De Pontoise à Stamboul
LES ŒUFS DE PAQUES
(Avril 1873.)
Notre dernier jour de fête, en Alsace, a été le dimanche de Pâques de l’année 1871. Triste fête pour ceux qui avaient l’âge de comprendre et de souffrir ! Nous étions envahis et occupés militairement depuis sept ou huit mois ; l’Assemblée nationale venait de nous sacrifier au salut de la France. On savait qu’à l’automne de 1872, il faudrait quitter le pays, dure nécessité ! ou devenir sujets prussiens, c’est-à-dire accepter la dernière des hontes. Les nouvelles de la patrie étaient navrantes : Paris, ivre ou fou, se défendait à coups de canon contre l’armée de France. Chaque matin, les Allemands nous annonçaient une victoire de l’insurrection. Avec cela, nous étions pauvres, plus pauvres que je ne l’avais jamais été, quoique j’aie connu dans ma jeunesse la vraie misère. Les réquisitions et les garnisaires avaient épuisé nos ressources ; l’argent qu’on nous devait en France ne rentrait pas ; personne ne payait plus ; la question du pain quotidien devenait menaçante. Par bonheur les enfants ne se doutaient de rien ; ils jouaient du matin au soir et dormaient du soir au matin, avec cette insouciance qui est la sagesse de leur âge. Leur unique tracas, le sujet de tous leurs entretiens, était la matinée de Pâques ; ils ne s’inquiétaient que de savoir si le lièvre pondrait beaucoup d’œufs rouges dans l’enclos.
C’est le lièvre, un lièvre invisible et providentiel qui pond les œufs de Pâques pour la joyeuse marmaille d’Alsace. Ce dogme est si profondément ancré dans les esprits de trois à dix ans que pas un sceptique de cet âge ne demande à papa ou à maman pourquoi les œufs sont rouges ou bruns, pourquoi ils sont tout cuits, pourquoi le lièvre pond des œufs de sucre, de chocolat ou de cristal pour les familles riches, et pourquoi même, en certains cas, le prodigue animal dépose des œufs de porcelaine de Sèvres dans des coquetiers de vermeil.
Nos chers enfants avaient peut-être entendu conter ces miracles ; mais n’étant gâtés ni par nous ni par la fortune, ils étaient tous d’humeur à se contenter de moins. Chacun fit de son mieux pour combler leurs modestes désirs. Les poules de Cochinchine et de Crèvecœur pondirent des œufs de belle taille ; la cuisinière, en grand secret, les teignit de couleurs éclatantes ; un des meilleurs élèves de Gérome, notre ami Heller, qui devait bientôt émigrer à New-York, en décora quelques-uns d’illustrations patriotiques ; il métamorphosa notamment en soldat prussien un bel œuf plus pointu que les autres, et sur la visière du casque il écrivit : Schweinpels ! Schweinpels (fourrure de cochon) est le sobriquet pittoresque dont les bambins d’Alsace poursuivent le vainqueur.
Le dimanche, de grand matin, lorsque les cloches, revenues de Rome, sonnaient à toute volée sans déranger nos chers petits, le jeune artiste, ma femme, et les deux gouvernantes, dont l’une a émigré l’année suivante au Mexique, préparèrent les nids dans notre vieil enclos inculte et presque abandonné. On les éparpilla sur le revers de la colline abrupte, depuis la glacière sans glace, jusqu’à la pièce d’eau sans eau. Ils en mirent dans les touffes d’herbe, dans les iris, dans les bellis, au pied des petits épicéas que nous avons plantés en 1869 et que nous ne verrons pas grandir. Aux branches basses de certains arbres on suspendit en manière d’ornement une ou deux douzaines de breschtelles ; ce sont des gâteaux secs faits de farine, de sel et de cumin ; ils se vendent quelques centimes.
Ces grands préparatifs étaient à peine achevés quand les enfants, éveillés avant l’heure par l’attente d’un plaisir, accoururent demi-vêtus, les pieds dans la rosée, la tête nue sous le soleil. Ah ! la joyeuse matinée ! les bons cris de surprise ! les beaux éclats de voix et les brillantes querelles ! Figurez-vous quatre bébés du même âge, ou peu s’en faut, puisqu’ils sont nés en moins de trois ans, montant à l’escalade sur une pente rapide, ardents à se devancer, mais toujours prêts à se soutenir, à se pousser et à se ramasser les uns les autres ; chacun voulant tout prendre et finissant par tout partager !
La découverte du Schweinpels fut un événement politique. Personne ne voulait du prussien, on tint conseil de guerre autour de l’œuf maudit, et l’on finit par le lancer contre un petit mur de pierres sèches où il s’éparpilla en miettes. Mais voici bien une autre affaire. Un lièvre, un vrai lièvre vivant, était gîté à quelques pas ; il bondit effaré, les oreilles droites, grand, fantastique et superbe, s’élança comme un trait et franchit la haie qui sépare notre enclos de la forêt communale. Un concert de cris aigus salua cette apparition d’autant plus miraculeuse que nul de nous ne l’avait préparée. Le hasard seul, un hasard bienveillant et malin, s’était donné la peine de prouver à notre petit monde que le lièvre pond des œufs durs et qu’il n’ose plus affronter le regard des braves gens quand il a pondu un œuf prussien par mégarde.
Cette heureuse matinée se termina par un repas frugal, où tous les œufs, sauf le maudit, furent mangés en salade.
L’année suivante, à la fin du carême, nous étions redevenus Parisiens, bien malgré nous. Les enfants se demandèrent avec une certaine anxiété dans quel enclos le bon lièvre de Pâques irait pondre les œufs qu’il leur devait. Je répondis à tout hasard que le Jardin d’acclimatation, où nous allions souvent nous promener, était un terrain convenable.
« Mais, papa, il n’y a pas de lièvres au Jardin d’acclimatation ?
— Il y a des kanguroos, et ces braves animaux, dans la poche énorme que vous savez, gardent de plus gros œufs que le lièvre de Saverne.
— Oui, mais il ne nous connaît pas, le kanguroo !
— Écrivez-lui de votre plus belle écriture. »
L’administration des postes, en cherchant bien, retrouverait dans ses rebuts une lettre soignée à l’adresse de M. le kanguroo. Elle se termine par ces mots : « Nous t’embrassons cordialement. » Suivent quatre signatures, dont une, la dernière, est illisible.
Persuadé que le Jardin d’acclimatation, ce paradis des enfants bien élevés, serait envahi de grand matin, le dimanche de Pâques, j’avançai la fête d’un jour. Une servante nous précédait avec un grand panier rempli de pain pour les bêtes. Ce pain cachait les œufs, de magnifiques œufs de carton. Elle les déposa dans l’herbe, au pied de quelques arbres verts, dans un bosquet voisin des écuries, et les enfants les y trouvèrent avec un plaisir assez vif. Mais ni les beaux cartonnages bleus et rouges, ni les poupées et les joujoux que j’y avais enfermés, n’effacèrent l’impression des pauvres œufs pondus par le lièvre de Saverne. On reconnut les étiquettes de Giroux et tout en bourrant de pain les marsupiaux d’Australie, Valentine me dit : « Comment cet animal sortirait-il d’ici pour courir les boutiques et où prendrait-il de l’argent ? Avoue, papa, que cette année, tu as été un peu le Kanguroo ? »
J’ai voulu faire mieux, et je n’ai pas réussi davantage. On a organisé hier une fête où les petits amis étaient conviés, garçons et filles. Deux figurants d’un grand théâtre, travestis l’un en coq, l’autre en poule, accueillaient les enfants dans l’antichambre et leur ôtaient les manteaux. Sur la table de la salle à manger, brillamment illuminée en plein midi, une énorme dinde de carton, machinée par un habile homme, battait des ailes, tournait la tête, et pondait à profusion des œufs blancs, jaunes, rouges, dorés, tous en sucre.
Si je disais que ce jeu n’amusa pas mes enfants, comme leurs petits amis des deux sexes, je mentirais. Mais quand ils furent seuls, le soir, dans le coin d’appartement qu’ils habitent, ils ne parlèrent que du lièvre de Saverne et des œufs rouges de l’enclos.
« Quand retournerons-nous là-bas ? disait le petit Pierre ; nous y sommes nés, c’est chez nous.
— Oui, répondit Valentine. Mais il faudra d’abord que tu te fasses casser la tête par les Prussiens.
— Je le sais bien ; c’est convenu ; mais je tâcherai d’abord de leur casser la tête moi-même. »
Ainsi soit-il ! Pauvres petits !