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De la volonté

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XII
L’éducation de la volonté : le dressage

On ne peut ni créer, ni développer la volonté d’un être. Mais on peut l’éduquer, et l’élever.

On éduque la volonté instinctive en la captant. Puis, on élève la volonté consciente en l’éclairant.

L’enfant n’a d’abord qu’une volonté instinctive. Il vient au monde avec des habitudes innées, les unes bonnes, les autres mauvaises, les unes et les autres dues à une hérédité complexe, à des atavismes divers, lointains ou proches, le tout absolument physique. Cet ensemble d’habitudes innées constitue la nature particulière de l’être, et cette nature lui crée des attraits que le vouloir instinctif ne demande qu’à suivre. Contrarier cet instinct lorsqu’il se révèle pernicieux ; imposer à l’enfant le contraire de ce qu’il réclame, lorsque ce qu’il réclame doit lui nuire physiquement ou moralement ; lui faire, en dépit de son attrait, subir tout traitement approprié à son bien, et exécuter coûte que coûte les actes qui lui seront profitables, c’est la tâche première et immédiate de l’éducateur, tâche élémentaire, aussi aisée que capitale.

Certes, on ne peut vouloir pour personne, et pas même pour un enfant qui vient de naître. Mais comme on peut, au moyen d’un tuteur lié à ses jeunes branches, obliger un arbuste à pousser dans la direction où l’on veut le faire croître, on peut s’emparer de la personne molle et fragile d’un enfant au berceau, et diriger vers le but qu’on désire lui faire atteindre les gestes, les attitudes et les actes qu’on lui impose. Et alors il se produira ceci : le traitement appliqué à l’enfant lui deviendra d’autant moins antipathique, d’autant plus naturel, que plus soutenu ; les attitudes, les gestes et les actes imposés se transformeront en habitudes, et c’est-à-dire en attraits : car tout acte répété, devenant plus facile à mesure qu’il se répète, incline à la récidive ; tout acte contrarié, devenant plus difficile, incline à l’abandon de cet acte. L’acte qui se trouve facilité devient attrayant, celui qui est rendu difficile tourne à la répugnance. Attraits acquis, habitudes acquises, se substituant aux attraits et aux habitudes innés, s’imposeront au vouloir instinctif de l’être comme une force de nature, et en commanderont la direction. La volonté instinctive se trouvera captée.

Cette première phase de l’éducation ne présente pour les parents, pour les éleveurs, d’autres obstacles que ceux qu’ils se créent eux-mêmes.

L’extrême faiblesse physique de l’enfant le plaçant totalement dans la dépendance et à la merci des grandes personnes, celles-ci ont en mains tout ce qu’il faut pour contraindre et diriger à leur gré cette volonté instinctive. L’énorme supériorité de leur force matérielle sur la force matérielle d’une petite créature qu’elles peuvent manier comme bon leur semble ne laisse aucun doute sur la réussite d’une telle entreprise. Mais il est des personnes qui justement se laissent arrêter, dirait-on, par la trop grande facilité de cette tâche. Se servir ainsi de leur supériorité leur apparaît comme un abus et une lâcheté. Contrarier un innocent leur fait l’effet d’un crime et de quelque chose d’inhumain. Et les voilà prêtes à désarmer devant les sourires, les pleurs ou les caresses du petit être confié à leurs soins, et dont elles ne s’efforceront que de contenter les caprices !

Il y aurait abus, certes, de la part des grandes personnes, si elles allaient dans l’emploi de leur force jusqu’à la violence ou à la brutalité, ou si elles se servaient de leurs prodigieux avantages pour dresser un enfant au mal, ou pour lui imposer des choses contre-nature. Mais diriger un enfant dans le sens du bien, ce n’est pas violenter sa nature, car le bien est son but naturel. L’usage de la force en vue du bien, quand on a charge d’âmes, n’est pas plus un abus que l’acte du chirurgien qui ligote un malade pour pouvoir l’opérer, ou que celui du sauveteur qui étourdit d’un coup de poing son naufragé pour l’empêcher de les faire, en se débattant, couler tous les deux.

Le bien obtenu de l’enfant par le dressage ne sera pas encore pour lui le bien méritoire, qui ne peut exister que dans l’être conscient et réfléchi. Ce sera du moins le bien en fait, le résultat pratique satisfaisant, auquel il convient d’aboutir le plus tôt possible. L’enfant bien dressé sera vite un enfant mieux portant, plus gentil et plus heureux que l’enfant livré aux caprices de son instinct. Ce sera en outre un enfant tout disposé et tout prêt à se conduire de lui-même comme on l’aura fait se conduire dans sa petite enfance.

On garde toute sa vie certains plis pris pendant le premier âge. On aime ce à quoi l’on a été accoutumé. On conserve le goût du genre de nourriture que l’on a d’abord connu, l’attachement aux horizons familiers dans lesquels on a grandi. On reste sensible au charme des anciens airs par lesquels on a été bercé, à la première musique ayant chanté dans l’âme. Toute une aimantation de l’être, aimantation d’une puissance et d’une portée extraordinaires, résulte de ces toutes premières accoutumances, qui semblent à certaines personnes si insignifiantes et si puériles !

Au cours de cette œuvre du dressage, se trouve tout indiqué l’emploi de l’attrait-récompense et celui de la répugnance-punition. Dans l’esprit de l’enfant, si inconscientes encore que soient les opérations de sa mentalité, un lien se forme vite entre l’acte et sa conséquence. Lorsqu’il aura constaté à deux ou trois reprises que se rouler par terre lui vaut le fouet et qu’obéir lui vaut un baiser, il ne tardera pas à choisir de se ranger à la façon d’agir dont le résultat lui est le plus agréable. L’instinct, du reste, suffit ici pour opérer ces rapprochements : le chien savant, le chien de chasse, le cheval de course, tous les animaux que l’on dresse, n’arriveraient jamais à posséder les talents qu’on leur inculque, si leurs maîtres ne faisaient usage tour à tour du morceau de sucre et de la cravache.

Le dressage, période de l’éducation par la force, — commencé dès la naissance pour ne pas laisser aux tendances mauvaises le temps de se développer et de s’affermir par l’exercice, — dure jusqu’au moment où la vigueur physique de l’enfant commence à contrebalancer la vigueur physique de l’éducateur ou de l’éducatrice.

Il y a de pauvres mamans, il y a même d’infortunés papas, qui, réellement, ne sont plus de force à lutter contre leur petit garçon lorsque celui-ci, parvenu à l’âge de cinq ou six ans, — cela dépend des santés ! — donne des coups de pied et des coups de poing, galope, s’échappe, s’enferme, se livre enfin à toute la défense matérielle qu’il peut organiser contre l’emploi de la contrainte pour un purgatif à absorber ou une correction à recevoir. Il est à l’éloge des parents que cette lutte, — déshonorante pour l’autorité, — devienne superflue et impossible moralement, à l’époque précise où elle deviendrait redoutable physiquement, parce qu’à cette époque le dressage doit avoir opéré son œuvre, et l’enfant se trouver plié à l’obéissance.

S’il n’en est pas ainsi, c’est que les éducateurs n’ont pas su, ou pas voulu, s’y prendre comme ils auraient dû s’y prendre.

Quoique cette toute première phase de l’éducation ne s’adresse encore qu’à la volonté instinctive, il ne faut pas remettre à plus tard de prononcer devant l’enfant le mot bien, le mot devoir et le mot Dieu. Le sens, d’abord nul ou confus, de ces mots lui deviendra rapidement, malgré leur abstraction, aussi intelligible que celui de tous les autres mots dont le son frappe constamment son oreille, et qu’il situe parfaitement dans leur domaine. Du reste, on ne sait jamais au juste à quel âge la notion du bien et du mal commence à s’agiter obscurément dans la conscience. En général, cette notion est plus précoce qu’on ne croit. En tous cas, joindre les mains de l’enfant pour la prière, lui faire baiser l’image pieuse suspendue à la tête de son lit, l’habituer au silence et à l’immobilité dans l’église, à une attitude respectueuse en présence des personnes et des choses respectables, c’est le dresser par une pratique machinale à la pratique volontaire, délibérée et méritoire que sa raison et la grâce divine lui feront adopter plus tard en toute connaissance de décision.

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