De la volonté
IX
La volonté devant l’effort
Selon le préjugé courant, le vieux et tenace préjugé que cet essai cherche à combattre et à détruire, — les préjugés n’étant pas tous des raisons qui s’ignorent — l’effort serait le criterium, la pierre de touche de l’existence même de la volonté : l’individu qui exécute un acte difficile a de la volonté ; celui qui s’y dérobe n’en a point. C’est très simple, et très commode d’ailleurs comme excuse.
En réalité, le refus tout aussi bien que l’acceptation de l’effort est le propre de la volonté. On n’exécute pas un acte difficile sans le vouloir. Mais on ne s’y dérobe pas non plus sans le vouloir. Prenons l’acte le moins compliqué, le plus banal qui se puisse proposer comme exemple : sortir de son lit, le matin, quand on aurait encore envie d’y rester. Faut-il dire que le fait de se lever courageusement comporte et dénote plus de volonté que le fait de demeurer à paresser entre ses draps ? Point du tout ! Car si celui qui se lève se lève parce qu’il veut se lever, celui qui paresse paresse tout de même parce qu’il veut paresser. Il le veut peut-être d’une volonté tiraillée, indécise, taquinée par le sentiment et la honte d’une certaine lâcheté : mais, tout compte fait, c’est cela qu’il veut plutôt que le contraire : car, s’il ne le voulait pas, il ne resterait pas au lit, il se lèverait. Il ne reste pas au lit sans le vouloir, à moins qu’il ne se soit rendormi, terrassé par le sommeil.
Si l’effort consenti était une preuve de l’existence de la volonté, l’effort refusé une preuve de son inexistence, comment expliquer que la même personne, dans des occasions différentes, ou même dans des occasions semblables renouvelées, tantôt accepte, et tantôt refuse l’effort, ainsi que cela se voit ? Cette personne, donc, tantôt a de la volonté et tantôt n’en a point ? Cette volonté qu’elle a tout d’un coup, où donc la prend-elle ? Et cette volonté qu’elle n’a plus, qu’est-ce donc qu’elle en a fait ?
Nous avons tous éprouvé un jour ou l’autre cette surprise de voir un être lymphatique et mou, un caractère indécis, faible et sans courage, prendre brusquement, dans telle circonstance donnée, une vigoureuse détermination dont nous ne l’aurions pas cru capable. Inversement, il nous est arrivé de constater avec étonnement de subites défaillances d’énergie chez des individus que nous estimions trempés pour l’effort courageux et viril. Si c’est la dose de volonté qui fait la différence entre ces deux espèces de caractères, comment donc, tout d’un coup, en face de l’effort, chacun des deux peut-il se conduire au rebours de ce qu’on était en droit de préjuger de lui ?
La vérité est que l’acceptation de l’effort n’atteste pas plus l’existence de la volonté que le refus n’en atteste l’inexistence. La volonté se détermine à l’acceptation ou au refus de l’effort, à son choix, comme elle se détermine ad libitum en faveur ou à l’encontre de n’importe quel devoir ou de n’importe quel attrait. L’effort n’est le criterium, la pierre de touche, que de la qualité de la volonté : la bonne volonté consent à l’effort dû, la mauvaise volonté s’y refuse.
Effort et devoir ne sont d’ailleurs pas toujours accouplés, tant s’en faut : il y a quelquefois de très gros efforts à réaliser pour aboutir à la réussite d’une entreprise détestable, d’une machination criminelle. La résistance à la grâce est, dans son genre, un effort, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, au précédent chapitre.
Effort et attrait ne sont pas toujours, non plus, antagonistes. Tout effort ne comporte pas nécessairement une répugnance surmontée. L’effort physique — et dans l’effort physique il faut comprendre l’effort intellectuel — est très souvent une forme de plaisir. La lutte corporelle contre un adversaire ; la lutte contre les éléments, voire le péril ; la lutte contre la difficulté dans la découverte de la science, dans la recherche de l’art, loin de répugner à certains tempéraments, les tente et les attire ; il y a pour eux, dans le fait de lutter ainsi avec leurs muscles, leurs nerfs, leur cerveau, une dépense de vie qui est comme la santé de leur organisme. Pour d’autres, c’est exactement le contraire. Il est des efforts négatifs qui coûtent autant à certaines personnes qu’à d’autres les plus grands efforts positifs du même ordre : se taire est un supplice pour les bavards, parler en est un pour les timides ; rester tranquille crucifie les remuants par nature, bouger désespère les empaillés et les contemplatifs. (Faisons toutefois ici une différence : les empaillés détestent bouger, même pour l’action intéressante ou l’effort opportun ; les contemplatifs ne détestent que l’activité inférieure et l’agitation stérile.)
L’effort physique se résout en effort moral, ou plus exactement en effort psychique, lorsqu’il comporte une violence faite à la nature, ou une résistance à la grâce. La résistance à la grâce, et la violence faite à la nature en vue du mal, constituent un effort psychique immoral, et par conséquent coupable. La résistance à la nature en vue du bien constitue un effort psychique moral, et par conséquent méritoire. Cet effort est le fruit de la bonne volonté, c’est-à-dire de la volonté se dirigeant dans le sens du bien. L’effort immoral est le fruit de la mauvaise volonté, c’est-à-dire de la volonté se dirigeant dans le sens du mal.
La volonté se rendant bonne devant l’effort, et se dirigeant vers le devoir difficile au lieu de s’en détourner, c’est proprement ce qu’on nomme la force morale. Il ne s’agit pas ici de quantité, mais bien de qualité. La quantité de volonté dont nous disposons tous est illimitée, à l’image de celle de Dieu. Non pas infinie sans doute, mais immesurable et inépuisable. Lorsque nous parlions, chapitre VI, des directions diverses du vouloir, nous avons vu qu’une partie de notre volonté appliquée à un but donné ne nous fait défaut pour atteindre un autre but que si les deux buts sont opposés entre eux, divergents, inconciliables. Toutes les choses susceptibles d’être voulues à la fois, sans se faire tort mutuellement, peuvent être voulues par la même volonté, ce qui prouve manifestement son pouvoir indéfini d’expansion et d’amplitude.
La force morale n’est donc pas autre chose que la volonté s’orientant vers le bien ardu, consentant à l’effort pénible et coûteux quand cet effort représente le devoir.
Et cette orientation, la volonté libre peut toujours l’adopter ; cet effort coûteux et pénible, la volonté peut toujours y consentir : car le « don de force », c’est-à-dire l’accroissement de grâce, l’augmentation d’impulsion dont elle a besoin pour avancer dans le sens voulu par Dieu, ne lui est jamais refusé.
Que de fois, cependant, n’entend-on pas retentir cette phrase, toujours la même, refrain commun à tous les découragés, à tous les impuissants, à tous les faibles, et aussi à tous les lâches : « Je voudrais bien, mais je ne peux pas ! »
Qu’est-ce à dire, je ne peux pas ? Si cela signifie : « Ce qu’on me demande m’est trop désagréable », il ressort de votre « Je ne peux pas » que vous préférez votre agrément à votre devoir, et voilà tout. Si la déclaration est loyale et doit être prise au pied de la lettre, c’est qu’il y a impossibilité matérielle, impuissance physique, dans l’exécution de l’effort requis : il est clair alors que cet effort ne représente pas le devoir, car le devoir n’ordonne jamais l’impossible. Mais le devoir peut ordonner la mise en jeu des plus extrêmes possibilités. Le devoir facile est celui qui demande quelques-unes des possibilités dont on dispose ; le devoir difficile est celui qui en demande un grand nombre ; le devoir héroïque est celui qui les exige toutes.
La limite suprême des possibilités, c’est la mort. On dit couramment : « Un tel peut bien faire cela, il n’en mourra pas. » On a vu des êtres faire tout ce qu’ils pouvaient jusqu’à en mourir. D’autres se refuser à un effort entraînant pour eux la perte de leur vie ou de leur santé. Ceux qui disent : « Je voudrais bien, mais je ne peux pas », sous-entendent parfois : « … Je ne peux pas, sans me tuer ou me rendre malade ; et cela, je ne le veux pas. »
Et dans certains cas, ils ont parfaitement raison de ne pas le vouloir. S’il y a des occasions où préserver ainsi sa peau accuse une ignoble couardise, il y en a d’autres où raisonner de cette façon est tout simplement faire preuve de bon sens. Pour qu’un devoir comporte l’effort le plus grand que puisse fournir un être, il faut que le résultat de cet effort en vaille la peine. Ceux qui se refusent à courir un danger tout à fait inutile, à tenir un pari stupide, à user leurs réserves vitales, leurs nerfs et leur cerveau dans l’exercice d’une carrière pour laquelle ils ne sont pas taillés, ceux-là font très bien de se dérober à des efforts hors de proportion avec leurs résultats. « Ça ne vaut pas la peine » est une excellente raison à donner dans des cas pareils.
Un enfant quelque peu maladif, ou mal doué pour les études qu’on s’acharne à lui faire poursuivre, obéit à un instinct qui l’inspire au mieux de son bien réel, et par conséquent de son devoir, lorsqu’il oppose une résistance passive mais irréductible aux exigences de ses maîtres. S’il répond invariablement aux exhortations qu’on lui adresse pour qu’il essaie d’obtenir de meilleures notes en classe : « Je voudrais bien, mais je ne peux pas », ce n’est pas du tout mauvaise foi ni mauvaise volonté de sa part, même s’il peut, en s’y efforçant, fournir le travail qu’on lui demande ; mais il sent très bien que cet effort l’épuisera, le mettra à bout… et il se rend confusément compte que « ça ne vaut pas la peine » ; que sa croissance, son développement, l’acquisition d’une santé normale, sont mille fois préférables à la gloriole d’une place de premier.
Être médecin à contre-cœur, en faisant violence à une vocation d’un tout autre ordre, en surmontant des répugnances dont on sent qu’on ne se débarrassera jamais, « ça ne vaut pas la peine » : car c’est doter la société d’un piètre médecin, et la priver des services peut-être précieux qu’on lui aurait rendus dans une profession différente. Être médecin avec la vocation, et sacrifier ses membres ou sa vie dans de terribles expériences de laboratoire, pour le bien de l’humanité, « ça vaut la peine ! »
Pour qu’un effort pénible et coûteux représente le devoir, il faut que le résultat de cet effort soit non seulement un bien, mais un bien surpassant en valeur celui qu’il coûtera, celui dont on fera le sacrifice. A égalité de bien procuré et sacrifié, l’effort, si pénible soit-il, est toujours dû quand il s’agit d’un bien général mis en regard d’un bien particulier. Donner sa propre fortune est un devoir quand il s’agit de sauver la fortune de sa famille ou de son pays. Donner sa vie en est un quand il s’agit de préserver ses compatriotes de la mort ou de l’esclavage. Il y a des cas où la volonté n’a le choix qu’entre le crime et l’héroïsme.
Mais en revanche, lorsque les circonstances d’une destinée la font s’écouler toute parmi des sentiers fleuris de roses ; lorsque les penchants instinctifs d’un être l’inclinent tout naturellement vers ce qui se trouve coïncider avec son devoir ; lorsque ses goûts, son attrait, l’entraînent précisément dans le sens même où la grâce le sollicite, il semble qu’il n’y ait plus ici place pour aucun effort, ni petit ni grand.
Prenons garde que ceci n’est qu’une apparence. Car s’il en était réellement ainsi, non seulement le bonheur serait incompatible avec la haute vertu ; mais il faudrait encore conclure que les plus belles et les plus riches natures sont les moins méritantes, que ceux qui se dépensent et se dévouent avec le plus de joie et d’enthousiasme ont droit à beaucoup moins de reconnaissance que ceux qui se sacrifient en rechignant… et ainsi de suite. Conclusion qui révolte à la fois le bon sens et la justice. Tout le monde sait, tout le monde reconnaît que donner et se donner de bon cœur double la valeur du don.
Discernons, sous la brutale carapace des faits, le délicat mécanisme du vouloir intime et caché.
Assurément, accomplir un devoir qui ne coûte rien à la nature, qui au contraire lui agrée, ce n’est pas fournir un effort tangible ; ce n’est même pas, semble-t-il, produire un acte libre, puisque c’est laisser tout bonnement sa volonté au service de son attrait. Mais l’être pensant qui accomplit ce devoir sans effort actuel peut exécuter, ce faisant, un effort virtuel. Il peut se libérer de la servitude de l’attrait s’il est animé de l’intention (que nous signalions déjà chapitre VI) de remplir son devoir même si celui-ci se trouvait ou devenait difficile, contrariant, crucifiant… Dépourvue de cette intention, latente ou explicite, la volonté, tout en se portant vers ce qui se trouve coïncider avec son devoir, ne peut mériter le nom de bonne volonté. Animée de cette intention, elle peut atteindre au mérite du martyre, au milieu d’une destinée capitonnée de soie et de velours[3].
[3] Il n’est pas bon, toutefois, il est même dangereux, de se représenter en temps ordinaire, dans le détail, les circonstances rébarbatives d’une épreuve qui ne se propose pas en fait : l’imagination, qui parfois exalte et entraîne la volonté, peut aussi l’effrayer et la mettre en fuite. La grâce actuelle, d’ailleurs, n’est donnée qu’au moment voulu. Il suffit que la volonté, sachant qu’elle peut compter sur cette grâce, soit disposée à n’y pas résister.
L’effort virtuel peut également suppléer à l’effort actuel quand ce dernier est rendu impossible par les circonstances ; comme le baptême de désir peut suppléer au baptême administré sacramentellement. Le pauvre qui est empêché par sa pauvreté de faire l’aumône établit dans son cœur la volonté et le mérite de la charité en pensant : « Si j’avais de quoi donner, je donnerais. » L’infirme, dispensé de partir en temps de guerre, ne laisse pas pour cela d’être un brave lorsqu’il se dit : « Si j’avais la force et la santé, je les mettrais de toute mon âme au service de mon pays. »
Les impossibilités matérielles ou les impuissances physiques ne sont que des accidents, auxquels peut toujours parer, pour sauvegarder notre responsabilité et assurer notre mérite, le désaveu de notre vouloir. Par contre, les conditions favorables dans lesquelles nous nous trouvons, nos bons instincts naturels, nos atavismes heureux, les bonnes habitudes qui nous ont été inculquées par une éducation bienfaisante, ne sont qu’un cadeau du ciel : rien de tout cela n’influe sur la valeur secrète de notre vouloir, tant que nous n’y aurons pas acquiescé par un acte libre.
Les bonnes habitudes acquises ainsi que les bons attraits innés ont besoin, pour nous servir moralement à quelque chose, d’être rechoisis et revoulus librement par notre volonté raisonnable et consciente[4]. Ils constituent alors le plus bel état de perfection auquel puisse atteindre un être humain : perfection de la nature et perfection de la grâce, adoptées avec le même amour par la volonté.
[4] Voir dans l’Hérédo, de Léon Daudet, la donnée et les intéressants développements de ce principe.
D’un homme qui, toute sa vie, exécute machinalement des actes dont son jugement n’a jamais ratifié le choix, on dit, bien à tort, qu’il a des habitudes. Ce n’est pas vrai : ce sont ses habitudes qui l’ont. Cet homme ne possède pas ses habitudes : il est possédé par elles.
Que de gens sont aussi possédés par leur fortune, par leur situation, au lieu de les posséder vraiment, c’est-à-dire d’en faire un libre usage, réfléchi et personnel !
On est possédé par ses bonnes qualités naturelles beaucoup plus qu’on ne les possède lorsqu’on se borne, dans sa conduite, à suivre leur pente, sans se donner la peine d’apporter aux actes qu’elles inclinent à produire une intention raisonnée, délibérée, et volontairement directrice.
Les petits enfants, les hommes simples et primitifs, emploient pour s’exprimer et pour parler d’eux-mêmes ce qu’on est convenu d’appeler le langage nègre. Ils disent : « Moi aime ceci, moi veux cela. » L’homme conscient et éclairé dit : « J’aime », et « je veux ».
Le Moi, c’est l’être instinctif, ignorant et esclave. Le Je, c’est l’être réfléchi, instruit et détaché. Le Moi, c’est la résultante involontaire des atavismes et des habitudes. Le Je, c’est la personnalité raisonnable et libre.
Le Je ne chasse pas le Moi. Il le surveille, le contrôle et l’utilise. Le Je devient le chef du Moi. C’est pourquoi l’homme dit : Je me décide. Mais malgré la formule verbale employée, il arrive fréquemment que le Moi décide et mène le Je, celui-ci ayant abandonné le pouvoir, et fait abdiquer l’intelligence au profit de l’instinct, la liberté au profit de la passion.
La volonté mauvaise est celle qui souscrit à cette abdication, ou qui établit et maintient la hiérarchie du Je sur le Moi en faveur du mal. La volonté bonne est celle qui établit et maintient la hiérarchie du Je sur le Moi en faveur du bien.
Le Moi doit toujours être et peut toujours être gouverné par le Je, au moins virtuellement. En fait, le Je ne peut pas toujours réduire, mater, vaincre le Moi. Le moral ne peut pas toujours, pratiquement, dompter le physique. Mais il le peut plus souvent qu’on ne croit. Le pouvoir moral arrive à restreindre considérablement le champ même des réflexes, des spasmes, des impulsions violentes, des distractions, — ces réflexes de l’esprit — de toutes les méprises et inadvertances du mouvement, des sens et de la pensée, bref, de tous les actes dits involontaires, qui se passent en quelque sorte dans le dos de la volonté. Une volonté avertie, perspicace, sait se retourner à temps ; une volonté poussée très loin pénètre de part en part l’outil corporel dont elle dispose… et dans bien des cas il lui est loisible d’en obtenir un rendement très supérieur à celui dont elle se contente en général.