De la volonté
IV
Les directions diverses du vouloir
Ce vouloir, auquel nous aboutissons enfin pour le saisir et l’évaluer, va-t-il nous échapper, s’évanouir, et nous laisser les mains vides ? Allons-nous être amenés à conclure que l’homme qui peut accomplir l’acte qu’on lui demande, qui sait qu’il peut l’accomplir, et qui ne l’accomplit pas, est un homme sans volonté ?
La conclusion serait commode. Mais il faut savoir si elle est juste.
Précisons notre exemple. Il s’agit, je suppose, d’un écolier qui ne travaille pas. Ce n’est pas qu’il soit malade ou sot, ni qu’on lui demande un travail au-dessus de ses moyens. Non. Il s’agit d’un écolier qui peut travailler, qui sait qu’il le peut, et qui ne travaille pas parce qu’il ne le veut pas.
Cet écolier manque-t-il de volonté ?
Il ne veut pas travailler. Mais ne veut-il pas flâner ? Ne veut-il pas se reposer ? Ne veut-il pas se distraire ? Si vous lui en ôtez les moyens, ne met-il pas toute son invention et toute son activité à s’en procurer d’autres, coûte que coûte ? L’élève paresseux qui protège et défend sa paresse contre le règlement et les punitions déploie pour s’amuser ou pour fainéanter des ressources d’ingéniosité que tous les parents et tous les professeurs connaissent. En réalité, s’il ne travaille pas, ce n’est pas qu’il ne veut pas travailler, c’est qu’il veut ne pas travailler. Il refuse le travail. Il veut le contraire du travail, c’est-à-dire le repos ou l’amusement.
Où voyez-vous dans tout cela manque ou insuffisance de volonté ?
Mais, me direz-vous, si en présence du plaisir à prendre, tout comme du travail à fournir, cet enfant persiste à ne rien vouloir ? s’il se dérobe et se refuse à tout ? si aucune manifestation positive ne vient déceler en lui l’existence d’une volonté quelconque, s’appliquant à quoi que ce soit ?
Nous avons tous connu de ces natures molles, indifférentes, qui s’abandonnent à la passivité la plus complète, subissant les événements sans jamais essayer de les diriger, se soumettant à toutes les réprimandes plutôt que de s’en libérer par la plus petite initiative personnelle… N’a-t-on point dans ce cas le droit de conclure à un réel et absolu manque de vouloir ?
Point du tout.
Car celui qui subit passivement la volonté d’autrui, qui se subordonne aux événements plutôt que de chercher à les accommoder à ses désirs, adopte ce genre de conduite parce qu’il le veut adopter. Pourquoi le veut-il, c’est une autre affaire. Mais, certainement, si, pouvant agir, il n’agit pas ; si, pouvant se remuer et se conduire à sa guise, il demeure passif et amorphe, c’est qu’il veut ne pas agir, c’est qu’il veut demeurer passif et amorphe. Il met sa volonté à ne pas agir, comme celui qui agit met la sienne à agir.
C’est même là une des plus grandes forces de ce monde, bien connue sous le nom de force d’inertie.
En réalité, on veut toujours quelque chose. Ne pas vouloir équivaut toujours à vouloir. Ne pas vouloir une chose, c’est en vouloir une autre. Lorsqu’une personne me dit : Je ne veux pas sortir, que dois-je comprendre ? que cette personne veut rester à la maison. La phrase : Je ne veux pas sortir, n’est pas l’expression d’une volonté négative, mais l’expression négative d’une volonté, ce qui est bien différent. Ne pas vouloir devrait toujours se traduire par « vouloir ne pas », ce qui à son tour demande à être traduit par une affirmation exprimant ce que veut celui qui ne veut pas. « Je ne veux pas sortir » signifie : « Je veux ne pas sortir », et « Je veux ne pas sortir » signifie : « Je veux rester à la maison. »
Le héros qui, sur le champ de bataille, entouré d’ennemis en nombre supérieur, ne veut pas se rendre, est certes animé d’une volonté bien évidente : s’il ne veut pas se rendre, c’est qu’il veut ne pas se rendre ; et s’il veut ne pas se rendre, c’est qu’il veut vaincre ou mourir libre. Celui qui se rend, dans des conditions analogues, a-t-il une volonté plus faible ? Non pas. Il a la volonté de se rendre, comme le premier a la volonté de ne pas se rendre ; et il a la volonté de se rendre parce qu’il a la volonté de vivre, même vaincu, comme le héros a la volonté de mourir s’il ne peut vaincre.
On veut donc toujours quelque chose. Vouloir tout court, du reste, n’a point de sens. Le verbe vouloir ne saurait se conjuguer absolument, sans complément direct, ni sous sa forme négative, ni sous sa forme affirmative. On ne dit pas : je veux, sans désigner ce qu’on veut, ni : je ne veux pas, sans désigner ce qu’on ne veut pas. Ne pas vouloir une chose, c’est la refuser ou la repousser. C’est donc bien faire acte de volonté.
Mais que faut-il penser de l’homme au caractère hésitant, capricieux, incertain, qui flotte, change, tâtonne, tergiverse, revient sur ses décisions dès qu’il les a prises, répond enfin au signalement parfait de la girouette ? N’est-ce point là cette fois le type de l’homme sans volonté, qui ne sait rien vouloir à fond, pas même demeurer inébranlable dans son apathie ?
Nous avons affaire ici à une volonté, non pas certes réduite à néant, ni même le moins du monde diminuée, mais morcelée, émiettée, éparpillée. Le possesseur de cette volonté emploie son bien en parcelles, met les unes ici, les autres là, les disperse en mille endroits divers ; ou bien, s’il les ramasse un instant pour les employer toutes au même usage, cette unité d’application ne dure que le temps d’un éclair : la volonté ramassée ne s’est pas plus tôt portée à droite qu’elle se retourne et se porte à gauche. Et alors, devant ces fuites, ces retours et ces éparpillements perpétuels, l’observateur est tenté de conclure à une volonté-fantôme, dont l’existence réelle ne se pourrait plus admettre.
L’état d’indécision n’est autre chose que la résultante de cet émiettement ou de ce déplacement incessant. La volonté se porte à chaque instant vers des buts opposés, tantôt par des sauts successifs, ce qui est la caractéristique de l’indécis agité, — tantôt par fragments simultanément et également dispersés, ce qui est la caractéristique de l’indécis tranquille, dont le type parfait est l’âne de Buridan.
L’indécis agité arrive parfois à prendre une brusque résolution, lorsque, fatigué de tous ces déménagements de sa volonté, il s’accorde de la laisser un peu plus longtemps au même endroit. S’il est saisi alors par une alternative soudaine et obligatoire, il prend son parti tête baissée, dit oui ou non, quitte à le regretter immédiatement après.
L’indécis tranquille, au contraire, se cristallise indéfiniment dans son indécision. Le monsieur qui ne se décide jamais est un monsieur qui veut à la fois des choses inconciliables, et qui les veut d’une volonté divisée par parties égales.
Le monsieur qui ne se décide jamais a, je suppose, une course à faire. Il veut la faire. Mais voilà qu’il pleut. Or, la pluie l’enrhume, et il ne veut pas s’enrhumer. Disons qu’il veut ne pas s’enrhumer. Il prendrait bien une voiture, mais il ne veut pas faire cette dépense, ou plutôt il veut ne pas faire cette dépense. Il enverrait bien son domestique, mais il ne veut pas le déranger dans son ouvrage, et c’est-à-dire qu’il veut ne pas le déranger dans son ouvrage. Il écrirait bien une lettre pour suppléer à la course faite en personne, mais les choses ne s’expliqueraient pas bien par écrit, et il veut qu’elles soient bien expliquées. Nous pouvons accumuler à plaisir les conjonctures au milieu desquelles notre hésitant se noie, et demeure irrésolu et perplexe : toujours nous serons amenés à conclure que s’il ne se décide à rien c’est, non point qu’il ne veut rien, mais au contraire qu’il veut trop de choses, et qu’il veut trop également des choses ne pouvant être conciliées.
Ni le paresseux, ni l’apathique, ni l’indécis agité ou tranquille ne sont donc des caractères dépourvus de volonté ; et rien n’autorise à croire que celui-ci ou celui-là en possède plus ou moins que tel ou tel.
Mais enfin ne voyons-nous pas dans la vie, à pouvoir égal, des personnes réussir mieux que d’autres dans des entreprises analogues ? et ne faut-il pas attribuer ces différences de réussite à la différence de leur vouloir ?
A la différence de quantité ou de puissance de leur vouloir ? non point. A la différence de direction prise par leur vouloir, oui bien. Et tout est là.
On admet communément que la force des fous est en général décuplée. Ce n’est pas exact. La perte de la raison n’entraîne pas mathématiquement un accroissement proportionnel de la vigueur physique. Mais le fou qui veut, pour se barricader dans sa chambre, manœuvrer un meuble extrêmement lourd, apporte à cet acte, au détriment de toute autre considération, sa volonté tout entière. Dès lors, il va obtenir de sa force musculaire un rendement que l’homme raisonnable n’obtiendrait pas de la sienne, fût-elle égale. L’homme raisonnable, eût-il le dessein de traîner ou de pousser ce meuble, voudra ne pas s’y écorcher les doigts, ne pas s’y arracher les ongles ; il voudra éviter de détériorer le meuble ou de rayer le parquet… toutes choses dont le fou n’a cure. L’homme raisonnable craindra en outre de faire du tapage et du scandale, ce qui n’arrête point le fou… C’est pourquoi la volonté de l’homme raisonnable, ne se portant qu’à demi ou au quart vers le manœuvrement du meuble, ne mettra pas en jeu toutes les facultés de pouvoir dont l’homme raisonnable peut être doué à l’égal du fou : et cet homme renoncera à mouvoir ce meuble, en s’en déclarant incapable. Il ne sera pas allé jusqu’au bout de ses capacités, de ses possibilités, de son pouvoir, parce qu’il aura mis une partie de son vouloir à des choses s’y opposant.
Les plus petites possibilités, utilisées par tout le vouloir, donneront quelquefois des résultats beaucoup plus considérables que des possibilités supérieures, mues par une partie seulement de la volonté divisée.
On va rarement jusqu’au bout de son pouvoir, on fait rarement tout ce qu’on peut. Soit qu’on ne veuille pas le faire, qu’on garde son vouloir pour un but opposé, — soit qu’on ne sache pas qu’on peut le faire, qu’on n’ait pas le savoir de son pouvoir.
Lorsque Louis XVI refusa de laisser tirer les troupes sur les premiers émeutiers, ce fut à la fois pour ces deux motifs réunis : il ne voulait pas répandre le sang français, et il ne croyait pas que cet acte d’autorité dût enrayer le mouvement de la révolution commençante.
Napoléon, dont la volonté n’avait pas de ces scrupules, et dont la confiance en soi était poussée jusqu’à l’excès qui finit par le perdre, sembla, pendant un temps, pouvoir tout ce qu’il voulait : en réalité, il ne faisait que vouloir tout ce qu’il pouvait.
Napoléon croyait en lui. Louis XVI doutait de lui. Napoléon savait ce qu’il pouvait, et même se l’exagérait. Louis XVI ignorait, ne comprenait pas, ne savait pas qu’il pût.
Napoléon mettait tout son vouloir à des buts de force, d’autorité, de domination et de gloire. Louis XVI abandonnait le sien à des buts de condescendance, de mansuétude et de conciliation.
Napoléon imposait au peuple, par sa volonté, l’obéissance à ses ordres. Louis XVI s’imposait à lui-même, par sa volonté, l’obéissance aux ordres du peuple.
Le bourgeois qui s’organise dans l’existence selon des ambitions moyennes, ménageant à la fois sa santé, sa bourse, sa réputation et ses loisirs, passe pour avoir une volonté médiocre en regard du travailleur qui s’astreint à un labeur opiniâtre pour conquérir une haute situation, ou de l’arriviste qui marche sur n’importe quoi pour parvenir à ses fins.
En réalité, ceux qui n’aboutissent dans la vie à rien de saillant ni d’extraordinaire, n’ont pas pour cela une volonté plus faible ni plus réduite que ceux qui se font remarquer par des exploits transcendants ; ce n’est pas leur volonté qui est médiocre : c’est l’usage qu’ils en font.
Celui qui possède un million et qui le dépense en une multitude de menues emplettes ne se donne pas le grand air du richard qui fait l’acquisition d’un château, et ne ressemble pas non plus à l’avare sordide qui enfouit son million dans sa paillasse. Chacun fait pourtant, à sa manière, usage d’une somme de même valeur : mais l’effet produit se trouve tout différent.
Découvrir la ou les directions que prend une volonté, tout est là. Volonté, où es-tu ? Réussir à la dépister lorsqu’elle se dérobe, la forcer dans son repaire et la tirer de sa cachette, c’est là tout le secret de la preuve à fournir de cette vérité indéniable : nous avons tous de la volonté, et nous en possédons tous la même dose et la même puissance.
L’illusion que nous avons dénoncée et combattue dans nos deux premiers chapitres : création et accroissement possibles du vouloir humain par des efforts humains, — est née de cette illusion première qui consiste à confondre le déplacement ou la dispersion de la volonté avec son inexistence ou sa diminution présumées, et à perdre de vue les buts vers lesquels elle se porte pour ne considérer que ceux d’où elle s’écarte.
Lorsqu’un prestidigitateur fait disparaître à vos yeux la montre ou le mouchoir que vous lui avez confiés, et que vous savez bien qu’il va vous rendre tout à l’heure intacts, vous ne supposez pas une minute que ces objets ont cessé d’exister : vous vous demandez simplement où il a pu les mettre. De même, quand vous n’apercevez plus trace de volonté chez quelqu’un, ne croyez pas que la volonté de ce quelqu’un soit réduite à néant : cherchez où elle se cache.
Une volonté disparue n’est jamais une volonté anéantie : c’est une volonté escamotée.