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De Pontoise à Stamboul

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III

Il n’était pas cinq heures du matin quand nous sommes entrés, tout dormants, dans la gare de Bucarest. Le directeur des Chemins de Roumanie, M. Olanesco, nous attendait pour déjeuner au buffet en très nombreuse et très aimable compagnie. Je trouve en descendant sur le quai M. Frédéric Damé, un jeune journaliste parisien, qui s’est enraciné ici en épousant une femme charmante et qui dirige avec succès un grand journal politique, l’Indépendance roumaine. Il se met à table avec nous et nous apprend entre deux verres de thé et deux tartines de caviar que le village de Sinaïa, où nous allons passer la journée, doit être aujourd’hui le théâtre d’une solennité officielle. Toutes les autorités du pays, sauf la presse, ont été conviées à l’inauguration d’un palais que le roi Charles s’est fait bâtir dans la montagne, à plus de six cents mètres au-dessus du niveau du Danube. L’édifice, dont on dit merveille, a coûté plus de dix ans de travail et plus de trois millions de francs. On forme un train de plaisir qui doit emporter les curieux à Sinaïa ; quant à nous, nous nous y rendrons sans rompre charge dans nos excellentes voitures. Sinaïa, qui tire son nom d’un monastère du Sinaï, est au nord de la capitale, en pleine Transylvanie. Nous allons traverser pendant une heure au moins les terres d’un de mes vieux amis, Georges Bibesco, qui n’est que prince en Roumanie, mais que l’armée française compte au nombre de ses héros. Je lui ai fait savoir notre arrivée et j’espère lui serrer la main à la station de Campina. Mais le temps nous commande et la vitesse nous opprime ; notre train brûle Campina et presque toutes les stations de la route. Cependant nous avons pu voir un bon lopin de Roumanie, plaine ou montagne, et nous faire une idée de ce riche et singulier pays. Son territoire égale en étendue un grand tiers de la France et la population n’est guère que de cinq millions d’habitants. Les plaines, toutes en terre d’alluvion, ont une fertilité inépuisable ; la terre végétale y mesure souvent plusieurs mètres de profondeur. Malheureusement les forêts ont été dévastées et le sont encore un peu tous les jours, tant par les hommes que par les bêtes, et le déboisement a produit un régime des eaux déplorable. Les cinq ou six affluents du Danube qui traversent le pays ne méritent pas le nom de rivières ; sauf le Jul et l’Olto dont le cours pourrait être amélioré, ce sont des torrents qui débordent aujourd’hui et qui seront à sec demain. Il suffit d’un été sans pluie, comme celui de 1883, pour dessécher tout le pays, réduire à néant les récoltes et affamer la population agricole, c’est-à-dire le pays entier. La question agraire est très brûlante ici, comme à Rome du temps des Gracques, mais elle ne serait pas résolue par le partage des terres, car la terre ne manque pas au paysan ; il en possède plus qu’il n’en peut cultiver. La même loi qui a supprimé le servage en 1864 a doté chaque famille agricole de cinq hectares et demi, ce qui est fort beau. Si ce n’était pas suffisant, l’État, qui possède encore un tiers du pays, ne se ferait pas prier pour augmenter la dose. Mais le capital manque au paysan roumain ; il lui faudrait un peu d’argent pour acheter un matériel d’exploitation, le bétail, les semences, et quelquefois le pain de sa famille. Quand je dis le pain, c’est une façon de parler, car ces pauvres travailleurs de la campagne ne le connaissent que de réputation. D’un bout à l’autre de l’année, ils vivent de maïs cuit à l’eau et assaisonné d’un peu d’ail ou d’oignon. Que la récolte manque, et l’affranchi devient serf, comme au temps des hospodars phanariotes. Il va chez son voisin, le riche propriétaire, emprunter quelques sacs de maïs, et, pour ne pas mourir de faim, il engage sans hésiter la seule chose qu’il possède, le travail de ses bras. L’année prochaine, à l’époque où il aura besoin de labourer, de sarcler ou de moissonner chez lui, le créancier le sommera de tenir ses engagements, et il devra s’exécuter, coûte que coûte. Ceux qui tondent ainsi sur la misère du prochain s’exposent à des représailles. Le Roumain est trop doux pour entreprendre la Jacquerie en gros, mais il est quelquefois assez désespéré pour la pratiquer en détail. Les chômages religieux que l’orthodoxie grecque multiplie à tort et à travers viennent encore aggraver dans ce pays la difficulté de vivre. On me parle de cent vingt-cinq jours de fêtes par an, sans compter les dimanches. Nos curés n’auraient pas beau jeu dans le canton de Pontoise s’ils venaient dire aux bonnes gens de la légume : « Vous ne travaillerez qu’un jour sur deux. » Ici le prêtre est médiocrement considéré, mais religieusement obéi. Il impose une fois par mois son eau lustrale et ses prières aux riches habitants de la ville qui ne regardent pas à vingt francs pour en débarrasser leurs maisons. Mais nous ne sommes pas venus ici pour réformer l’Église d’Orient. Voici la ville de Plojeski, avec ses sources de pétrole qui, si l’on sait en tirer parti, remplaceront bientôt la houille anglaise pour l’éclairage au gaz, et le bois pour le chauffage des machines. Non loin de là, nous remarquons un joli petit camp de cavalerie, avec les tentes dressées en bon ordre, les chevaux au piquet, les hommes en liberté, et l’éternel féminin rôdant à l’entour. A partir de Campina, nous sommes en pleine montagne ; la voie longe un torrent endigué tant bien que mal par des enrochements énormes que l’eau ne respecte pas toujours. Le lit est presque à sec en ce moment ; on y voit circuler des charrettes à bœufs et des paysans qui ramassent la pierre calcaire arrondie en galets, pour alimenter de petits fours à chaux épars sur les deux rives. La montagne est pittoresque à sa façon, autrement que les Alpes qui sont granitiques, ou les Pyrénées qui sont calcaires. Elle ressemblerait plutôt à l’Apennin mais à un Apennin plus neuf, moins usé, aux arêtes un peu plus vives, avec une végétation plus puissante et plus grandiose. Nous marchons de surprises en étonnements et de ravins en précipices, jusqu’au village paradoxal de Sinaïa ; je dis paradoxal parce que c’est un village sans paysans et beaucoup plus mondain en apparence et en réalité que Bougival ou même Trouville. Ce ne sont que chalets, que villas et châteaux, le tout fort élégant, très riche et d’un goût parisien qui se retrouve jusque dans l’arrangement des jardins et des squares. Nous arrivons à la station, et le premier objet qui y frappe ma vue est la bonne et loyale figure du vieux démocrate Rosetti qui restera toute sa vie le disciple enflammé et aimé de Michelet et de Quinet, l’ancien apôtre du quartier Latin, l’indomptable champion de la liberté dans sa patrie et dans la nôtre. Partout où la fortune l’a conduit, il a joué les premiers rôles ; il est arrivé malgré lui aux dignités et aux honneurs, ou plutôt les honneurs ont fini par s’imposer à lui. Républicain convaincu et déclaré, il est le président de la Chambre roumaine, et le roi Charles professe une haute estime pour lui. On m’assure d’ailleurs que le fait n’a rien d’anormal dans ce pays de liberté et de sincérité excessive, que le roi compte un certain nombre de républicains dans sa maison civile et militaire, et qu’il n’en est pas moins fidèlement servi.

L’illustre président avait eu la bonté de venir au-devant de moi pour me conduire au château royal et me faire asseoir, quoique indigne, au banquet de gala. Mais un gala royal, même dans la montagne, commande une tenue que je n’avais point apportée dans ma valise ; je me confondis donc en excuses et en remerciements et je gagnai avec mes compagnons de voyage l’hôtel de Sinaïa où il est permis de déjeuner. C’est qu’il y a deux hôtels dans la petite ville, un où l’on déjeune et un autre où l’on dîne. L’un des deux, paraît-il, le premier en date, appartient à un ancien serviteur de la maison royale. Lorsque son concurrent demanda la permission d’élever hôtel contre hôtel, l’autorité réserva les droits du premier occupant et l’on fit cette cote mal taillée qui nous paraîtrait singulière dans un pays moins neuf. C’est véritablement un monde à part que cette Roumanie. Les Turcs, qui ne l’ont jamais conquise, en tiraient un tribut modeste et un bakchisch exorbitant. Les gouverneurs ou hospodars chrétiens, choisis presque toujours parmi les Grecs du Phanar, achetaient jusqu’à six millions le droit d’exploiter le pays, et je vous laisse à penser si, une fois nommés, ils travaillent à se refaire. Le Divan révoquait souvent le titulaire au profit d’un plus riche ou plus généreux enchérisseur. La confiance des Turcs était si grande dans ces représentants de l’autorité, qu’ils obligeaient chaque hospodar à laisser son fils ou son frère en otage à Constantinople. Ce qui n’empêcha pas Michel Soutzo de lever, comme on dit, l’étendard de la révolte : il eut soin seulement de prévenir son frère qui était otage au Phanar et qui s’enfuit à la faveur d’une fête homérique, tandis que les ministres et la police soupaient chez lui. Oui, c’est un monde à part, même aujourd’hui que le moindre bourgeois de Bucarest parle français comme vous et moi et que l’enseignement est gratuit à tous les degrés dans les écoles du royaume. Ni la civilisation la plus raffinée ni l’instruction la plus philosophique n’ont encore eu raison du préjugé antisémitique, et ces fins Parisiens des bords du Danube s’imaginent encore que tout est permis contre les juifs. Leur Parlement n’a-t-il pas fait remise à tous les fonctionnaires et pensionnaires de l’État des dettes qu’ils avaient contractées en engageant leur revenu, sous prétexte que les prêts ne pouvaient qu’être usuraires, étant consentis par les juifs ?

Notre déjeuner en plein air, sous la véranda de l’hôtel, est égayé par un orchestre de Tziganes dont le chef, un petit bonhomme nerveux, aux yeux d’escarboucle, marie sa voix légèrement voilée et d’autant plus pénétrante au son des instruments. Nous recevons des offres de services d’un marchand de tapis indigènes, assez hauts en couleurs, mais moins beaux et deux fois plus cher que les tapis de Caramanie. Deux ou trois paysannes viennent aussi nous présenter quelques étoffes et quelques broderies de leur façon. J’y constate avec effroi de mauvais tons rouges et des violets criards. Malheur à l’Orient, si ce grand coloriste laisse entrer chez lui l’aniline et la fuchsine ! On me dit, pour me consoler, que plusieurs dames de Bucarest ont eu la généreuse idée de fournir des modèles aux brodeuses de la campagne et de s’employer au placement de leurs ouvrages. Hélas ! puis-je oublier que les plus beaux châles de cachemire sont des chefs-d’œuvre de grands artistes qui ne savaient ni a ni b ? Depuis que les marchands de nouveautés les font dessiner à Paris par des élèves de Cabanel, les poissardes elles-mêmes n’en veulent plus.

Comme nous prenions le café, un officier du palais est venu nous avertir que le roi et la reine voulaient nous voir et, qu’en dépit de l’étiquette, nous étions attendus là-haut dans nos costumes de voyage. Au même instant, la pluie, qui nous avait légèrement taquinés pendant deux heures, se met à tomber assez dru. Pas un fiacre à notre disposition dans ce lieu de plaisance. Il s’agit donc de faire une demi-lieue à pied, dans des sentiers de montagne, sous une nappe d’eau qui s’épaissit de minute en minute. Il est clair que nous arriverons tout mouillés, malgré nos parapluies, et quelque peu éclaboussés ; mais tant pis ! nous partons gaiement à la queue leu-leu par la route des chèvres. En un quart d’heure, nous atteignons le monastère de Sinaï où le roi s’était fait une installation provisoire pour diriger la construction de son château. Cinq minutes après, nous découvrons au-dessus de nos têtes la silhouette élégante et bizarre d’un bâtiment comme nous n’en avons jamais vu que dans nos rêves ou dans les contes de fées illustrés. C’est un palais-chalet où l’archéologie la plus savante et la fantaisie la plus moderne semblent avoir jonglé avec le bois, le marbre, le verre et les métaux. Entre les tours et les tourelles qui poignardent la nue, on voit briller des uniformes sur les balcons couverts de vérandas. Chaque bouffée de vent nous apporte quelques lambeaux d’une musique militaire, et au milieu d’une future pelouse, dont le premier gazon verdira l’an prochain, un jet d’eau assez fort pour faire tourner un moulin s’élance à des hauteurs vertigineuses. Nous ne jouissons pas beaucoup du paysage, quoiqu’il soit merveilleux ; c’est bien assez d’éviter des accidents ridicules sur un terrain détrempé où le pied manque à chaque pas. On dit que le terrain des cours est glissant : je ne l’ai jamais si bien vu. Enfin nous arrivons, et un bel officier (je n’en ai vu que de beaux en Roumanie) nous introduit tels que nous sommes, qui en veston, qui en redingote, les uns avec leur chapeau rond, les autres avec leur chapeau mou, M. de Blowitz en bandit calabrais. En déposant nos paletots et nos parapluies sous un vestibule splendide, nous aurions payé cher le coup de brosse d’un décrotteur ; mais à la guerre comme à la guerre. Personne ne parut s’apercevoir que nous étions crottés comme des barbets. Nous fûmes introduits en pompe dans un salon éblouissant où tous les dignitaires du royaume, tous les hauts fonctionnaires, tous les ministres, sauf le président du conseil, M. Bratiano, absent pour cause de diplomatie, étalaient leurs plaques et leurs cordons. Un maître des cérémonies nous fit former le cercle et l’on nous présenta l’un après l’autre aux châtelains couronnés.

Le roi Charles est un homme de stature moyenne, de tempérament sec et nerveux, de tournure franchement militaire. Il a quarante-cinq ans, mais il ne porte pas son âge. Il parle le français sans accent ; on assure qu’il possède à fond et qu’il écrit élégamment la langue roumaine. On dit aussi que ce prince de la maison des Hohenzollern s’est attaché de cœur à son pays d’adoption, et qu’il est aussi bon patriote en Roumanie que Bernadotte le fut en Suède. Ce que nous avons pu juger par nous-mêmes, c’est qu’il exerce avec un vrai talent, dans les réceptions officielles, le difficile métier de roi, trouvant un mot aimable pour chacun et s’efforçant de mettre ses interlocuteurs à l’aise. Le grand interwiewer, M. de Blowitz, prétend qu’il a été interwiewé par le roi et que Charles Ier lui a extrait son opinion sur la politique de l’Autriche.

Je ne dirai pas que la reine nous a plu, ce serait peu : elle nous a charmés tous tant que nous étions, Français, Belges et étrangers. C’est une grande et belle personne, au profil grec, aux yeux superbes, aux dents éblouissantes, à la physionomie noble et gracieuse. On sait qu’elle est artiste et lettrée et qu’elle a publié en français un livre dont Louis Ulbach a revu les épreuves. Elle paraît avoir gardé un goût très vif pour notre nation, quoique M. Camille Barrère, à la conférence de Londres, ait tout fait pour nous aliéner le peuple et le gouvernement de Roumanie. La reine et ses dames d’honneur, avec qui j’ai eu la bonne fortune de m’entretenir un instant, portaient le costume national. Il est, à mon avis, plutôt grec que romain, mais il est à coup sûr antique, car il se compose essentiellement de la tunique, du peplum et du voile. Le fond est toujours blanc, rehaussé par des broderies dont la couleur et le dessin varient à l’infini, mais sans que la décoration la plus riche dénature la simplicité grandiose du motif.

Les compliments échangés, le roi nous invita à parcourir les appartements de ce palais probablement unique au monde non seulement par la situation et par le style, mais parce qu’il est l’œuvre d’un architecte couronné. L’intérieur et l’ameublement sont d’un goût plus original que classique, mais généralement heureux. On a fait une véritable débauche de boiseries ; quelques salles, et non pas des plus petites, sont ouvragées du haut en bas comme un bahut de la Renaissance. Il paraît que le roi a mis la main sur un de ces artistes modestes et désintéressés qui s’enferment dans leur travail comme le moine dans son cloître. Je n’en connais plus guère ; et vous ?

Une autre particularité de la construction, c’est le soin qu’on a pris d’ouvrir les principales baies sur les points de vue les plus beaux ; et il y en a d’admirables. Les torrents, les rochers, les grands arbres deux ou trois fois centenaires, les vallons où l’eau des sources claires entretient une fraîcheur perpétuelle, forment un panorama varié que nous voyons maintenant tout à l’aise, car chaque fenêtre est le cadre d’un tableau.

Nous pensions qu’il ne nous restait plus qu’à prendre congé de nos très gracieux hôtes, lorsqu’on nous fit entrer dans un salon presque aussi grand et aussi haut qu’une église, et l’on nous invita à nous asseoir dans des stalles de bois sculpté, comme des chanoines au chœur. Nous étions dans la salle de musique. Une jeune Roumaine de bonne famille qui a brillamment débuté à l’Opéra de Madrid et qui, m’assure-t-on, est engagée à Nice, chantait au piano et la reine l’accompagnait. O vénérable baronne de Pluskow, grande-maîtresse du palais d’Athènes sous le règne du pauvre Othon, que dirait votre ombre pointue si elle voyait traiter si familièrement la sacro-sainte étiquette des cours ? Vous relèveriez votre noble vertugadin pour voiler votre visage solennel si vous entendiez cette foule d’intrus malotrus applaudir sans façon, comme dans un salon vulgaire, le chant qui est très beau et l’accompagnement qui est parfait. Mais ce sera bien pis dans un instant : la reine n’est plus au piano ; elle a cédé la place à une demoiselle d’honneur et, assise dans un grand fauteuil, elle écoute. Tout à coup elle s’aperçoit qu’il y a une page à tourner : Sa Majesté se lève et va, de ses augustes mains, tourner la page. Pauvre étiquette ! On me raconte qu’elle a reçu des atteintes plus rudes encore pendant la guerre des Balkans, lorsque la reine était aux ambulances et qu’elle pansait jour et nuit de malheureux soldats blessés qui n’avaient pas même été présentés à la cour.

Le petit concert achevé, on nous invite à prendre le thé dans une salle à manger monumentale où l’on vient d’allumer pour la première fois les bougies. Le problème de l’éclairage dans un bâtiment aussi vaste est assez sérieux ; je ne crois pas qu’il soit encore définitivement résolu : mais j’incline à penser que la lumière électrique aura le dernier mot ici, et peut-être dans toute la Roumanie. La reine nous fait voir un procès-verbal de la fête écrit et illustré par elle-même sur une grande feuille de vélin, dans la forme et dans le goût des manuscrits du moyen âge. La principale façade du château y est vivement esquissée en camaïeu entre deux quatrains commémoratifs dont l’un est de M. Alexandri, le grand poète de la Roumanie, l’autre de la reine elle-même, qui a daigné nous les traduire tous les deux. Il commençait à se faire tard lorsque le roi et la reine, après un dernier cercle, nous permirent de prendre congé. Toute la bande se précipita en masse vers l’escalier d’honneur, où un bon domestique, qui nous prenait sans doute pour des ouvriers du château, nous arrêta poliment. Il nous mena lui-même par de jolis petits couloirs jusqu’à un escalier de service qui nous mit dans la cour, juste sous une gouttière. Or il pleuvait comme en Bretagne et nous avions laissé nos paletots et nos parapluies au bas du grand escalier. Il fallut donc retourner sur nos pas, puis retrousser nos pantalons, puis revenir sous les ondées, de flaque en flaque, à la gare où notre train nous attendait. Chemin faisant, la nature nous offrit, elle aussi, un curieux spectacle : le rideau de montagnes qui fermait l’horizon derrière nous changea subitement de couleur : il était noir, il devint blanc dans l’espace de quelques minutes ; c’était la première neige de la saison.

Nous ne rentrons pas seuls à Bucarest ; outre mon jeune confrère Frédéric Damé, le général Falcoïano, directeur général des chemins de fer, et le colonel Candiano Popesco, aide de camp du roi, s’en viennent dîner avec nous. Le colonel, dont la physionomie martiale et l’esprit pétillant me rappellent un peu le général Lambert, s’est couvert de gloire à Plewna. C’est un chaud patriote, un libéral fougueux et un poète de talent, m’a-t-on dit. De quoi parlerait-on avec deux militaires distingués, sinon de la guerre ? De la guerre d’hier et de celle qui peut-être s’allumera demain. Ces messieurs nous parlent des Turcs, leurs anciens ennemis, avec une profonde estime. Ils admirent de bonne foi ce pauvre soldat musulman qui a tant de courage et si peu de besoins. Ils parlent très modestement d’eux-mêmes, mais ils ont une légitime confiance dans la valeur physique et morale de leurs hommes, et ils envisagent stoïquement l’avenir qui n’est pas rose, vu d’ici. La diplomatie a beaucoup créé dans ces derniers temps, mais elle n’a rien organisé. Elle a constitué deux royaumes indépendants qui dépendent l’un et l’autre de leur puissant voisin, l’empire austro-hongrois ; nous voyons en revanche deux principautés vassales de la Porte se livrer plus ou moins spontanément à la Russie. On a cédé beaucoup à la Grèce, mais on ne l’a ni contentée ni désarmée ; on a donné aux Roumains la Dobrudja, mais on leur a pris la Bessarabie ; la Dobrudja vaut la Bessarabie ; peut-être même se vendrait-elle plus cher dans une étude de notaire, mais le patriotisme calcule-t-il ainsi ? Quand le traité de Francfort nous a violemment arraché l’Alsace et la Lorraine, nous eût-on consolés en nous octroyant la Belgique ? Aux yeux de l’optimisme le plus résolu, tous les pays détachés de la Turquie sont un terrain d’intrigue qui peut redevenir en peu de jours un champ de bataille ; la Russie et l’Autriche s’y disputent la prépondérance, y sèment l’or à pleines mains, y font travailler l’opinion par leurs agents les plus habiles. Dirons-nous qu’elles y préparent la lutte ouverte à bref délai ? Ce serait peut-être beaucoup, mais les peuples pas plus que les hommes n’échappent à leurs destinées et les deux grandes puissances orientales de l’Europe doivent se heurter tôt ou tard dans les plaines que nous parcourons si gaiement. Des flots de sang rougiront encore ce vieux Danube limoneux ; la lutte qu’on ne saurait éviter sera d’autant plus formidable que l’Allemagne a promis son concours à l’Autriche et que la Turquie n’est ni morte ni résignée à se laisser mourir. Que deviendront, au jour de la tempête, les petits États mis au monde par le traité de Berlin ? La Roumanie est décidée à vivre ; elle ne fera pas bon marché de son autonomie. Mais elle a des revenus terriblement limités ; son budget de cent vingt millions suffirait à peine à l’entretien de l’armée. Il faut pourtant alimenter tant bien que mal les autres services publics ; les ministres se contentent de douze cents francs par mois ; le préfet de police de Bucarest en a sept cents, tout juste assez pour payer la location d’une voiture ; les sous-préfets, deux cent cinquante, chiffre peu rassurant au point de vue de la moralité administrative. Le roi m’a conté tout à l’heure qu’il avait fait venir de France en consultation un forestier consommé et qu’il n’épargnerait aucun effort pour reboiser le pays. Mais, avant de planter un seul arbre, il faudrait protéger contre la main des hommes et la dent des troupeaux les arbres tout venus qui ne demandent qu’à vivre ; et malheureusement le garde forestier et le garde champêtre manquent partout.

Bah ! qui vivra verra ! Nous approchons de Bucarest, nous faisons un bout de toilette, et, vers dix heures du soir, quelques bons fiacres découverts attelés de chevaux endiablés nous emportent le long d’une rue interminable, bordée de maisons assez basses, très propres et généralement neuves, jusqu’au restaurant à la mode. On nous y sert un excellent souper où l’esturgeon remplit avec succès le rôle principal. Je croyais aimer le caviar frais, mais je ne le connaissais que de réputation. Quant au sterlet, qui n’est autre chose que l’esturgeon dans l’âge tendre, je vous souhaite, ami lecteur, de le goûter une fois au naturel comme on nous l’a servi, sans ail, sans paprika, sans aucun de ces condiments féroces dont la cuisine hongroise a coutume de l’empoisonner sous prétexte de le rendre meilleur. M. Campineano, ministre de l’agriculture, et l’un des hommes les plus distingués du royaume, présidait le repas, qui fut très gai, arrosé de vins excellents et couronné d’une demi-douzaine de toasts que je me ferais un plaisir de citer si nous avions eu derrière nous un sténographe. Le bon Damé me reconduisit à la gare après minuit ; je m’endormis avec délices ; je rêvais que le train, parti de Paris vingt-quatre heures après nous, se faisait attacher au nôtre, qu’on donnait le signal du départ et qu’en une heure et quelques minutes nous arrivions à la frontière de Roumanie. Et comme le songe et la réalité ne faisaient qu’un dans ce miraculeux voyage, il se trouvait que j’avais rêvé juste, car à six heures trois quarts nous mettions pied à terre à Giurgewo, et nous n’avions que le Danube à traverser pour entrer dans la Bulgarie par Roustschouk.

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