De la volonté
X
Action de la volonté
sur la santé, l’intelligence,
et leur transmission héréditaire
« Les mauvais ouvriers, dit le proverbe, ont toujours de mauvais outils. » Cela signifie-t-il qu’une perpétuelle malchance s’acharne après les incapables, les paresseux, les maladroits ? Si l’on veut appeler malchance leur constant insuccès, tout le monde conviendra que cette malechance est généralement leur œuvre : et qu’il faut attribuer à la gaucherie, à la mollesse ou à la brutalité avec lesquelles ils manient les instruments de leur travail le piètre résultat qu’ils en tirent. Car le plus excellent outil, mis entre les mains d’un de ces mauvais ouvriers, non seulement ne lui servira pas à faire une meilleure besogne, mais sera bientôt détérioré par lui au point de ne plus pouvoir être employé à rien de valable.
La caractéristique du bon ouvrier, au contraire, c’est qu’il est capable de produire un ouvrage excellent même avec un outil médiocre ; et c’est surtout que, l’outil dont il se sert, au lieu de le gâter en l’employant, il le conserve intact, et même l’améliore.
Un bon ouvrier aime et respecte sa machine, l’entretient en bon état, la nettoie, la ménage, la préserve à la fois de la rouille et de l’usure ; à force d’ingéniosité et d’application, souvent, la perfectionne, et au besoin l’invente.
On prétend que, dans la nature, la fonction crée l’organe. Ceci n’est pas plus à prendre au pied de la lettre que l’énergique axiome : « Vouloir c’est pouvoir. » La fonction ne crée pas véritablement l’organe : car, d’une part, une fonction qui n’existe pas ne peut rien produire, et la fonction n’existe que quand l’organe est produit, au moins dans son embryon ; d’autre part, créer au sens littéral du mot n’appartient qu’à Dieu, et nul organe à son origine ne peut être créé que par lui. Mais le désir de remplir la fonction fait découvrir et utiliser tout ce qui peut lui servir d’organe. C’est dans ce sens que le savant invente. Aucun ingénieur ne crée, c’est-à-dire ne tire du néant les moindres matériaux, les moindres éléments de son œuvre : mais il les trouve, les rassemble, les expurge, les combine, les adapte, et les emploie à la réalisation de son désir, de son idée : c’est cela qu’on appelle son invention, sa création.
L’ouvrier, l’ingénieur, ici, c’est notre volonté. Les outils, les matériaux mis à sa disposition, ce sont tous nos organes physiques : organes de l’action, de la sensation, de la pensée. Sans doute, ces organes sont par eux-mêmes plus ou moins bons, plus ou moins défectueux, plus ou moins perfectionnés chez tels hommes que chez tels autres : l’un naît boiteux, l’autre bossu, le troisième magnifiquement constitué… à ces réelles et fondamentales différences la volonté ne peut rien. Mais que de différences secondaires, ultérieures, amplifiées ou réduites la volonté ne peut-elle pas établir ! De combien ne peut-elle pas accroître ou amoindrir la valeur des facultés innées, selon la façon dont elle traite les organes qui servent à leur fonctionnement !
Tous les hommes sont d’accord pour reconnaître que se bien porter est ici-bas un avantage de premier ordre. Et si chacun, en naissant, pouvait réclamer et obtenir un brevet de parfaite santé pour tout le cours de son existence, quel est celui de nous qui dédaignerait de s’en munir ?
L’homme qui vient au monde ne peut tout d’abord que subir les conditions physiques, heureuses ou malheureuses, dans lesquelles il se trouve appelé à la vie : mais dès que sa raison, en s’éveillant, rend lucide sa volonté, celle-ci devient à son choix complice ou réformatrice de ces conditions. Notre santé, cette santé que nous considérons à juste titre comme le premier des biens terrestres ; cette santé que nous faisons si fréquemment examiner, surveiller ; pour laquelle nous sommes toujours prêts à abandonner notre fortune, cette santé, pour une large part, est entre les mains de notre volonté.
Est-ce que les plus répandues de nos maladies ne viennent pas de nos excès ? Est-ce que l’atrophie de nos muscles ne vient pas de notre paresse ? Est-ce que l’épuisement de notre système nerveux ne vient pas de notre surmenage ? Est-ce que la mauvaise hygiène, le défaut ou l’abus de nourriture, d’exercice, de repos, n’engendrent pas mille tares physiques, mille infériorités, mille infirmités ? Et ces excès, ces abus, ce défaut, cette paresse ou ce surmenage, n’est-ce pas nous qui les avons voulus, puisque nous nous y sommes abandonnés ? Même, les maladies occasionnelles qui fondent sur nous : fièvres, congestions, attaques, paralysies, etc…, sans parler des accidents : écrasements, noyades, empoisonnements, etc… ne sont-ce pas en général choses dues à nos imprudences ? Et nos imprudences ne sont-elles pas le résultat d’un vouloir mal orienté ?
Que les hommes ne disent donc pas qu’ils estiment la santé le meilleur des biens : car ils ne sont pas sincères. Ils lui préfèrent trop de choses ! Ils lui préfèrent une cigarette, une promenade, une gageure, une mode, un petit verre… ils lui préfèrent le farniente ; ils lui préfèrent la débauche et le plaisir ; ils lui préfèrent les honneurs et l’argent ; ils lui préfèrent tout ! Et si, au contraire, ils la préféraient à tout, ils le lui prouveraient dès qu’ils auraient à choisir entre ce qui la fortifie et ce qui la compromet. Mais ils ne se contentent pas de la trahir presque à chaque fois que ce choix se présente : cette santé trahie, ils l’accusent, et c’est à elle qu’ils s’en prennent lorsqu’ils ne peuvent plus obtenir de leurs organes les services qu’ils en réclament, et lorsque certaines de leurs tâches leur deviennent, de ce fait, impossibles à remplir.
Oui ou non, la volonté est-elle responsable de ces déchéances ?
Il est des cas, bien entendu, où la volonté ne fait pas ce qu’elle veut, c’est-à-dire où des obstacles extérieurs l’empêchent de réaliser en acte ce qu’elle adopte virtuellement : on ne demanderait pas mieux que de se soigner, se ménager, ou s’entraîner à certains exercices salutaires : et la nécessité du gagne-pain, des charges de famille, des obligations sociales, s’oppose aux exercices comme aux soins et aux ménagements opportuns. Il est aussi des devoirs supérieurs qui exigent précisément le sacrifice de cette santé dont le bon entretien, la conservation légitime, est un devoir naturel et courant. Ces cas particuliers ne prouvent rien contre le principe ici établi : à savoir qu’une certaine bonne volonté est à la base de la plupart des santés en bon état, comme une certaine mauvaise volonté est à la base de la plupart des santés détruites.
Un autre grand bien de la personne humaine, devant lequel s’accumulent les hommages admiratifs, et que chacun souhaiterait certainement posséder au plus haut degré, c’est l’intelligence.
L’intelligence, comme la santé, fait partie du bagage imposé à l’être humain par les conditions de sa naissance. La finesse, la profondeur, l’étendue de l’intelligence dépendent en premier lieu de l’état plus ou moins sain, normal et perfectionné du système cérébral. Mais là encore la volonté, lorsqu’elle entre en jeu, s’exerce en maîtresse sur un champ beaucoup plus vaste qu’on n’est disposé à le croire. On sait, à moins d’être dénué de toute clarté raisonnable, à moins d’être inconscient à la façon d’un idiot ou d’un fou, que l’intelligence peut se cultiver, tout comme elle peut être laissée en friche ; on admet les fruits de l’étude, du travail intellectuel : mais on ne soupçonne pas assez l’influence de la volonté sur l’amélioration ou l’altération de l’outil lui-même, de l’organe physique de l’intelligence.
On reconnaîtra cependant, si l’on veut simplement y réfléchir et prendre la peine de le constater, que certains genres de vie, choisis et voulu délibérément par ceux qui les adoptent, abêtissent et abrutissent. Tout ce qui alourdit le corps, tout ce qui épaissit le sang, appesantit, enfume et embrume le cerveau. Tout ce qui anémie le corps, tout ce qui dilue le sang, étiole et vide le cerveau. Nous avons à vivre d’une vie à la fois animale et spirituelle : toutes les fois que nous donnons trop à celle-là, nous affaiblissons celle-ci ; toutes les fois que nous engraissons exagérément la matière, nous diminuons la netteté de notre jugement, la puissance de notre intellect ; et toutes les fois que nous refusons au corps ce qui lui est nécessaire pour servir de substratum à la faculté de penser, nous nous appauvrissons mentalement.
Il est des vocations exceptionnelles, des vocations d’ascète, qui comportent une réduction extrême, sinon contre-nature, du moins hors-nature, des exigences de la vie animale : chez les êtres ainsi appelés à un genre de vie extraordinaire et en quelque sorte supra-terrestre, on voit le sens intellectuel, le sens moral, le sens spirituel se développer avec une intensité et une acuité d’autant plus grandes que le corps est plus négligé, plus privé, plus mal nourri, plus rudement traité. Ces états sont le fait d’une intervention quasi miraculeuse de la grâce. La Providence les crée et les distribue à son gré, et ce serait une grande présomption que de vouloir en faire ordinairement sa règle de conduite. La règle de la sagesse ordinaire est celle-ci : pour entretenir la vie normale de la pensée, il faut entretenir normalement la vie physique par une alimentation à la fois large et sobre, par un exercice mesuré à la force des organes, par un repos en rapport avec la fatigue contractée, par tous les soins d’hygiène propres à rafraîchir, à renouveler, à rajeunir le corps tout entier. L’oubli de ces préoccupations amène tôt ou tard un déraillement des facultés cérébrales. Leur exagération conduit d’autre part à des phobies, à des rétrécissements de vue, à des enlisements dans la matière, qui entraînent un amoindrissement considérable de notre valeur intellectuelle.
Là encore, notre volonté n’est-elle pas responsable de la plupart des déchéances qui se produisent ?
Vous qui vous plaignez de manquer de mémoire, de ne pouvoir suivre un raisonnement, d’être traqué par des idées fixes, poursuivi par des chimères, hanté d’inquiétudes, énervé de soucis puérils, accablé par les plus petites responsabilités ; vous qui vous sentez enfin les victimes d’une mentalité misérable, influant désastreusement sur votre conduite, n’avez-vous pas fait tout le contraire de ce qu’il aurait fallu pour prévenir cet état de choses ou y remédier ? Vos cellules nerveuses demandaient peut-être le lessivage d’un sommeil réparateur : vous les avez encrassées par des veilles, nuits de jeu, ou soirées de labeur à outrance… Vous avez peut-être accueilli, pendant des années, par des lectures, des conversations, des spectacles, tout un peuple d’images frivoles, nocives ou désolantes, qui se sont installées dans votre substance cérébrale ; pour les en déloger, il n’est qu’un moyen : en mettre d’autres à leur place. Le faites-vous ? Lisez-vous d’autres livres, entretenez-vous d’autres conversations, assistez-vous à d’autres spectacles ?… Peut-être encore avez-vous laissé se rouiller, se pétrifier votre système cérébral dans un désœuvrement plus ou moins déguisé ; sciemment ou inconsciemment, vous vous êtes — pardonnez-moi le mot — embêté ; or, analysez un peu, s’il vous plaît, le sens de cette expression : s’embêter, c’est s’enfoncer dans la bêtise… de s’embêter à s’abêtir, il n’y a qu’un cheveu de différence ; et le cheveu, c’est tout simplement le degré de stupidité auquel on descend. Pour sortir de cet état, vous n’avez qu’un parti à prendre ; unique, mais infaillible : vous occuper, coûte que coûte, à un travail utile, n’importe lequel, pourvu qu’il rende service à quelqu’un. La vie occupée, accompagnée du sentiment que ce que l’on fait sert à quelque chose, c’est le salut de tous les désemparés. Y recourez-vous ?
Ne me dites pas, pour vous dispenser d’appliquer votre vouloir au rétablissement de votre santé ou au relèvement de votre mentalité : « Il y a trop longtemps que je vis de telle ou telle manière, ce n’est pas à mon âge qu’on change ses habitudes. » Pourquoi ? Une habitude de dix ans, de vingt ans, de cinquante ans, que l’on a contractée soi-même, est-elle donc plus difficile à vaincre qu’une habitude plusieurs fois séculaire déposée par l’atavisme dans la nature d’un enfant ? Cependant, cet enfant, tout chargé d’hérédités malsaines, vous attendez de lui qu’il s’amende, qu’il se réforme ; et cet effort que vous exigez parfois rigoureusement, impitoyablement, d’un être en qui la raison commence à peine à se faire jour, vous, homme mûr, averti, instruit par l’expérience, vous invoqueriez précisément votre maturité pour vous y soustraire ! C’est à la fois inique et absurde.
Ne me dites pas non plus : « J’ai beau faire, je n’arrive à rien. » On arrive toujours à quelque chose. Pas à tout. Mais à quelque chose. Je ne prétends pas que la volonté ait tout pouvoir sur l’organisme. Mais je prétends et j’affirme, en m’appuyant sur des exemples faciles à relever, — et la main sur la conscience, vous êtes obligé d’avouer et d’affirmer avec moi, — que la volonté ne va presque jamais jusqu’au bout du pouvoir qu’elle a : elle reste en chemin, ou revient sur ses pas… dès lors, elle est la cause, la vraie cause, d’un grand nombre des désordres de cet organisme à elle confié. La volonté ne remplit pas son métier de chef, ou elle le remplit mal. Et lorsque les effectifs qu’elle commande sont faussés, diminués, hors d’usage, les trois quarts du temps, c’est à elle qu’ils doivent cette détérioration et cette ruine.
Ce n’est donc pas, tout au rebours de ce que l’on s’imagine trop complaisamment, la bonne santé qui est source et productrice de bonne volonté : c’est la bonne volonté qui, dans une large mesure, est source et productrice de bonne santé. Et c’est aussi la volonté qui, dans une large mesure également, est cause que l’esprit demeure ou devient plus ou moins ouvert, plus ou moins fermé, par l’épanouissement ou l’atrophie de son organe, à la vie intellectuelle.
Et cette grande responsabilité, qui incombe ainsi au vouloir de chaque être pensant, il ne la détient pas seulement pour lui, mais encore pour les autres êtres qui reçoivent ou recevront de lui l’existence.
La perfection relative dans laquelle nous entretenons ou à laquelle nous faisons parvenir nos organes, nous la transmettons à nos descendants, jusqu’aux plus lointaines générations ; comme nous leur transmettons les tares, les maladies, les débilités contractées par nos agissements ou nos inerties.
La santé et l’intelligence de la race proviennent en grande partie de la volonté des hommes.
Dieu seul est l’auteur perpétuel de la vie, Dieu seul est le créateur incessant des âmes. Mais les organes de vie, mais les corps auxquels s’adaptent les âmes sortant des mains de Dieu, c’est nous, depuis le premier couple, qui les faisons, et qui les faisons de nous, selon ce que nous sommes nous-mêmes. Encore une fois, nous ne créons pas les éléments de ces corps : mais nous disposons, nous modifions, en bien ou en mal, les éléments du nôtre : et c’est en quoi nous faisons ce qu’ils seront les corps qui descendront de nous.
Quelle répercussion immense a donc notre bon ou notre mauvais vouloir ! Quel canon à longue portée est donc en nous cette faculté de choisir, que nous manœuvrons le plus souvent avec une folle insouciance ! Dès notre propre jeunesse, notre propre enfance, nous commençons à façonner, en nous façonnant nous-mêmes, le tempérament futur de nos enfants, de nos arrière-petits-enfants. Qui est-ce qui y prend garde ? Qui est-ce qui se dit : « Par mes sottises, par mes dérèglements, par mes lâchetés, par les mauvaises habitudes que je contracte, je prépare aux êtres qui naîtront de moi une vie sotte, lâche, déréglée, des tics et des manies, des tentations effroyables, des oppositions terribles à la pratique du bien, à la conquête du bonheur ! »
Et qui donc se préoccupe, en fondant une famille, des conséquences du choix de son inclination sur sa descendance ? Une jeune fille pure et sensée, résolue à former selon le plus bel idéal de loyauté et de droiture les fils qui lui seront donnés, épousera un libertin ou un homme à jugement faux : et s’étonnera, une fois mère, de rencontrer d’étranges résistances dans la tâche éducatrice qu’elle s’efforcera de remplir. Un homme intelligent prendra pour compagne une jolie poupée ou une brave petite bécasse : et sera tout surpris et tout vexé un jour de constater la niaiserie et la nullité de ses héritiers.
Chaque nouveau venu ici-bas possède, je le sais bien, pour se tirer d’affaire, sa volonté personnelle qui échappe, grâce à Dieu, à tout atavisme. Mais quelles facilités ne lui prépareraient pas des parents qui, s’étant soumis eux-mêmes de bonne heure et continuant à se conformer sans cesse aux règles d’une vie saine et droite, transmettraient à cet enfant né de leur chair un sang pur, des membres vigoureux, des nerfs à la fois délicats et solides, un tempérament harmonieusement équilibré, prêt à obéir sans grincements aux ordres de l’âme qui sera appelée à le gouverner !