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De la volonté

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V
L’attrait commandant au vouloir

Tout le problème de la volonté réside donc dans la recherche des buts vers lesquels elle se porte, soit tout entière, soit par fragments égaux ou inégaux, de façon constante ou intermittente.

Mais qu’est-ce donc qui la fait se porter là ou ailleurs ? Où est le motif de son orientation ? Pourquoi la volonté se ramasse-t-elle ? pourquoi se dissocie-t-elle ? Qu’est-ce qui fait aller la volonté de l’un par ici, la volonté de l’autre par là ? Quelle est la cause de ce déclanchement partiel ou total du vouloir, concordant ou non, du reste, avec le pouvoir et avec le savoir de l’être ?

La connaissance ne crée pas la possibilité, elle en permet seulement l’utilisation ; et ni le savoir, ni le pouvoir, non seulement ne créent, mais ne dirigent le vouloir. Ils lui permettent de s’effectuer, mais ils ne sont pour rien dans son orientation, ils ne la commandent nullement. Ce n’est pas toujours ce qu’on peut faire, et ce qu’on sait qu’on peut faire, qu’on a envie de faire. C’est bien souvent l’opposé. La volonté virtuelle de marcher subsiste chez l’homme qui s’est cassé la jambe. L’orientation de notre vouloir est donc tout à fait indépendante des possibilités connues ou inconnues qui s’offrent à nous.

Il semble bien que ce qui amorce l’orientation du vouloir, ce qui l’aimante, ce qui commande en fait à la volonté, ne soit autre chose que l’attrait.

On va vers ce qui attire. Or, on est attiré par ce qui plaît. Ce qui plaît et qui attire, on le désire. Ce qu’on désire, on le préfère au reste, on le choisit. Ce qu’on préfère et qu’on choisit, c’est proprement ce qu’on veut.

On veut donc selon l’attrait qu’on éprouve.

Maints attraits sont en nous, aussi variés que les atavismes qui composent nos tempéraments respectifs. Ils tissent dans l’être un réseau de particularités diverses, constituant la complexité de chaque échantillon de la nature humaine pris à part.

Nos attraits personnels sont tantôt compatibles les uns avec les autres, tantôt opposés entre eux, divergents, inconciliables. Et ce sont leurs divergences qui font se disloquer vers des buts contraires notre volonté, lorsque nous oscillons ou que nous restons figés entre deux décisions, lorsque nous changeons à chaque instant de ligne de conduite, ou encore lorsque nous ne voulons rien que d’une volonté moyenne, parce que dissociée et éparpillée.

Lorsque, par contre, un attrait l’emporte en nous sur tous les autres, il déclanche la volonté totale, et draine vers un seul but toutes les facultés de notre individu.

L’attrait peut être instinctif ou réfléchi. Instinctif, c’est l’attrait de l’animal, ou du petit enfant à qui les lumières de la raison n’ont pas encore permis de délibérer sur la valeur du bien vers lequel son attrait le porte. Réfléchi, c’est l’attrait de l’homme qui a pesé ses préférences. Mais, instinctif ou raisonné, l’attrait garde toujours un caractère que rien ne peut lui faire perdre : il ne dépend pas de nous, il nous est imposé.

Nul n’est maître de ses attraits. Choisir entre deux attraits, ce n’est pas réellement choisir, c’est subir la force de l’attrait le plus grand. Si j’aime l’oseille et déteste les épinards, je ne peux pas faire que j’aime les épinards et déteste l’oseille. Quand je mange les épinards que je déteste et renonce à l’oseille que j’aime, parce que mon médecin m’a dit qu’il fallait en user ainsi pour ma santé, vais-je contre mon attrait ? Oui, en apparence, parce que je ne mange pas ce qui me plaît et mange ce qui me déplaît ; non, en réalité, parce que je cède à un attrait supérieur qui est celui de rester bien portant.

L’attrait supérieur se trouve conforme, ici, à la saine raison. Mais il pourrait tout aussi bien lui être contraire, et, s’il l’était, je ne le subirais pas moins.

Si je suis morphinomane, c’est-à-dire si je préfère le plaisir de me morphiner au plaisir de vivre, on aura beau me dire que je me tue, je continuerai à me morphiner, l’attrait de la morphine étant en moi plus fort que l’attrait de la vie.

L’homme est un animal raisonnable, mais c’est-à-dire, très souvent, un animal déraisonnable. L’animal, lui, n’est ni raisonnable ni déraisonnable : il est simplement sans raison. Le morphinomane qui préfère le plaisir de se morphiner au plaisir de vivre agit contre la saine raison, mais il n’agit pas sans raison. La raison apparaît même ici comme contradictoire à l’instinct, qui inspire toujours la conservation de l’espèce.

On n’a jamais vu un animal accomplir un acte déraisonnable : ce privilège est réservé à l’homme.

C’est qu’à l’inverse de l’instinct la raison humaine peut se tromper sur l’appréciation des biens vers lesquels l’attrait porte la volonté. Et cette appréciation, juste ou fausse, ne dépend pas plus de nous que nos attraits eux-mêmes.

Celui qui est réellement persuadé que les jouissances de la morphine représentent un bien supérieur à la jouissance de la vie, ne peut pas, entre la morphine et la vie, ne pas choisir la morphine. La devise du noceur : « courte et bonne », triomphera toujours de tous les raisonnements des sages.

L’attrait est tantôt inhérent, tantôt conséquent à l’acte que se propose la volonté. C’est tantôt l’attrait-immanence, tantôt l’attrait-récompense qui s’exerce sur elle. Une course en montagne, même périlleuse, et justement parce que périlleuse, tentera celui qui possède un jarret vigoureux, des poumons solides, un tempérament trempé pour la lutte et pour l’effort physique, un caractère goûtant le plaisir du risque, le triomphe de la difficulté : attrait-immanence. Cette même course répugnera naturellement à un être débile et lymphatique, mais ce dernier pourra se trouver séduit par la perspective d’un paysage enchanteur, et se décider à tout affronter pour s’en procurer la contemplation : attrait-récompense.

L’enfant qui s’empare d’un gâteau cède à la force de l’attrait-immanence. Celui qui avale la cuillerée d’huile de ricin qui sera suivie d’un bonbon cède à la force de l’attrait-récompense.

Qu’il agisse instinctivement ou délibérément, raisonnablement ou déraisonnablement, d’après l’attrait-immanence ou l’attrait-récompense, l’homme semble donc toujours, en définitive, dirigé dans son vouloir par son attrait.

Et nos attraits, encore une fois, ne dépendent pas de nous.

On veut selon l’attrait qu’on éprouve ; et l’on n’est pas libre d’éprouver tel ou tel attrait : on le subit, avec sa particularité et son intensité.

Un poète a pu s’écrier — et la philosophie ratifie son affirmation —  :

« La douleur et la mort sont moins involontaires
Que le choix du désir. »

Ma volonté ne serait donc pas libre ?

Si c’est l’attrait qui la commande, si mon attrait ne dépend pas de moi, si j’en subis irrésistiblement la force, instinctive ou raisonnée, si mon vouloir se déclanche fatalement dans le sens de l’attrait qui s’exerce sur moi avec le plus de violence, comment puis-je dire que j’agis librement quand je fais ce que je veux ?

Une chose me plaît plus qu’une autre. Je me porte vers elle. Rien d’invincible ne se met à la traverse de la réalisation de mon désir. Je peux atteindre mon but. Je le sais. Je le veux. Je l’atteins :

Ai-je librement agi ?

J’ai fait ce qui m’a plu.

J’ai agi comme j’ai voulu.

Mais étais-je libre d’agir autrement ?

Pouvais-je vouloir autre chose que la chose que j’ai voulue ?

On étonnerait beaucoup un homme à qui l’on viendrait dire : précisément parce que vous ne faites et ne voulez faire que ce qui vous plaît, vous n’êtes pas libre.

C’est pourtant la vérité.

On remarquera combien je fais ici la part belle à ceux qui voudraient continuer à soutenir que nous n’avons tous ni la même dose, ni la même puissance de volonté. Car enfin, si notre volonté dépend de notre attrait, lequel, instinctif ou réfléchi, n’est pas libre, notre volonté n’est pas libre non plus. Or, nos attraits, multiples et divers, plus ou moins puissants les uns que les autres, créent, d’individu à individu, des différences innombrables : il y aurait donc aussi, entre les volontés humaines, d’innombrables différences sur lesquelles nous ne pourrions rien, et qu’il nous faudrait absolument subir et reconnaître.

Je mets au grand jour le visage de l’objection.

Mais l’on va voir que c’est un faux visage, et que cette objection n’est qu’un argument masqué.

Sans doute, nos attraits commandent à notre volonté, sans doute encore nous éprouvons tous des attraits différents, inégaux en valeur comme en intensité ; de là à prétendre que nos volontés elles-mêmes, nos volontés respectives, diffèrent entre elles de grandeur et de puissance, il n’y a qu’un pas…

Mais c’est un faux pas.

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