De Pontoise à Stamboul
DANS LES RUINES
(Avril 1867.)
J’avais entrepris un voyage moins long, mais plus périlleux que le tour du monde : j’allais du passage Choiseul au Théâtre-Français par la butte des Moulins. A la moitié du chemin, je compris que je m’étais fourvoyé dans une démolition générale, mais il y avait presque autant d’imprudence à reculer qu’à poursuivre ou à rester. Devant, derrière, à droite, à gauche, partout, les pans de mur s’écroulaient avec un bruit de tonnerre, des nuages de poussière obscurcissaient le ciel, les ouvriers criaient gare en brandissant de longues lattes, les chariots, chargés de décombres, creusaient des vallées de boue entre des montagnes de plâtras ; la terre tremblait ; il pleuvait des moellons et des briques.
Un Limousin prit pitié de ma peine ; il me tira de la bagarre et me mit en sûreté sous un arceau de porte cochère, dans un endroit où le travail chômait pour le moment. Mon refuge se trouvait sur la limite de l’îlot condamné ; derrière moi, la route était libre ; rien ne m’empêchait plus d’aller à mes affaires : je demeurai pourtant, retenu par une attraction secrète. Les badauds ne sont pas nécessairement des sots ; les plus fins Parisiens prennent plaisir aux petits spectacles de la rue, et j’en avais un grand sous les yeux. Aucun effort de l’activité humaine ne saurait être indifférent à l’homme ; le travail des démolisseurs est un des plus saisissants, parce qu’il est suivi d’effets instantanés : on détruit plus vite qu’on n’édifie. Les maçons spécialistes qui font des ruines semblent plus entraînés et plus fougueux que les autres. Observez-les. Vous lirez sur leurs visages poudreux une expression de fierté sauvage et de joie satanique. Ils crient de joie et d’orgueil lorsqu’ils abattent en un quart de minute tout un pan de muraille qu’on a mis deux mois à bâtir. Je ne sais quelle voix intérieure leur dit qu’ils sont les émules des grands fléaux, les rivaux de la foudre, de l’incendie et de la guerre.
Je ne professe pas le culte des fléaux ; la destruction inutile me fait horreur, et, si je m’arrêtais à l’admirer, je croirais que mes yeux deviennent ses complices. Mais ceux qui rasent un vieux quartier sale et malsain ne font pas le mal pour le mal. Ils déblaient le sol, ils font place à des constructions meilleures et plus belles. Comme les grands démolisseurs du XVIIIe siècle qui ont fait table rase dans l’esprit humain, je les admire et j’applaudis à cette destruction créatrice.
A première vue, j’en conviens, le spectacle est cruel. Voilà un quartier qui n’était pas brillant, qui n’était pas commode, mais il était habitable après tout. Ces maisons qui s’écroulent par centaines abritaient bien ou mal quelques milliers d’individus ; on a sué, peiné pour les construire ; elles pourraient durer encore un siècle ou deux. Avant un mois, tout le labeur qu’elles représentaient, tous les services qu’elles pouvaient rendre seront mis à néant ; il n’en restera rien que le sol nu.
Mais si le sol nu, déblayé, nivelé, avait plus de valeur par lui seul qu’avec toutes les maisons qui l’encombrent, il s’ensuivrait que les démolisseurs lui ajoutent plus qu’ils ne lui ôtent et qu’en le dépouillant ils l’enrichissent. Est-ce possible ? C’est certain. Lorsqu’on aura déblayé ces débris, rasé ce monticule, pris un quart du terrain pour des rues larges et droites, le reste se vendra plus cher qu’on n’a payé le tout ; les trois quarts du sol ras vont avoir plus de prix que la totalité bâtie. Pourquoi ? Parce que les grandes villes, dans l’état actuel de la civilisation, ne sont que des agglomérations d’hommes pressés : qu’on y vienne pour produire, pour échanger, pour jouir, pour paraître, on est talonné par le temps, on ne supporte ni délai ni obstacle ; l’impatience universelle y cote au plus haut prix les gîtes les plus facilement accessibles, ceux qui sont, comme on dit, près de tout. Or, les obstacles, les embarras, les montées, les carrefours étroits quadruplent les distances et gaspillent le temps de tout le monde sans profiter à personne ; une rue droite, large et bien roulante rapproche et met pour ainsi dire en contact deux points qui nous semblaient distants d’une lieue. C’est à qui se logera sur le bord des grandes routes parisiennes : les producteurs et les marchands trouvent leur compte à s’établir dans le courant de la circulation ; les oisifs de notre époque ont l’habitude et le besoin d’aller sans peine et sans retard où le plaisir les appelle. Ceux qui mangent les millions ne peuvent se camper que sur une avenue largement carrossable ; ceux qui gagnent les millions ne peuvent ouvrir boutique que sur le chemin des voitures. Ainsi s’explique la plus-value qu’une destruction brutale en apparence ajoute aux quartiers démolis.
A l’appui de mon raisonnement, j’évoquais le souvenir de ces rues étroites, malpropres, infectes, sans air et sans lumière, où une population misérable a végété longtemps, je me tournais ensuite vers l’avenir et je me représentais cette rue ou cette avenue, qui joindra le Théâtre-Français remis à neuf au magnifique édifice du nouvel Opéra. Deux rangées de fortes maisons, hautes et massives, étalent leurs façades de pierre un peu trop richement sculptées ; les trottoirs longent des boutiques éblouissantes dont la plus humble représente un loyer de cinquante mille francs, et les calèches à huit ressorts se croisent sur la chaussée. Beau spectacle !
Une réflexion cornue vint se jeter mal à propos au travers de mon enthousiasme. « Ces bâtisses somptueuses que j’admire déjà comme si je les avais vues, ne faudra-t-il pas bientôt les démolir à leur tour ? Car enfin nous abattons les vieilles rues parce qu’elles ne suffisaient pas à la circulation des voitures. Plus nous démolissons, plus il faut que Paris s’étende en long et en large. Plus il s’étend, plus les courses sont longues, plus il est impossible de parcourir la ville à pied, plus le nombre des voitures indispensables va croissant. Le boulevard Montmartre était ridiculement large, il y a une vingtaine d’années ; le voilà trop étroit : il sera démoli. A plus forte raison, la rue Vivienne, la rue Richelieu, la rue Saint-Denis, la rue Saint-Martin, toutes celles dont la largeur faisait pousser des cris d’admiration à nos pères. Et quand la pioche des démolisseurs les aura accommodées aux besoins de la circulation moderne, quand Paris, de jour en jour plus large, remplira hermétiquement l’enceinte des fortifications, quand le total des voitures parisiennes aura doublé par une logique inévitable, ne sera-t-on pas forcé d’élargir les avenues de M. Haussmann ? Les gros palais à façades sculptées n’auront-ils pas le même sort que les masures de la rue Clos-Georgeau ? »
Je ne sais trop à quelle conclusion ce raisonnement m’aurait conduit, mais un incident fortuit m’empêcha de le suivre jusqu’au bout.
Le soleil, qui bataillait depuis le matin contre une armée de nuages, fit une trouée dans la masse ; il vint illuminer un mur que je regardais vaguement sans le voir. C’était le fond d’une maison démolie ; la toiture, la façade, les planchers des trois étages avaient croulé. Mais il n’était pas malaisé de rebâtir en esprit l’étroit édifice, et je m’amusai un moment à ce jeu. Tout l’immeuble occupait environ quarante mètres de surface : six sur sept au maximum. Au rez-de-chaussée, une boutique ou un cabaret, le mur entièrement dépouillé laissait la question dans le vague ; on voyait seulement à gauche, au fond d’une allée absente, les premières marches d’un escalier tournant. Les deux étages supérieurs s’expliquaient mieux, on distinguait, outre le conduit noir d’une cheminée, deux éviers suspendus l’un sur l’autre, puis deux débris de cloisons superposées, puis deux vastes lambeaux de papier peint qui s’étendaient, sauf quelques déchirures, jusqu’à la cage du colimaçon. Je rétablis les deux logements en un clin d’œil, ou plutôt ils se reconstruisirent d’eux-mêmes dans ma mémoire. L’escalier aboutissait à un petit carré fort étroit ; la porte ouvrait en plein sur une chambre étroite et longue, qui prenait jour sur la rue. C’était la pièce principale ; elle occupait toute la profondeur de la maison et les deux tiers de la largeur. Sur la droite, à ce point où le papier s’arrête, il y avait une cuisine limitée par la cloison que voici et éclairée par un jour de souffrance : la lucarne y est encore. Donc, le jour ne venait pas de la rue ; la cuisine n’occupait qu’un étroit carré dans l’angle le plus reculé de la maison ; sur le devant, l’architecte avait ménagé un cabinet clair, un peu plus grand que la cuisine, infiniment moins vaste que la chambre principale.
A mesure que je rebâtissais les cloisons du second étage, que je plaçais les deux fenêtres et que je rassemblais les matériaux du plancher, il se produisait un phénomène assez étrange : le logement se remeublait petit à petit. Trois casseroles de cuivre étagées par rang de taille étincelaient le long du mur de la cuisine, avec une bassinoire d’un travail ancien et curieux. Dans la petite chambre sans feu, il y avait un lit de bois peint, deux chaises, une planche chargée de vieux livres et de romans coupés par tranches au bas des journaux. La pièce principale était presque confortable. Trois matelas et un édredon s’empilaient sur un bon lit de noyer. La table du milieu était couverte d’un vieux châle reprisé en vingt endroits, mais propre. Le poêle de faïence ronflait joyeusement ; cinq ou six images gravées souriaient dans leurs vieux cadres ; une étagère à bon marché s’encombrait de petites faïences et de bimbeloteries archaïques ; au milieu de cette collection, j’admirais un buste de vieille femme, pas si gros que le poing, mais exécuté avec beaucoup de conscience et de tendresse. Et voilà que dans un coin, vers la fenêtre, je remarque un grand fauteuil en velours d’Utrecht rouge, et une grosse mère de soixante-dix ans, l’original du buste, qui tricote un petit bas de laine. La maison démolie ne s’est pas seulement remeublée, mais repeuplée ! C’est en vain que je me frotte les yeux ; je ne suis ni endormi ni halluciné, et pourtant il m’est impossible de ne pas voir ce que je vois.
Alors, je prends sur moi, je me raisonne, je me dis qu’il n’y a pas d’effets sans causes, et je cherche par quel enchaînement de circonstances ce tableau est venu se présenter à mes yeux. Il ne me semble pas entièrement nouveau ; je suis presque certain de l’avoir déjà vu ; mais où ? quand ? Dans le rêve d’une nuit, ou dans ce rêve de plusieurs années qui s’appelle l’enfance ?
M’y voici ! j’ai trouvé. C’est ce papier du second étage. Il est unique au monde, probablement : des roses vertes sur fond jaune. Quelque ouvrier en papier peint l’a fabriqué ainsi pour faire pièce à son patron ; le patron l’a vendu au rabais ; la bonne femme l’a eu pour presque rien lorsqu’elle emménageait ici, vers 1802 ; c’est elle-même qui m’a conté cette histoire, car je ne me trompe pas, j’ai connu les habitants de cette maison démolie, je me suis assis à leur table, en 1840, à ma première année de collège ! C’est le quartier, c’est la rue, et d’ailleurs les roses vertes sur fond jaune ! Il n’y a jamais eu que celles-là !
Mille et un souvenirs ensevelis depuis un quart de siècle se réveillent à la fois ; ils m’assiègent, ils m’assaillent. La première fois que je suis entré dans cette maison, les locataires du second célébraient une fête de famille. Les trois fils de Mme Alain, ses deux filles, ses gendres, les petits-enfants, toute la tribu tenait dans cette chambre, sans compter trois ou quatre invités, dont j’étais. Je vois la longue table, et la bonne femme au milieu, toute fière et radieuse. Comment les avions-nous connus ? Je n’en sais rien ; je me rappelle seulement que nous étions plus pauvres qu’eux et que le festin était splendide, avec l’oie aux marrons, les crêpes et la motte de beurre salé. Leur cidre me parut bien préférable au vin de Champagne, que je connaissais de réputation ; il venait de Quimperlé en droite ligne, c’est-à-dire de leur pays. J’avais pour voisin de droite un de leurs compatriotes, sous-officier d’infanterie, aujourd’hui capitaine ou chef de bataillon : je l’ai revu.
Mme Alain était la veuve d’un ouvrier, d’un très simple ouvrier qui travailla de ses mains tant qu’il eut assez de force : honnête homme, rangé, économe, bien vu de tous ses voisins, sauf peut-être du cabaretier d’en bas. Il était occupé à cent pas d’ici, chez un serrurier en boutique ; jamais, en quarante ans de ménage, il ne prit un repas ou un verre de vin sans sa femme. On se quittait le matin, on se revoyait à dîner, on se retrouvait tous les soirs à l’heure du souper ; et, si dans l’entre-temps Mme Alain s’ennuyait du cher homme, elle passait devant la boutique et lui disait bonjour du bout des doigts.
Le mari, si j’ai bonne mémoire, gagnait de trois à quatre francs par jour ; la femme, rien ; les enfants vinrent tôt, et la besogne ne manquait pas dans le ménage. Le peu qu’on épargna fut dévoré à belles dents par la marmaille. Quand le père mourut, les cinq enfants étaient non seulement élevés, mais casés. Garçons et filles passèrent par l’école gratuite et par l’apprentissage pour arriver à un honnête établissement. Christine Alain était couturière ; elle épousa un Alsacien ; ils ont fait une bonne maison. Corentine piquait des gants, elle fit la conquête d’un coupeur habile ; ils fondèrent une fabrique rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Jules, le cadet, se faufila dans la librairie, et de commis devint patron. Le plus jeune, Léon, était marbrier ; il suivit l’école de dessin, se fit admettre aux Beaux-Arts, devint par son travail un bon sculpteur de deuxième ordre, plut à la fille de son propriétaire et l’épousa. L’aîné, qu’on désignait par le nom de famille, continua le métier de son père et resta garçon pour tenir compagnie à Mme Alain. Cette petite chambre entre la rue et la cuisine était la sienne. De tous les fils Alain, c’est lui qui est resté le plus vivant dans ma mémoire. Je vois d’ici sa brave figure et sa main… quelle main ! Un étau ! Il était entiché de son droit d’aînesse et se faisait un point d’honneur de nourrir la mère à lui seul. La bonne femme avait une certaine déférence pour lui : n’était-il pas le chef de la famille ? Elle acceptait les petits présents de ses fils et de ses gendres, mais elle ne mangeait que le pain du bon Alain.
Dans les premiers jours de son veuvage, Léon, l’heureux sculpteur, la supplia d’accepter un logement chez lui. « Je vous remercie, mon fi, lui dit-elle, mais le bon Dieu m’a commise à la garde de tous les souvenirs qui sont ici. Je ne délogerai que pour aller rejoindre votre cher père. »
S’il faut tout dire, elle avait une sorte de vénération religieuse pour cet humble logis. Elle lui savait gré de tout le bonheur qu’elle y avait eu ; elle en parlait comme un obligé de son bienfaiteur. « On ne saura jamais, disait-elle, quels services cet humble nid nous a rendus. Que les pauvres gens sont heureux lorsqu’ils trouvent un logement à bon marché au cœur d’une grande ville ! Notre loyer était de 120 francs au début ; il s’est élevé graduellement jusqu’à 250 ; mais il nous a épargné pour 100 000 francs de peines et de soucis. Que serait-il arrivé de nous, s’il avait fallu nous installer hors barrière comme tant d’autres ? Le père m’aurait quittée tous les matins pour ne rentrer que le soir ; il aurait déjeuné au cabaret, Dieu sait avec qui ! et moi à la maison, toute seule. A quelle école aurais-je envoyé les enfants ? Comment aurais-je pu surveiller leur apprentissage ? Ils l’ont fait à deux pas d’ici, chez des patrons du quartier, et je me flatte de ne les avoir jamais perdus de vue. Aussi garçons et filles ont bien tourné, sans exception. Que le ciel ait pitié des pauvres apprenties qui vont travailler chaque jour à une lieue de la maman ! Et mes fils, pensez-vous qu’ils auraient fait un aussi beau chemin, si le chef-lieu de la famille avait été à Montrouge ou à Grenelle ? Ils ne se seraient pas détachés de nous, je le crois, car ils sont les meilleurs garçons du monde ; mais alors ils n’auraient pas vécu au sein des belles choses parisiennes ; ils n’auraient pas vu les musées, les spectacles, les beaux magasins, les toilettes élégantes, tout ce qui forme le goût, éveille l’imagination, en un mot, ce qui change quelquefois l’ouvrier en artiste. Voyez notre Léon ! de simple marbrier, il est devenu statuaire. A qui doit-il cette fortune ? Ni au père ni à moi, mais à la Providence qui nous permit de fonder notre famille dans ce milieu vivant et intelligent de Paris ! J’en ai connu beaucoup, des artistes, et des inventeurs, et des artisans du premier mérite, de ceux qui font la gloire et la richesse de l’industrie parisienne : c’étaient tous pauvres gens qui avaient eu le bonheur de se nicher à la source du vrai talent, comme nous. »
Assurément la bonne femme exagérait un peu les mérites de son logis. Elle oubliait, dans son enthousiasme, les dangers qu’elle avait courus, en élevant dans un espace si étroit cinq enfants, dont deux filles. Lorsqu’on touchait ce point délicat, elle répondait avec un loyal éclat de rire : « Bah ! le problème n’est pas plus difficile que celui du loup, de la chèvre et du chou ! »
Mme Alain n’avait pas seulement sa bonne part d’esprit naturel : elle s’exprimait encore en termes choisis ; personne n’eût deviné en l’écoutant qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Son mari, paraît-il, la surpassait en ignorance, car il parlait à peine le français. Ainsi, deux Bretons illettrés ont donné à leurs cinq enfants une instruction très suffisante ; deux prolétaires, sans autre capital que leurs bras, ont fait souche de bourgeois et même d’artistes. Et ce phénomène, j’allais dire ce miracle de progrès social, s’est accompli dans cette masure parisienne. Et les bénéficiaires de cet heureux changement se plaisent à déclarer que la masure y est pour quelque chose ; ils bénissent le taudis à 250 francs par an qui leur a permis de s’élever, de se développer, de s’enrichir au centre de Paris.
Quand je repense à ces braves gens devant les ruines de leur vieux nid, je me demande si les rues insalubres, si les taudis étroits, si les allées obscures et les escaliers en colimaçon n’ont pas leur destinée et leur utilité dans le monde. Cette fange des pauvres quartiers, que l’on balaye dédaigneusement hors barrière, n’était-elle pas autrefois un engrais de civilisation ? Les plus beaux fruits de l’industrie parisienne ne sont-ils pas sortis de ce fumier ? Peut-être.
Je comprends le noble mépris d’une administration toute-puissante : il est clair que les logis à 250 francs font tache au milieu d’une ville aussi majestueuse que Paris. Mais nous avons des travailleurs qui gagnent peu, et je me demande sous quel toit ils abriteront leurs têtes quand le Paris des rêves municipaux sera fini. On les chasse du centre à la circonférence ; mais la circonférence a sa coquetterie ; elle aussi se couvre de palais. Il faudra donc que l’ouvrier s’établisse en rase campagne, loin, très loin de son travail, et qu’il fasse un voyage tous les soirs pour revenir à la maison. Y reviendra-t-il tous les soirs ? Sera-t-il puissamment attiré vers cette demeure lointaine, presque inconnue, où l’on n’entre que pour fermer les yeux, d’où l’on sort les yeux à peine ouverts ? Certes, il y viendra, s’il y est attendu par sa famille. Reste à savoir si les ouvriers de l’avenir se marieront comme ceux d’autrefois. Est-ce la peine ? On a si peu de temps pour jouir les uns des autres ! Et puis, les distractions ne manquent pas au cœur de Paris. Sur les ruines de ces humbles maisons, il s’élève des paradis artificiels, à l’usage du travailleur en blouse. Cent billards, dix mille becs de gaz, des dorures, des glaces, des chansonnettes, que sais-je ? Et plus le logement, cette arche sainte de la famille, devient inabordable au pauvre monde, plus les plaisirs malsains se vendent bon marché.
Pauvre maison de Mme Alain ! Humble échelle de Jacob où tant de prolétaires ont monté pour s’élever à la bourgeoisie, je veux te regarder une dernière fois et graver tes ruines respectables dans un petit coin de ma mémoire !
Patatra !
« Allez-vous-en ! Vous voulez donc vous faire écraser, imbécile ! »
L’imbécile, c’était moi ; le plâtre et les moellons avaient roulé jusqu’à mes pieds, et le vieux mur taché de roses vertes n’existait plus.