De Pontoise à Stamboul
ADIEUX A TOURGUENEFF
(1er octobre 1883.)
Ivan Sergiewich, vous avez achevé de souffrir, mais vous n’êtes pas mort tout entier. Votre sang généreux et chaud circule encore dans vos livres ; le bien que vous avez fait est gravé sur un métal plus impérissable que l’airain, la reconnaissance des justes. C’est pourquoi nous ne suivons pas votre deuil en pleurant : est-ce qu’on pleure les immortels ? Mais nous vous accompagnons avec recueillement comme un hôte aimable et aimé qui part pour un très long voyage. C’est ici, au seuil de Paris, devant cette large porte ouverte sur le nord, que ceux qui s’en vont et ceux qui restent échangent le baiser d’adieu. Cher voyageur, nous n’avons pas besoin d’évoquer votre image pour vous retrouver tel que vous étiez hier. Votre noble figure est présente à tous nos esprits. Nous voyons cette tête puissante portée par de robustes épaules, la barbe et les cheveux blanchis avant le temps par le travail et la douleur, les yeux d’une douceur exquise sous les sourcils olympiens, la bouche souriante et mélancolique à la fois, la physionomie empreinte de finesse et de bonté comme votre génie. Vous avez passé vingt ans parmi nous, presque le tiers de votre vie. Nos arts, notre littérature, nos plaisirs délicats, vous faisaient un besoin de cette villégiature parisienne. Non seulement vous aimiez la France, mais vous l’aimiez élégamment, comme elle prétend être aimée. Elle vous eût adopté avec orgueil si vous l’aviez voulu, mais vous êtes toujours resté fidèle à la Russie et vous avez bien fait, car celui qui n’aime pas sa patrie absolument, aveuglément, bêtement, ne sera jamais que la moitié d’un homme. Vous ne seriez pas si populaire au pays où l’on vous attend, si vous n’aviez été bon patriote. J’ai lu dans les journaux qu’un homme de la caste la plus nombreuse et la plus puissante en tous lieux, la caste des imbéciles, avait dit : « Je ne connais pas Tourgueneff, c’est un Européen et je suis marchand russe. » Ce simple vous logeait trop à l’étroit dans les frontières de l’Europe. C’est à l’humanité tout entière que votre cœur appartenait. Mais la Russie occupait la première place dans vos affections. C’est elle avant tout et surtout que vous avez servie. Je ne sais pas quel rang vous occupiez dans la hiérarchie sociale, si vous êtes né riche ou pauvre, si vous avez rempli quelques emplois, obtenu quelques dignités. Il importe peu, car aux yeux des contemporains, comme aux yeux de la postérité, vous n’êtes et ne serez jamais qu’un auteur de récits. Des récits, c’est bien peu de chose, et le moindre pédant des universités allemandes regarde de son haut ces élucubrations sans conséquence, dignes tout au plus d’amuser le désœuvrement des femmes. Mais lorsque le conteur agile et charmant est par surcroît un écrivain classique, un observateur sagace, un penseur profond, un cœur d’apôtre, il lui arrive quelquefois de se faire une place en dépit des pédants parmi les grands hommes du siècle et les bienfaiteurs du genre humain. Pourquoi le peuple russe vous a-t-il décerné par avance les honneurs qu’un grand politique ou un général victorieux n’oserait même pas rêver ? C’est d’abord parce que les races se mirent complaisamment dans les individus qui représentent leur type le plus accompli, et que vous êtes Slave entre les Slaves, un des plus beaux échantillons de cette famille douce et fière, aventureuse et sentimentale, qui n’a pas dit son dernier mot et qui débute à peine depuis le siècle dernier sur le théâtre de l’histoire. C’est que vous avez révélé à elle-même une Russie qui s’ignorait. C’est que la vie du paysan russe, sa misère, son ignorance, sa résignation, sa bonté, ont été signalées pour la première fois à l’intérêt et à la commisération de tous par vos Mémoires d’un chasseur. C’est enfin parce que la grande âme d’Alexandre II s’est inspirée de ce petit livre lorsqu’elle a décrété l’abolition du servage et brisé d’un trait de plume une iniquité aussi vieille que le monde. Jamais une œuvre littéraire n’avait obtenu une si haute consécration. Jamais les puissants de ce monde n’avaient si glorieusement affirmé le règne de l’esprit sur la terre. Eh bien ! vous allez le revoir, ce grand pays que nous connaissons un peu, grâce à vous. Vous allez traverser en modeste triomphateur les steppes sans limites et les forêts parfumées de résine où plane le coq de bruyère. Les paysans courront à vous comme un vieil ami. Ils feront bien des verstes à pied pour saluer votre passage. Ils se disputeront la joie amère de porter votre cercueil. Ils rentreront dans leurs maisons de bois pour se mettre à genoux devant l’iconostase et recommander à la Vierge et aux saints votre bonne âme. J’aime à penser que la première neige de l’hiver argentera la tombe où vous avez voulu dormir côte à côte avec votre ami Bielinski. Vous étiez friand de la neige et personne ne l’a dépeinte avec autant de tendresse que vous. Quel monument vont-ils vous élever là-bas dans leur reconnaissance ingénieuse ? Les grands hommes d’État, vos voisins des frontières de l’Ouest, savent ce qui les attend après la mort. Ils auront des statues de fer supportées par des prisonniers de guerre, des vaincus, des annexés, des malheureux chargés de chaînes. Un petit bout de chaîne brisée sur une table de marbre blanc siérait bien mieux à votre gloire et satisferait, j’en suis sûr, vos modestes ambitions.
Ivan Sergiewich, vous qui nous avez fait connaître et apprécier vos concitoyens, couronnez l’œuvre de votre vie en leur faisant apprécier la France. Dites-leur que l’adversité nous a rendus meilleurs et plus sages, que nous ne sommes plus légers, que nous n’avons jamais été ingrats, que nous savons aimer qui nous aime, servir qui nous sert, et mêler notre sang avec profusion au sang des peuples amis.