre l’aiguillon. »
Nous l’avons vu déjà à propos de la notion divine du devoir : sans une première impulsion donnée de Dieu, notre volonté ne pourrait jamais prendre son élan. De même sans une première illumination intérieure, une première révélation intime, notre raison ne pourrait jamais s’orienter vers la lumière d’En-Haut, vers la Révélation officielle. Mais la grâce, à la fois irradiation et impulsion, la grâce est là, qui donne le point de départ. La volonté n’a plus qu’à suivre. La mauvaise volonté s’arrête, ferme les yeux, se détourne… La bonne volonté va vers la lumière, cherche la lumière, toute la lumière, la naturelle et la surnaturelle, l’humaine et la divine, afin de ne laisser dans l’ombre aucune parcelle de bien, aucune parcelle de devoir, aucune parcelle de la volonté de Dieu.
Pour trouver toute la lumière, la bonne volonté consultera donc la raison, et recevra d’elle, en même temps que l’aveu de sa propre insuffisance, l’attestation de l’existence d’un foyer supérieur, surnaturel, de vérité. Pour atteindre ce foyer, la bonne volonté utilisera, aidée de la grâce, toutes les lumières naturelles de la raison, en remontant, par la filiation la plus vraisemblablement authentique, du témoignage humain au message divin, de l’autorité de la créature à l’autorité du Créateur, de l’enseignement et des commandements de l’homme à l’enseignement et aux commandements de Dieu.
Et c’est donc bien la volonté qui, en suivant cette filiation, mettra l’être humain en possession de toute la connaissance dont il a besoin — et qui lui suffit — pour remplir tout son devoir.