De la volonté
VI
Le devoir libérant le vouloir
de la servitude de l’attrait
L’attrait commande à la volonté.
C’est exact.
Mais la volonté n’est pas obligée de lui obéir.
C’est non moins exact.
Car quelque chose, qui n’a rien à voir avec l’attrait, se dresse dans la conscience. Ce quelque chose, qui intervient, apparemment pour enchaîner la volonté, en réalité pour la rendre libre, c’est le sentiment du devoir.
Je ne cherche pas à entamer ici une dissertation morale. Je continue, et je me borne à relever des faits.
Le sentiment du devoir est un sentiment humain qu’il n’est ni permis ni possible de négliger, de nier ou de récuser.
Ce sentiment existe en toute créature raisonnable.
La raison, nous l’avons dit, peut se tromper sur l’appréciation des biens vers lesquels l’attrait porte la volonté, c’est-à-dire sur l’objet du bien. Elle peut également se tromper sur l’objet du devoir, et il y a de ce fait des consciences erronées. Mais elle ne se trompe ni sur la notion même du bien, ni sur la notion même du devoir. Il n’y a pas de raison en qui n’existe la recherche d’un bien quelconque, pas de conscience en qui n’existe le sentiment du devoir, ni qui se méprenne sur le caractère du devoir, qui n’en reconnaisse l’autorité.
Et cette autorité consiste, justement, à conférer au vouloir une liberté pleine et entière.
La volonté reste, il est vrai, contrainte d’obéir à l’attrait instinctif, quand celui-ci occupe toute la conscience, ou en tient lieu : la volonté de l’animal n’est pas libre, celle du petit enfant non plus, celle de l’idiot ou du fou pas davantage.
Mais en toute créature humaine possédant l’usage de la raison, la volonté est libre de suivre où de ne pas suivre l’attrait. Et elle doit cette liberté au seul sentiment du devoir.
Le devoir ne violente personne. Il se présente. Il met la main au collet de la volonté et lui dit : « Au nom de Dieu, tu es libre. » Aussitôt la volonté, qui allait fatalement et en esclave suivre son attrait, se sent maîtresse de son choix. Qu’elle suive maintenant cet attrait ou qu’elle s’en détourne, ce sera librement, et parce qu’elle en décidera ainsi de son plein gré.
Si elle va vers le devoir en tournant le dos à l’attrait, la démonstration de sa liberté est éclatante. Si elle suit son attrait au détriment de son devoir, elle aura son remords, — autre sentiment humain indéniable, corollaire de celui du devoir, — pour témoin et pour accusateur, attestant qu’elle aurait pu faire autrement.
Si le devoir coïncide avec l’attrait, et que la volonté n’ait pas à changer sa direction pour se décider en faveur de l’attrait, il y aura cependant quelque chose de changé, quelque chose à quoi l’on ne prend point garde et qui est d’importance : la volonté aura agi dans le sens même où elle s’apprêtait à agir, mais elle aura agi dans ce sens avec attrait, et non par attrait. Ce ne sera pas l’attrait qui l’aura déterminée. L’attrait pourra se trouver, du même coup, satisfait ; mais il n’aura pas imposé sa loi, la volonté se sera décidée toute seule.
Agir avec attrait, avec passion, où agir par attrait, par passion, ce n’est pas du tout la même chose. Si on ne remplit son devoir que parce que ce devoir coïncide avec un attrait ou une passion, où agit par attrait, par passion ; si on le remplit parce qu’il est le devoir, tout en y trouvant la satisfaction d’un attrait, d’une passion, on agit par devoir.
Qu’on ne dise pas que lorsqu’il y a coïncidence entre le devoir et l’attrait la facilité du choix ôte toute sa valeur à l’acte de la volonté : car celle-ci peut conserver, dans l’accomplissement du devoir coïncidant avec l’attrait, l’intention de l’accomplir quand bien même il se trouverait ou deviendrait contraire à l’attrait. Le vouloir intentionnel, le vouloir virtuel, peut persister à l’égard du devoir quel qu’il soit, agréable ou désagréable, plaisant ou déplaisant, chez celui qui accomplit avec attrait une besogne choisie par devoir.
Et c’est cette racine cachée de l’intention qui fait toute la qualité, toute la valeur du vouloir[2].
[2] Il existe dans la langue française une équivoque au sujet du mot intention : on l’emploie souvent dans le sens de projet. Et c’est ainsi que l’on dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions : il faut comprendre que cela ne signifie qu’une chose, c’est que les réprouvés ont pris des résolutions qu’ils n’ont pas tenues, formé des projets qu’ils n’ont pas réalisés. Lorsqu’on déclare, tout en s’asseyant dans un fauteuil : « J’ai l’intention de prendre le train pour Paris », cela veut dire : « J’ai le projet d’aller à Paris », et non, bien entendu, « Je crois prendre le train pour Paris en m’asseyant dans ce fauteuil. » Mais si, ayant l’intention de partir pour Paris, on monte par mégarde dans le train qui va à Bordeaux, l’acte ici, malgré l’erreur du fait, correspond bien à l’intention présente dont est animée la volonté : et c’est ainsi que l’on dit que l’intention fait l’action.
Ce vouloir intentionnel ne serait jamais libre si nous n’avions en nous que des attraits. Il le devient par ce fait qu’il existe en nous un sens du devoir.
Nous ne créons pas nos devoirs plus que nous ne créons nos attraits, nous les subissons. Mais le sens du devoir est une donnée morale pure de toute contingence contraignante. Lorsque nous agissons après avoir reçu le mot d’ordre du devoir, nous savons très bien, quel que soit le parti que nous prenons, que nous aurions pu en prendre un autre.
Dire que le devoir oblige, c’est proclamer son droit souverain. Mais le droit n’est pas la contrainte. Nous pouvons être contraints par les circonstances où par la volonté d’autrui de remplir tel ou tel devoir : si nous ne le remplissons que parce que nous y sommes forcés, notre volonté n’y est pour rien. Le soldat que l’on fait marcher au feu malgré lui sous la menace des baïonnettes n’a pas la volonté de se battre. Inversement, le chrétien qu’on maintiendrait de force courbé à deux genoux devant une idole n’adorerait pas cette idole : sa volonté demeurerait aussi libre et aussi résolue que celle de Polyeucte courant briser les statues des faux dieux.
Nous faisons ce que nous voulons, quand nous le pouvons en fait, quand nous savons que nous le pouvons, et quand nous le voulons : mais pouvoir, savoir et vouloir n’aboutissent précisément à l’acte libre que sous l’inspiration du devoir.
Si le devoir n’intervenait pas pour nous faire opter librement dans un sens ou dans l’autre, nous obéirions toujours, avec la plus parfaite servilité, à l’attrait le plus impérieux.
Moralement, le devoir s’impose.
En fait, il ne s’impose pas : il se pose.
Et la liberté existe pour le vouloir dès que le devoir est posé.
Or, cette liberté existe toujours : car toujours, minuscule ou capital, le devoir se pose. Il n’est rien dans notre conduite qui n’en relève. Tout est cas de conscience, subtil, moyen ou formidable. De tout ce que nous faisons, de tout ce que nous omettons, de tout ce que nous disons et de tout ce que nous pensons, rien n’est indifférent, rien n’est sans importance.
Sans doute, les degrés de cette importance varient de l’énorme à l’insignifiant… et, dans le cours ordinaire de la vie, nous laissons beaucoup de choses se régler par notre obéissance machinale à ces attraits familiers que sont la routine et l’usage, sans éprouver dans notre conscience le rappel à l’ordre du devoir.
Il se peut, du reste, que par un choix initial, dont les conséquences s’étendent quelquefois assez loin, nous ayons mis, à un moment donné, notre volonté dans la direction voulue par le devoir, et que cette décision première nous permette de fermer les yeux un certain temps sur les entraînements de certaines habitudes prises.
C’est ainsi que l’on n’a pas toujours présente à l’esprit, — quand on remplit les charges de son état, quand on se livre à ses occupations journalières, quand on visite ses amis, qu’on se met à table, au piano où dans son lit, — la notion de la liberté de tous ces actes.
Mais lorsqu’une conscience ferme trop longtemps les yeux, il lui arrive de tomber dans un léger assoupissement ou dans un profond sommeil. Et alors, la notion de la liberté de nos actes, qui ne fait qu’un avec le sentiment du devoir, disparaît du champ de notre conduite. Ce n’est que dans les cas de rencontre imprévue, d’arrêt soudain de cette existence machinale, de nouveauté donnant à réfléchir, que la conscience sursaute et se réveille. Comme un somnambule que l’on secoue brusquement et qui se demande où il est et ce qu’il fait, comme un automobiliste qui filait grand train sur une route droite et unie, et qui se trouve subitement devant un tournant ou un obstacle auquel il ne s’attendait pas, nous prenons tout à coup conscience de notre liberté d’action, mais parfois, emportés par la vitesse acquise, nous ne nous réveillons pas assez vite pour parer à l’accident.
Plus le sens du devoir imprègne et pénètre notre vie tout entière, plus nous sommes libres et maîtres de nous-mêmes. Plus ce sens s’oblitère dans une conscience qui commence à s’endormir, plus nous redevenons esclaves.
Le sommeil de la conscience n’est pas du tout un besoin naturel, légitime, semblable au sommeil réparateur de notre être physique. C’est une faiblesse à laquelle on se laisse aller quand on le veut bien. C’est un attrait comme un autre, en face duquel le sens du devoir ne manque pas de se dresser. Mais ici le vouloir, au lieu de se borner à tourner le dos au devoir, s’efforce de le réduire au silence. Lorsqu’on veut endormir sa conscience, on obéit tout d’abord à l’attrait qui, non seulement contredit le devoir, mais le bâillonne et le ligote. Bâillonné et ligoté, le devoir, du reste, est toujours là, protestant par sa seule présence… On ne peut jamais se débarrasser tout à fait de lui en le jetant par la fenêtre. Mais enfin il ne parle ni ne bouge plus. C’est déjà quelque chose. Et la conscience pourra dormir.
Le veilleur de nuit, décidé à ne pas abandonner son poste, prend tous les moyens possibles pour se tenir éveillé, parce qu’il sait que le sommeil pourrait avoir raison de la nature vaincue ; il boit du café, entretient feu et lumière, et, quand il veut se reposer, s’assied comme les bergers de Suisse sur un tabouret à un seul pied, dont la chute le rappellera fatalement à lui-même s’il lui arrive de céder au sommeil.
Celui qui veut endormir sa conscience fait exactement le contraire : car il sait que la conscience ne s’endort pas toute seule. Pour que la conscience s’endorme, il faut le faire exprès : il faut verser à la conscience des narcotiques. Et l’on sent bien que c’est très grave. Aussi la plupart d’entre nous ne cherchent-ils pas à endormir à fond leur conscience ; ils se contentent de la mettre en état plus ou moins accentué de somnolence, en laissant par ailleurs au devoir le moyen de proférer quelques syllabes ou d’esquisser quelques gestes.
Endormir sa conscience, après avoir fait taire le devoir, est donc un acte libre, lequel ne requiert et par conséquent ne décèle, de la part de celui qui l’accomplit, ni plus ni moins de volonté que l’acte contraire, lequel consiste à tenir sa conscience éveillée, et à recueillir avec attention les moindres oracles du devoir.
C’est donc bien librement qu’on se délivre ou qu’on s’enchaîne ; c’est donc librement qu’on se rend maître ou esclave de son attrait quel qu’il soit.
Il n’y a donc entre nos volontés humaines d’autre différence que celle qui provient d’une disposition prise en faveur ou à l’encontre du devoir.
La volonté qui se dispose en faveur du devoir s’appelle la bonne volonté. La volonté qui se dispose à l’encontre du devoir s’appelle la mauvaise volonté. Il n’y a au monde, parmi les êtres pensants, que ces deux volontés-là. Et chacun de nous fait librement de la sienne, en totalité ou en partie, pour un instant, pour un jour, pour une vie ou pour une éternité, — une de ces deux volontés-là.