De la volonté
XIV
L’éducation de la volonté :
troisième période
La troisième phase de l’éducation de la volonté — et l’on peut dire de l’éducation tout court, car élever la volonté c’est élever tout l’individu — est celle qui correspond à l’ébullition dans le jeune cerveau de toutes les idées en tumulte, de toutes les conceptions frémissantes, de toutes les chimères et de tous les rêves, de toutes les inductions et déductions nées de la pensée en travail, pensée alimentée au hasard de tout ce que l’adolescent découvre, voit, entend, soupçonne et croit inventer. En même temps que se produit en lui cette effervescence générale, un désir d’indépendance, un besoin violent d’émancipation commence à l’agiter, et quelquefois furieusement : il se sent pressé de vivre par lui-même, de se conduire d’après ses propres directives, d’utiliser et surtout de manifester les facultés qu’il aperçoit en lui et dont il a hâte de revendiquer à la fois l’usage et la propriété.
C’est à ce moment formidable que l’éducateur peut intervenir comme un bon génie ou comme un sorcier néfaste, selon qu’il versera dans ce chaos la goutte de bon sens, l’élixir divin qui va tout clarifier, ou le poison qui va tout corrompre.
S’il n’intervient en aucune façon, s’il se borne à regarder en spectateur amusé ou indifférent le redoutable précipité qui s’opère chez son élève, il se conduit en sceptique. S’il intervient pour faire, dans cet esprit en gestation, triompher ses idées à lui, ou les idées de son parti, il agit en sectaire. S’il intervient pour faire triompher les idées reconnues par l’élite de l’humanité, depuis que le monde est monde, pour des idées bonnes, justes et sages, et découlées des vérités révélées de Dieu, il agit en apôtre.
Scepticisme, sectarisme ou apostolat : l’homme qui enseigne, professe, gouverne ou légifère, ne peut s’écarter d’un de ces trois systèmes.
Le scepticisme a fait ses preuves. N’offrant ni ligne de conduite à la volonté, ni boussole aux esprits en quête d’absolu, ni consolation aux cœurs troublés, il est le père du désarroi, de l’anarchie, de la débâcle universelle. Le sectarisme sera toujours avec juste raison la bête noire de tous les gens de bien : ennemi-né de la liberté et de la justice, fils de l’orgueil et de l’intérêt personnel, il ne peut engendrer que haine et discorde. L’apostolat seul, c’est-à-dire le dévouement sans arrière-pensée au vrai et au bien puisés à leur source divine, est capable d’élever en l’éclairant la volonté consciente et libre ; d’apporter aux êtres qui se débattent dans le conflit de leurs passions naissantes, de leurs désirs fougueux, de leurs aspirations confuses, de leurs angoisses intellectuelles et morales, — le savoir utile, judicieux, qui les fixera dans la vérité, la parole de paix, de vie et de lumière qui contiendra les emportements sans valeur, et donnera l’essor à toutes les envolées fécondes.
A cette époque de fermentation de la mentalité, caractérisant le passage de l’enfance à la jeunesse, les deux grands écueils que nous avons signalés chapitre IX : suffisance et insuffisance intellectuelles, guettent, pour la faire trébucher, la volonté consciente et réfléchie. L’éducateur doit mettre son élève en garde contre chacun de ces deux écueils. Tout en le rendant respectueux des premières certitudes naturelles déposées dans l’intelligence par une sorte de révélation privée, il lui fera reconnaître et avouer les erreurs, les contradictions, les déraillements inévitables de la raison humaine livrée à ses seules ressources. Il lui montrera que nous n’avons tous qu’un moyen d’échapper aux perpétuels flottements d’un savoir tronqué, à la menace permanente d’une faillite totale ou partielle de nos systèmes philosophiques les plus ingénieux, voire géniaux : c’est de chercher le vrai à une source qui nous dépasse, et de nous soumettre humblement aux authentiques transmissions qui en découlent.
Mais la volonté frémissante du jeune homme ou de la jeune fille piaffe d’impatience devant vos raisonnements et vos conseils. Elle n’aura de cesse que vous lui ayez ôté le mors, et donné le droit de bondir enfin sans vous dans le champ de l’avenir, qui s’ouvre devant son regard avide et enivré.
Le but suprême de l’éducation, ne l’oublions pas, est de rendre l’élève capable de se passer du maître.
Vous apaiserez, vous contenterez ce qu’il entre de logique, de dignité et de noblesse dans ce désir de « self-government » en engageant spontanément votre disciple à s’élever du « moi » au « je », c’est-à-dire de la règle subie à la règle adoptée ; à devenir maître de ses habitudes, maître de ses attraits, même des bons, même de ceux que vous aurez vous-même enracinés en lui avec le plus de soin. Vous le sauverez du délire égarant de l’orgueil en lui faisant constater de combien de traits hérités, de combien d’empreintes et d’emprises reçues se compose, qu’il le veuille ou non, sa personnalité actuelle. Et vous l’amènerez à déclarer de lui-même que pour vivre et penser librement il ne s’agit point de jeter par terre ce qu’on trouve en soi de tout bâti, quand l’édifice est habitable, harmonieux et solide : mais seulement d’y apposer son écusson et son chiffre.
Lorsqu’un professeur de natation met pour la première fois un enfant à plat ventre sur l’eau, il commence par l’entourer d’une ceinture de liège et le soutenir de la main, tout en lui faisant exécuter les mouvements par lesquels le petit nageur se soutiendra et évoluera tout seul un jour. Peu à peu, l’habitude prise et le savoir venu, le professeur lâche son élève, le délivre de sa ceinture, et l’abandonne à son initiative. L’élève qui a voulu vraiment apprendre à nager ne va ni oublier ni renier les instructions reçues : il ne va pas essayer de s’en déprendre pour barboter à sa façon ; il va au contraire s’en servir pour évoluer à la fois en liberté et en sécurité, en se dirigeant lui-même de la façon dont il a été dirigé jusqu’alors.
C’est ainsi que la volonté libre, à l’âge du plein développement de la raison, s’empare du gouvernement de l’être ; et, sans balayer les habitudes innées ou les données acquises qu’un heureux atavisme et une éducation salutaire y auront déposées, cette volonté libre, si elle est bonne, dirigera l’être d’une manière consciente et désormais méritoire vers le bien pratiqué jusque-là plus ou moins inconsciemment.
Mais la volonté libre peut se constituer volonté mauvaise. Échappant à toute captation dès qu’elle cesse d’être le moins du monde instinctive, elle peut faire litière de tous les principes et de tous les enseignements reçus, fouler aux pieds le trésor des dons acquis et des bienfaisantes accoutumances, tourner le dos à la lumière, s’orienter exprès à l’encontre du bien et du devoir, et s’enfoncer délibérément dans l’erreur et le mal.
Et de cela rien ni personne ne pourront l’empêcher.
Nous avons dit qu’on n’éduque pas, qu’on n’élève pas le mal… N’y a-t-il donc rien, absolument rien à faire à l’égard de la mauvaise volonté ?
C’est ce que nous allons examiner pour finir.