De Pontoise à Stamboul
QUATRE DISCOURS
1883
TOAST A VICTOR HUGO
(28 février 1883.)
Au nom de la grande famille des lettres, je remercie Victor Hugo de l’honneur qu’il nous fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en venant inaugurer parmi nous la quatre-vingt-deuxième année de sa gloire. Les jeunes gens qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée ; les hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du 28 février une profonde reconnaissance.
Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est tous les jours, depuis plus de soixante ans, que Victor Hugo nous a honorés, tous tant que nous sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable rayonnement de sa bonté. Celui que Chateaubriand saluait à son aurore du nom d’enfant sublime est devenu un sublime vieillard, sans que l’on ait pu signaler, dans sa longue et magnifique carrière, soit une défaillance du génie, soit un refroidissement du cœur.
Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour nous, petits et grands écrivains de la France, de constater que le plus grand des hommes de notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le plus aimé, n’est ni un homme de guerre, ni un homme de science, ni un homme d’argent, mais un homme de lettres.
Je ne vous dirai rien de son œuvre : c’est un monde. Et les mondes ne s’analysent pas au dessert, entre la poire et le fromage. Parlons plutôt de la fonction sociale qu’il a remplie et qu’il remplira longtemps encore, j’aime à le croire, au milieu de nous.
Dès son avènement, ce roi de la littérature a été un roi paternel. Il a laissé venir à lui les jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. Qui de nous ne lui a pas fait hommage de son premier volume ou de son premier manuscrit, vers ou prose ? A qui n’a-t-il pas répondu par une noble et généreuse parole ? Qui n’a pas conservé, dans l’écrin de ses souvenirs, quelques lignes de cette puissante et caressante main ? Des écrivains qu’il a encouragés, on formerait non pas une légion, mais une armée. Il n’a jamais découragé personne. Ses ennemis et ses rivaux, du temps qu’il en avait, lui ont quelquefois reproché cette prodigalité du sourire et cette intempérance du bon accueil. On a dit qu’il distribuait trop uniformément ses éloges sans tenir compte de la disproportion des talents. Cette faute, messieurs, si c’en est une, ne doit pas être imputée à l’homme, mais à l’altitude où il siège et à l’optique des sommets. Le Mont Blanc n’est pas bien placé pour mesurer exactement la hauteur des sapins et des mousses qui végètent à ses pieds. Il est probable aussi que les fleuves, les ruisseaux et les rivières sont des forces égales aux yeux de l’Océan. Admettons, si l’on veut, que Victor Hugo est trop grand pour être un critique impeccable ; mais cette supériorité a quelques droits à notre indulgence, car elle a produit des changements merveilleux dans l’esprit du peuple français en général, et particulièrement dans les mœurs de notre littérature.
Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle à l’admiration. On ne pouvait pas lui reprocher de gâter ses grands hommes. La médiocrité se vengeait du génie en lui tressant des couronnes où les épines ne manquaient pas. Tandis que nos voisins d’Europe mettaient une complaisance visible à idéaliser leurs idoles de chair et d’os, nous prenions un malin plaisir, c’est-à-dire un plaisir national, à martyriser les nôtres. Pour corriger ce mauvais instinct, il a fallu non seulement le génie de Victor Hugo et les acclamations du monde entier, mais encore l’action du temps et la longueur d’une existence bien remplie. On dit en Italie : « Chi dura vince ». Victor Hugo a vaincu parce qu’il a duré. C’est depuis quelques années seulement que ses concitoyens se sont décidés, non sans effort, à célébrer son apothéose. Cette résolution un peu tardive, mais sincère, nous a relevés aux yeux du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous nous sentons meilleurs, depuis que nous sommes plus justes. Ces querelles d’écoles, dont les hommes de mon âge n’ont pas encore oublié la fureur, se sont apaisées par miracle devant l’ancien généralissime des romantiques, assis à côté de Corneille dans l’Olympe de la littérature classique.
L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il s’est produit, grâce à l’illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de la politique ; j’en atteste les hommes de tous les partis qu’une même pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés ici, qui s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble et qui, entre les luttes d’hier et les batailles de demain, célèbrent aujourd’hui la trêve de Victor Hugo.
Messieurs, un grand artiste, qui inspira quelques centaines de passions, Franz Liszt, disait un jour avec une pointe de fatuité bien légitime : « Mes maîtresses ne se querellent jamais, parce qu’elles s’aiment en moi. » Dans un autre ordre de sentiments, permettez-moi de vous dire : « Aimons-nous en Victor Hugo et n’oublions jamais, dans nos dissentiments, hélas ! inévitables, que le 28 février 1883 nous avons bu tous ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo ! »