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De Pontoise à Stamboul

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LE GRAIN DE PLOMB

De mon temps (je veux dire au bon temps de notre chère Alsace), M. Franck, de Saverne, était cité dans les deux départements comme un chasseur accompli. On ne lui connaissait pas de rival sur la rive gauche du Rhin, depuis Huningue jusqu’à Lauterbourg. Ce notaire de cinquante ans faisait l’étonnement des forestiers les plus jeunes et les plus fringants. Marcheur infatigable, tireur presque infaillible, il possédait surtout à un rare degré la promptitude de l’esprit, la droiture du coup d’œil, le flegme en pleine action et la prudence qui est une vertu sans prix à la chasse. Je ne lui ferai pas l’injure d’ajouter qu’il ne chassait point, comme tant d’autres gros bonnets de l’arrondissement, pour vendre son gibier à l’aubergiste du Soleil-d’Or. Il était non seulement le plus loyal et le plus désintéressé, mais le plus courtois des compagnons : soit chez lui, soit chez les autres, il faisait les honneurs du chevreuil ou du lièvre au voisin plus pressé qui voulait tirer avant lui, se réservant d’abattre la pièce quand elle aurait été manquée. Mais, entre tant de qualités, la plus extraordinaire à mes yeux était cette prudence toujours en éveil qui semblait le constituer gardien de toutes les existences d’alentour. Je le vois encore avec nous, sur le chemin grimpant du Haberacker, le jour de la battue où il me fit tuer le sanglier. Ce grand gaillard, tout uni de la tête aux pieds, vêtu de gros drap gris, avec ses bottes de cuir de Russie, son chapeau de feutre marron et sa cravate longue fixée par une épingle d’argent ciselé, courait en marge de la compagnie comme un chien de berger qui aurait trente hommes sous sa garde. Il avait l’œil à tout, et sans trancher du pédagogue, sans se faire voir, sans froisser aucun amour-propre, il redressait un canon de fusil, en abaissait un autre, avertissait d’un mot familier le vieux garde Hieronymus, qui portait sa carabine en ligne horizontale. Pas d’accidents possibles avec lui : lorsque nous fermions une enceinte, il nous postait lui-même à des distances exactement calculées, chacun derrière un arbre, et je n’oublierai de ma vie le petit geste très poli, mais sans réplique, qui voulait dire : « Restez là et n’en bougez sur votre vie, quoi qu’il arrive, tant que le son de mon cornet ne vous aura pas rappelé. » La chasse terminée, il ne commandait rien à personne, mais il disait de sa belle voix profonde :

« Je crois, messieurs, que nous pouvons décharger nos armes. »

Il prêchait d’exemple, et chacun retirait ses cartouches, comme lui. Cette manœuvre lui était si naturelle, qu’à la rencontre du moindre obstacle il l’exécutait tout en marchant et comme par instinct. Un jour d’ouverture, dans la plaine de Bischwiller, je l’ai vu sauter vingt fossés en moins d’une heure, sans oublier une seule fois d’empocher ses cartouches, ce qui ne l’empêcha nullement de tuer six perdreaux et deux lièvres dans les houblons, les trèfles et les tabacs qui poussaient entre les fossés.

J’admirais fort cette présence d’esprit au milieu du plus entraînant de tous les exercices et cette constante préoccupation de la vie d’autrui. Tous mes efforts tendaient à copier un si parfait modèle, mais il ne suffit pas de bien vouloir pour bien faire ; aussi m’oubliais-je souvent. Un jour que nous étions assis sur l’herbe, en tête à tête, devant un déjeuner rustique que le grand air et la saine fatigue assaisonnaient royalement : « Maître Frank, lui dis-je, je sais que je n’égalerai jamais votre adresse ; mais je voudrais au moins devenir aussi prudent que vous. Ce n’est pas chose facile, puisqu’à mon âge et après une certaine expérience de la chasse j’ai des distractions dangereuses pour le voisin et pour moi-même. Combien vous a-t-il fallu d’années pour acquérir une vertu que j’envie ? »

Il tressaillit et ses yeux se voilèrent, mais, dominant aussitôt cette émotion, il répondit : Cher ami, mon éducation s’est faite en un mois, mais jamais homme ne fut mis à si rude école. Vous préserve le ciel d’acheter la prudence au même prix ! »

Tout en parlant, il assujettissait entre les plis de sa cravate cette épingle d’argent qu’il portait toujours à la chasse.

Je craignis d’avoir été indiscret, et j’allais m’excuser, lorsqu’il reprit d’un ton résolu :

« Au fait, il ne faut pas que ce souvenir meure avec moi. Peut-être la leçon que j’ai reçue et que je ne puis transmettre à mes enfants, n’en ayant point, servira-t-elle aux enfants des autres. Tout le monde ignore à Saverne que ce fameux chasseur, connu par sa monomanie de précaution ridicule, a failli être parricide à quinze ans. Oui, mon premier coup de fusil pensa coûter la vie à mon père.

« Je venais d’achever ma troisième au collège de Strasbourg, et le bon papa Franck, Dieu ait son âme ! m’avait promis un fusil à un coup si j’enlevais le prix d’histoire. J’eus donc le prix et le fusil. Vous jugez de ma joie. Le démon de la chasse me tracassait depuis longtemps, comme tous les petits Alsaciens de mon âge ; j’avais déjà passé bien des heures de vacances à porter le carnier dans la plaine, à suivre les rabatteurs sous bois, ou à faire tourner le miroir aux alouettes. La possession d’un fusil me grandissait à mes propres yeux et aux yeux de mes camarades : j’étais un homme !

« Malheureusement à mon gré, la loi ne me permettait pas d’obtenir un permis de chasse. Je ne pouvais chasser qu’en lieu clos, par exemple dans notre jardin des bords de la Zorn ; mais on n’y avait jamais vu d’autre gibier que des pinsons et des fauvettes ; or mes parents considéraient la destruction de ces innocents comme un crime. D’ailleurs, il fallait protéger contre ma maladresse un jeune frère et deux sœurs que j’avais. Le fusil neuf risquait donc de demeurer au clou, si mon père n’avait eu pitié de mes peines. — Tôt ou tard, me dit-il, il faudra que tu apprennes à manier une arme, et je ne vois pas grand mal à commencer dès aujourd’hui. Je t’emmène à Haegen, où j’ai un acte à faire signer, et, au retour, nous irons tirer un lapin dans la garenne du Haut-Barr : M. de Saint-Fare m’a confié la clef. Prends les deux bassets au chenil. »

« Je ne me le fis pas dire deux fois. Ah ! le joyeux départ ! Et que la route me parut longue ! De quel cœur je donnai au diable ce paysan de Haegen qui se fit traduire mot par mot l’acte notarié, avant d’y mettre sa signature ! Il me semblait toujours que la nuit allait nous surprendre et que la chasse serait remise au lendemain. Les bassets, qui hurlaient au fond de la voiture, étaient moins impatients que moi.

« L’affaire se termina pourtant, et vers cinq heures nous arrivions à la porte de la garenne. J’attachais le cheval à un arbre, mon père chargeait nos fusils, lentement, avec le soin qu’il mettait aux moindres choses, et les chiens étaient découplés.

« Mon père me posta au coin d’une jeune taille avec toutes les recommandations en usage : surveiller les deux chemins, jeter le coup de fusil sur le lapin aussitôt vu, ne pas tirer si les chiens suivaient de près, et surtout rester ferme en place, quoi qu’il pût arriver, tant qu’il ne me rappellerait point. Là-dessus, il partit, fort tranquille et comptant sur mon obéissance, pour se placer lui-même à l’angle opposé, hors de ma portée. J’étais là depuis trois minutes quand les chiens chassèrent à vue, et presque au même instant un lapin qui me parut énorme débucha sur ma gauche, à dix pas, franchissant le sentier d’un bond. Il était déjà loin, les chiens l’avaient suivi, et moi, je n’avais pas encore pensé à mettre en joue. J’eus conscience de ma sottise et je me promis de dire que je n’avais rien vu : tant le mensonge est une inspiration naturelle au chasseur le plus neuf ! Mais la voix des bassets me réveilla en sursaut, et cette musique poignante, qui fait battre les cœurs les plus blasés, me jeta dans une sorte d’ivresse. Le lapin revint sur ses pas, loin de moi, et il se mit à suivre le chemin en courant tout droit devant lui. Je m’élançai à sa poursuite, il m’entendit et rentra dans la première enceinte ; je l’y suivis à travers les ronces, les genêts, les bruyères, sans le perdre de vue et ne voyant que lui. Il s’arrête, j’épaule, je tire, et il fait la culbute. Avant le coup, il était gris ; après le coup, il était blanc, le ventre en l’air. Mais au même instant j’aperçois mon père, appuyé contre un arbre à six pas derrière l’animal. J’avais tué ce maudit lapin dans les jambes de mon père !

« A dire vrai, la joie me fit d’abord oublier la faute. Je sautai sur ma victime comme un jeune sauvage, et l’élevant au-dessus de ma tête, je m’écriai :

«  — Papa ! voici mon premier coup de fusil.

«  — Ce n’est pas tout de bien viser, répondit-il avec un sourire triste ; il faut encore obéir. Si tu étais resté à ton poste, tu n’aurais pas risqué de m’envoyer du plomb.

«  — Vous n’en avez pas reçu, j’espère ?

«  — Non, non ; mais sois prudent une autre fois.

« Son visage me parut plus pâle que d’habitude ; je me baissai et je vis de petites déchirures à son pantalon. — Dieu me pardonne, papa ! vous aurais-je touché ? Voici comme des trous…

«  — Ils y étaient. Regarde-toi : les ronces t’en ont fait bien d’autres.

« C’était la vérité, pour moi du moins, et mes inquiétudes se dissipèrent en un clin d’œil. Nos bassets, Waldmann et Waldine, après avoir houspillé le cadavre de mon lapin, étaient partis sur une autre piste, et j’attendais impatiemment que mon père voulût bien recharger mon fusil. — Allons-nous-en, me dit-il ; c’est assez pour un premier jour. Nous recommencerons la partie un de ces quatre matins, s’il plaît à Dieu.

« Il rappela les chiens, regagna notre voiture sans boiter visiblement et me ramena au logis. Je remarquai qu’il ne descendait pas sans effort et qu’il traînait un peu la jambe. — Vous souffrez ? lui dis-je. Il m’invita brusquement à rentrer les fusils, et je le vis monter d’un pas lourd à sa chambre.

« Mon frère et mes deux sœurs accoururent du fond du jardin ; ce fut à qui me féliciterait de ma chasse. Mais j’étais trop soucieux pour triompher cordialement, et, tout en jouant avec eux dans le vestibule, j’ouvrais l’œil et je tendais l’oreille. Je vis sortir notre vieille servante Grédel, et au bout de quelques minutes le docteur Maugin, notre ami, entra tout affairé et grimpa au premier étage sans remarquer que nous étions là. Il demeura jusqu’au moment de notre souper, et je suppose qu’il repartit pendant que nous étions à table. Notre mère s’assit avec nous, calme et douce comme toujours, mais soucieuse. — Papa n’a pas faim, nous dit-elle ; il est un peu fatigué et il souffre d’un rhumatisme, mais ce n’est rien ; dans trois ou quatre jours il n’y paraîtra plus. Vous viendrez l’embrasser tout à l’heure.

« J’avais le cœur bien gros ; je ne mangeais que du bout des dents, et je regardais cette pauvre mère à la dérobée, craignant de lire ma condamnation dans ses yeux. Aucun blâme ne parut sur son visage ; mais elle non plus n’avait pas faim, et elle semblait attendre avec impatience que le petit Antoine (c’est mon frère le président) eût achevé ses prunes et ses noix. Aussitôt les serviettes pliées, elle nous précéda pour voir si tout était en ordre dans la chambre, et nous cria du haut de l’escalier : — Montez dire bonsoir à papa.

« J’arrivai le premier de tous, grâce à mes longues jambes. Il était étendu sur le dos, avec trois oreillers sous la tête, mais il n’avait pas l’air de trop souffrir. Je l’embrassai en retenant mes larmes et je lui dis à l’oreille : — Cher père, jurez-moi que je ne suis pas un malheureux !

«  — Albert, répondit-il, tu es un bon garçon, et je t’aime de tout mon cœur : voilà ce que j’ai à te dire.

« Les petits, accourus sur mes pas, se mettaient en devoir d’escalader son lit, comme ils l’avaient fait tant de fois le matin, dans leurs longues chemises. — Prenez garde ! leur cria-t-il, j’ai un peu de rhumatisme aujourd’hui. »

« Moi seul je ne pouvais pas croire à cet accès subit et violent d’un mal qu’il n’avait jamais eu. Je promenais les yeux autour de moi, cherchant quelques indices de la terrible vérité. A la lueur de la bougie qui éclairait bien mal la vaste chambre, je reconnus le pantalon qu’il portait à la chasse. On l’avait accroché à l’espagnolette d’une fenêtre, et il me sembla que l’étoffe était fendue dans toute sa longueur. Mais ce ne fut qu’un soupçon, car aussitôt ma mère, qui sans doute avait suivi mon regard, alla tranquillement fermer les grands rideaux.

« Je vous laisse à penser si cette nuit me parut longue. Impossible de fermer les yeux sans voir la pauvre jambe de mon père, criblée de plomb et tellement enflée que le docteur coupait le vêtement de coutil pour la mettre à nu. Mais je n’étais pas au bout de mes peines : les jours suivants furent de plus en plus mauvais. Notre cher malade ne pouvait plus dissimuler ses souffrances ; ma mère cachait mal son inquiétude ; les enfants eux-mêmes pleuraient à tout propos, par instinct, sans savoir pourquoi. Le digne et bon ami de la famille, M. Maugin, venait pour ainsi dire à toute heure du jour. Je ne pouvais plus faire un pas dans la rue sans répondre à mille questions qui me mettaient au supplice. Aussi, le plus souvent, restais-je enfermé, sous prétexte d’achever mes devoirs de vacances. On m’avait installé une petite table dans un coin du cabinet de mon père, entre l’étude et le salon. J’y demeurais beaucoup, mais j’y travaillais peu. Le plus clair de mon temps se passait à feuilleter machinalement Dalloz ou le Bulletin des lois, quand les larmes ne m’aveuglaient pas tout à fait.

« Cela durait depuis quinze grands jours, lorsqu’un matin, entre onze heures et midi, je vis par la fenêtre notre excellent docteur suivi de trois messieurs d’un certain âge, décorés. Ils montèrent tout droit à la chambre de mon père, et, après une visite d’un quart d’heure, ils descendirent au salon pour se consulter ensemble. Je ne me fis aucun scrupule d’écouter à la porte, car il y allait non seulement du repos de ma conscience, mais encore de nos intérêts les plus chers. Le peu que je saisis, à bâtons rompus, me fit dresser les cheveux sur la tête. Il y avait un plomb, un plomb de mon fusil, dans l’articulation du genou ; on parla de phlegmon, de phlébite, et ces mots que j’entendais pour la première fois se gravèrent dans ma mémoire comme sur une planche d’acier.

« Les savants praticiens s’accordaient sur la gravité du cas et sur l’urgence d’une opération, mais aucun n’en voulait courir le risque. La responsabilité était trop grande et le succès trop incertain. On craignait que le malade, épuisé par quinze jours de souffrances, ne succombât entre les mains de l’opérateur. Une grosse voix répéta à quatre ou cinq reprises : « J’aimerais mieux extraire dix balles de munition ! » M. Maugin seul insistait, disant qu’il pouvait garantir la vigueur physique et morale de son malade. Il s’anima si bien qu’il finit par leur dire : « J’irai chercher M. Sédillot, qui sera plus hardi que vous. » Là-dessus, je n’entendis plus qu’un tumulte de voix confuses, de portes ouvertes et fermées, et la maison rentra dans sa lugubre tranquillité.

« Notre docteur ne revint pas de la journée, et j’en conclus qu’il allait chercher le grand chirurgien de Strasbourg. La chose était d’autant plus vraisemblable que le lendemain matin, à six heures, notre mère nous fit habiller, nous conduisit dans la chambre du père, qui nous embrassa tous avec une solennité inaccoutumée, puis elle nous embarqua sur le vieux char à bancs en me recommandant les petits. — Mon enfant, me dit-elle, ton oncle de Hochfeld vous attend pour la fête, qui doit commencer dans trois jours. L’exercice et le changement d’air vous feront grand bien, à toi surtout qui mènes la vie d’un prisonnier. Ne t’inquiète pas de la santé de ton père : à partir d’aujourd’hui, il ira de mieux en mieux.

« La chère femme me trompait par pitié, comme mon père m’avait trompé lui-même. L’opération était décidée, elle était imminente, puisqu’on nous éloignait ainsi. L’étonnement de mon oncle à mon arrivée me prouva qu’on n’avait pas même pris le temps de l’avertir. Plus de doute, pensai-je, c’est pour aujourd’hui. Ma place est à la maison ; j’y vais. Je partis donc à pied, sans prendre congé de personne, et en moins de trois heures j’arpentai les quatre lieues qui séparent Hochfeld de Saverne.

« Je vous fais grâce des tristes réflexions qui me poursuivaient sur la route. Au repentir de ma faute se joignait déjà le souci de l’avenir ; ma raison avait vieilli de dix ans dans une quinzaine. Je savais que nous n’étions pas riches. L’étude était payée, mais on devait encore sur la maison. Or l’étude valait surtout par la bonne réputation de mon père. Que deviendraient ma mère et les enfants, s’il fallait tout vendre à vil prix ? J’étais un bon élève, mais à quoi peut servir un collégien de troisième ? De quel travail utile est-il capable ? J’enviais mes voisins, mes camarades pauvres qui avaient appris des métiers et qui depuis un an commençaient à gagner leur pain.

« Au lieu de rentrer chez nous par la rue, je suivis les ruelles, je traversai la rivière qui était basse et j’arrivai ainsi sous nos fenêtres, du côté du jardin. J’étais encore à dix pas de la maison lorsqu’un cri de douleur que la parole ne peut traduire me cloua raide sur mes pieds. En ce temps-là, les chirurgiens ne se servaient ni de l’éther ni du chloroforme pour assoupir leurs patients ; ils taillaient dans la chair éveillée, et la nature hurlait sous le scalpel. Je ne sais pas combien de temps dura le supplice de mon père et celui que j’endurais par contre-coup : lorsque je repris possession de moi-même, j’étais couché à plat ventre au milieu d’une corbeille de géraniums, avec de la terre plein la bouche et des fleurs arrachées dans mes deux mains. On n’entendait plus aucun bruit.

« Je me lève, je me secoue, j’entre dans la maison plus mort que vif et le cœur en suspens. Au pied de l’escalier, je rencontre ma pauvre mère :

«  — Eh bien, maman ?

«  — Rassure-toi. Ce qui était à faire est fait, et le docteur répond du reste.

« Elle songea ensuite à s’étonner de me voir là, à me gronder de ma désobéissance et à plaindre mes habits neufs que la poussière de la route, l’eau de la Zorn et la terre du jardin avaient joliment arrangés.

« Notre cher malade dormait ; on lui cacha mon retour jusqu’à la fin de la semaine, de peur de le mécontenter, car c’était sur son ordre qu’on nous avait éloignés. Cependant il fallut lui apprendre la vérité ; ma mère n’avait point de secrets pour lui. Il voulut me voir, me rassurer lui-même et me montrer qu’il avait déjà bon visage. Ce fut un heureux moment pour nous tous ; il pleura presque autant que ma mère et moi.

«  — Cher papa, lui dis-je en essuyant ses larmes, je sais tout. Pourquoi m’avez-vous trompé, vous la vérité même ?

«  — Je ne m’en repens pas, répondit-il. Quelquefois, rarement, le mensonge est un devoir. Si un malheur était arrivé, fallait-il donc attrister toute ta vie ?

«  — N’importe ! je sens bien que je ne me consolerai jamais.

«  — Je te consolerai, moi. D’abord, nous ne nous quitterons plus jusqu’à la rentrée. Tu seras mon garde du corps. Pauvre enfant ! Tu as assez souffert de mon mal pour jouir un peu de ma convalescence.

« De ce jour commença entre nous une intimité presque fraternelle qui me le rendit plus cher et me rendit plus sage. Ce terrible accident m’avait enseigné la prudence ; le courage et la bonté de mon père achevèrent mon éducation par l’exemple.

« Un soir que je me lamentais à son chevet selon mon habitude, car il fut guéri bien avant que je fusse consolé, il me dit : — Nous avons été aussi étourdis l’un que l’autre. Ta faute est de ton âge, mais moi j’aurais dû la prévoir et me tenir en garde. Mon rôle de professeur et de père n’était pas d’attendre un lapin, à 200 mètres de toi, mais de te suivre et de te diriger, sans chasser pour mon propre compte. Et c’est ainsi que je ferai l’an prochain.

«  — Non ! m’écriai-je avec force. Je ne chasserai plus jamais.

«  — Tu chasseras, mon ami. Je le veux, parce que la chasse est un exercice admirablement inventé pour dégourdir les jambes des notaires. D’ailleurs un temps viendra peut-être où tout Français qui aura l’habitude des armes vaudra quatre hommes pour la défense du pays.

« Ma mère ne se faisait pas aisément à l’idée d’avoir deux chasseurs dans la maison. Pauvre femme, qui après seize ans de mariage tremblait encore chaque fois que papa prenait son sac et son fusil. — Enfin ! disait-elle, il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. Mais, si Albert doit retourner à la chasse, je lui donnerai un talisman qui le préservera de l’imprudence !

« Ce talisman, je l’ai encore, et le voici. C’est l’épingle que vous avez peut-être remarquée à ma cravate. Voyez-vous cette colombe d’argent qui porte au bout d’une chaînette un grain de plomb no 7 ? La pauvre chère maman Franck l’a fait ciseler à mon intention par Heller, le plus habile artiste de Strasbourg. Cette molécule de métal, réduite à presque rien par le frottement, est celle qui a failli tuer mon père. Comment un homme pourrait-il s’oublier lorsqu’il a tous les jours de chasse un tel souvenir sous les yeux ? »

Ici finit la narration de M. Franck, mais son histoire mérite encore un supplément de quelques lignes. En 1870, à l’âge de cinquante-sept ans, ce notaire prit un fusil pour chasser la grosse bête dans nos montagnes. Quelques lurons du pays le suivirent, et il devint, comme qui dirait, capitaine de francs-tireurs. Au commencement de novembre, tous ses compagnons étant morts, ou blessés, ou malades, il arriva toujours vert à Belfort et s’engagea au 84e de ligne. On forma une compagnie d’éclaireurs, il en fut, et il prouva dans mainte occasion, selon la parole de son père, qu’un bon chasseur peut valoir quatre hommes pour la défense du pays.

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