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De Pontoise à Stamboul

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II

L’expérience de notre hôtellerie roulante commence au coup de sifflet du départ, et elle intéresse vivement tous ceux d’entre nous qui ont une certaine pratique des chemins de fer. Ainsi, l’on doit nous servir à dîner dans un quart d’heure et nous trouvons le couvert mis avec une intrépidité qui nous étonne. J’ai l’habitude de déjeuner tous les mois dans le train de Paris à Boulogne-sur-Mer, et quoique la Compagnie du Nord ait des voitures admirablement suspendues qui lui coûtent jusqu’à dix-sept et dix-huit mille francs l’une, je sais combien il est malaisé d’y verser et d’y boire un verre de vin sans trinquer avec sa propre chemise. Eh bien ! les serviteurs de la Compagnie Nagelmackers n’ont pas craint de placer devant chacun de nous trois ou quatre verres à pied d’un équilibre fort instable. Il faut que ces braves garçons aient une confiance illimitée dans l’aplomb de leur restaurant, et il nous semble à première vue que les fiches, les cordes tendues, ce qu’on appelle le violon à bord des paquebots, ne seraient pas de trop en cette occurrence. L’événement nous donne tort : rien ne bouge sur ces petites tables si bien servies, tant la construction des voitures a réalisé de progrès depuis quelques années. La pesanteur du train qui représente environ mille kilogrammes de poids mort par voyageur, la fabrication ingénieuse et savante des roues, la multiplicité des ressorts et des tampons, l’écartement des essieux qui permet de poser chaque voiture sur deux trucs indépendants l’un de l’autre, tout concourt à nous faire rouler sans secousse, sans bruit, sans fatigue, à des vitesses qui, par moment, n’ont pas été de moins de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Et dans les courbes les plus rapides, où les voitures ordinaires de sept mètres de long sont parfois rudement cahotées, non seulement nous n’avons point ressenti le moindre choc, mais nous n’avons pas même éprouvé cette trépidation qui fait dire aux voyageurs des trains express : Ça marche bien.

Ce qui n’a pas très bien marché le premier soir, c’est le service. Soit que le cuisinier n’eût pas encore ses coudées franches dans l’armoire à surprises qui lui sert d’atelier, soit que les domestiques fussent un peu déconcertés par l’abondance et l’opulence d’un matériel tout battant neuf, soit peut-être tout bonnement parce que les invités se trouvaient trop bien à table et s’amusaient plus que de raison à lier connaissance le verre en main, il n’était pas loin de minuit lorsque nous prîmes le chemin de nos chambres. Encore quelques groupes trouvèrent-ils le moyen de faire une station en plein air sur les petites plates-formes qui séparent les grands wagons : on y est admirablement pour fumer un cigare dont le vent furieux du train emporte la moitié. J’avoue que je n’étais pas fâché d’éloigner l’heure fatale du sommeil et d’entrer le plus tard possible dans la prison sans air où les passagers des bateaux ronflent les uns sur les autres lorsqu’ils ne font rien de pis. Il me semblait que nos voitures neuves devaient sentir la peinture et je ruminais tristement le nom de ces dragées pharmaceutiques qui prétendent guérir le mal de mer. Je n’en eus pas besoin. La chambre, nette et luisante comme un sou neuf, n’a pas reçu une seule couche de peinture, par l’excellente raison qu’elle est boisée du haut en bas. Le matelas et l’oreiller sont juste à point, ni trop mous ni trop durs ; les draps, qu’on change tous les jours par un raffinement inconnu dans les maisons les plus riches, exhalent une fine odeur de lessive ; et mes deux compagnons, MM. Grimprel et Missak-Effendi, sont des dormeurs exemplaires. La lampe à gaz brillait discrètement à travers une épaisseur de soie verte. Lorsque j’ouvris les yeux, nous roulions vers Carlsruhe à travers les prairies badoises, et il faisait grand jour. J’ai su depuis que trois ou quatre ingénieurs de notre bande étaient descendus à Strasbourg avec M. Porgès, président de la Société Edison, pour voir l’intérieur de la nouvelle gare éclairée par la lampe électrique. On dit que c’est fort beau ; mais le soleil lui-même me paraîtrait bien terne à Strasbourg. Nous traversons les bois, les vignobles et les riches cultures du Wurtemberg sans autre incident mémorable que notre toilette du matin. Mais ce détail n’est pas une petite affaire. Le confort est un peu comme le galon ; dès qu’on en prend, on n’en saurait trop prendre. A force d’être bien, nous sommes déjà devenus exigeants, et les deux cabinets de toilette qui s’ouvrent à chaque bout de chaque wagon-lit ne nous suffisent plus, il nous en faudrait au moins quatre. Ils sont installés avec luxe, amplement pourvus de savon, d’eau chaude et d’eau fraîche, et maintenus dans un état d’irréprochable propreté par les valets de chambre. Mais, soit pour la toilette, soit pour les autres besoins de la vie, ils ne peuvent héberger qu’un voyageur à la fois. Nous sommes donc obligés, le matin, de nous attendre les uns les autres et quelquefois assez longtemps. C’est notre seul desideratum dans les délices de cette Capoue roulante, et je crains bien qu’il soit matériellement impossible de faire mieux que l’on n’a fait. Considérez d’ailleurs que les voyageurs ordinaires d’un train express rendraient mille grâces aux dieux s’ils avaient un de ces cabinets de toilette pour cent personnes. Or nous en avions deux pour vingt. En Bavière, non loin de l’inutile et ruineuse forteresse d’Ulm, nous rencontrons pour la première fois le beau Danube bleu que l’on appelle aussi et peut-être plus justement die schmutzige Donau, la sale Danube. Nous découvrons encore une autre chose qui n’est pas sans nous émouvoir. C’est que le wagon-restaurant, où l’on fait de si bonne cuisine et où l’on passe trois heures à table, a un léger défaut de construction : l’essieu chauffe ; une odeur de graisse brûlée avertit nos ingénieurs qui ont le nez fin. Il n’y a pas péril en la demeure ; d’ailleurs les passagers peuvent communiquer incessamment avec le mécanicien. Mais une réparation est nécessaire, et elle ne peut s’exécuter en chemin. Le chef de gare de Munich ne nous l’a pas envoyé dire : il a fait décrocher d’urgence notre beau restaurant neuf avec toutes ses dépendances, juste au moment où l’on nous apportait le café. Mais il faut croire que cette Compagnie des sleeping-cars a tout prévu, même les accidents inévitables dans l’essai d’un nouveau matériel. En moins de cinq minutes, le cuisinier, les maîtres d’hôtel et tous les hommes de service sont embarqués à bord d’un autre restaurant moins neuf et moins brillant que le premier, mais aussi bien pourvu de tout le nécessaire et même de tout le superflu. Jusqu’à Giurgewo où nous devons quitter le train pour pénétrer en Bulgarie, rien ne nous manquera, ni le beurre frais d’Isigny, ni les vins fins, ni les fruits, ni les cigares. Et quand nous reviendrons de Constantinople, nous retrouverons à Giurgewo le beau restaurant neuf qui s’est fait réparer à Munich.

Le court moment que nous avons passé dans la capitale de la Bavière nous a permis d’admirer sinon l’architecture, au moins les proportions d’une de ces gares monumentales dont l’Allemagne victorieuse s’est donné le luxe à nos frais. Non seulement nous les avons payées, mais elles pourront encore nous coûter cher, car elles sont manifestement construites contre nous. Ces halls immenses où tout encombrement de voyageurs est impossible sont des établissements militaires au premier chef. Il ne faut pas être grand clerc en stratégie pour supputer au pied levé le nombre de batteries et de bataillons qu’on y peut embarquer dans les vingt-quatre heures à destination de Paris. J’aime à croire que depuis douze ans notre état-major général a suivi les exemples de M. de Moltke, mais je n’en suis pas bien certain.

Nous avons passé la frontière d’Autriche et pris l’heure de Prague à Simbach après l’heure de Munich, l’heure de Stuttgard et l’heure allemande. Une des particularités de la monarchie autrichienne, c’est qu’il lui sonne deux heures à la fois, l’une à Prague, l’autre à Pest, l’heure bohême et l’heure madgyare. Seule, l’heure de Vienne n’existe pas, probablement parce que Vienne règle sa montre sur les illustres pendules de Berlin. L’horloge de notre wagon-restaurant a craint de s’affoler dans la confusion de tous ces méridiens politiques, et, par une mesure de neutralité intelligente, elle a oublié sa clef à Paris. Quant à nous, nous avons renoncé depuis Strasbourg à déranger nos montres, et ce sont deux voix féminines qui nous ont, à la gare de Vienne, sonné minuit.

Voix charmantes d’ailleurs et voix de femmes gracieuses entre toutes. Au moment où M. Georges Cochery, M. Blavier, M. Eschbacher et M. Porgès, quatre Français, quittaient le train pour aller voir l’Exposition d’électricité, nous embarquions un haut fonctionnaire des Chemins de l’État autrichien, M. Von Scala, avec sa femme et sa belle-sœur. Un élément nouveau et particulièrement délicat venait assaisonner tous nos plaisirs et tempérer agréablement la gaieté d’une nombreuse réunion d’hommes. Mme Von Scala est fort belle ; elle a le type anglais animé par la physionomie viennoise ; sa sœur, Mlle Léonie Pohl, est exactement le contraire d’une beauté classique, mais elle a tant d’esprit, tant de grâce et de bonne humeur qu’elle est sûre de plaire, et pour longtemps, au second coup d’œil. Les deux aimables sœurs ont, du reste, une taille charmante et une profusion de cheveux blond cendré dont la finesse et la couleur feraient merveille à Paris. L’empire d’Autriche-Hongrie est largement représenté dans notre caravane par M. Von Hollan, conseiller de section, M. Von Obermayer, conseiller de régence, charmant homme, le cœur sur la main, délégués l’un et l’autre par le ministre des travaux publics, et par M. Wiener, secrétaire général des Chemins de fer orientaux et frère du célèbre explorateur de l’Amazone. Le plus jeune de ces deux hommes distingués est resté Autrichien ; l’aîné est naturalisé Français et secrétaire de notre légation au Chili.

J’avais parcouru la Hongrie il y a une douzaine d’années avec mon ami Camillo, qui s’est fait moine laïque à Rome et qui nous écrit de si jolies lettres quand il a le temps. Nous avions traversé ensemble ces vastes plaines que l’on croirait cultivées par des génies invisibles, car, en juin 1869, le blé mûr abondait partout et l’on cherchait en vain les laboureurs ou leurs villages. Depuis la ville féodale de Buda et sa laborieuse voisine de Pest jusqu’à l’étrange colonie des Confins militaires, nous n’avions guère vu d’autres habitants que les chevaux nerveux, les bœufs aux longues cornes et les buffles demi-sauvages. Il me semble aujourd’hui que la culture a progressé. L’homme est moins rare, on voit plus de plantations, plus d’arbres fruitiers, plus de vignes surtout. La vigne enrichira peut-être bien des pays déshérités si le phylloxera consomme notre ruine. On nous offre, à toutes les gares, de gros raisins délicieux qui n’ont qu’un seul défaut, c’est d’être trop sucrés ; il faudrait le savoir et l’expérience de vignerons consommés pour transformer tout ce sucre en alcool. Nous suivons à travers les glaces sans tain de nos voitures la récolte du maïs. Elle est très pauvre ; la sécheresse de l’été a arrêté presque partout le développement des épis. Le bétail aura de la paille à satiété ; mais les hommes ? Voici un chariot qui emporte la moisson de cinq ou six hectares, et il n’est rempli qu’à moitié. Par bonheur, les citrouilles, qui se cultivent dans l’intervalle des sillons, ont un peu moins mal réussi. Et puis, voici des troupeaux d’oies, de ces belles oies blanches qu’on dirait emballées par un confiseur, tant leur plume est légère et frisée. Les éleveurs français les payent trente ou quarante francs la paire ; ici, le paysan les vendra jusqu’à vingt sous pièce, si elles sont bien en chair. La chasse offre aussi des ressources au Madgyare aventureux. Nous venons d’admirer deux hommes magnifiques, grands et forts, précédés de deux beaux chiens d’arrêt. Vêtus d’une chemise blanche et d’un caleçon de même couleur, ils marchaient fièrement, nu-pieds dans les chaumes. Ces vastes plaines sans trèfle, sans luzerne, sans remises trompeuses, semblent avoir été créées pour la multiplication des perdrix. On viendra les chercher ici lorsque le braconnage les aura détruites chez nous ; je crois même qu’on y vient déjà et que la Hongrie a sa part dans le repeuplement de nos chasses.

Où donc sommes-nous ? Je ne sais ; quelque part entre Pest et Temeswar. Le train s’arrête et nous sommes salués par la musique des Tziganes. A dire vrai, ces artistes brillants ne sont Tziganes que de nom. Si leurs types sont hongrois, leurs costumes ne feraient pas sensation sur la place de la Ferté-sous-Jouarre. Mais, Bohêmes ou non, ils ont le diable au corps, et ils jouent avec un brio merveilleux non seulement leurs mélodies nationales, mais la musique de Rouget de l’Isle en l’honneur des hôtes français. On les applaudit, on leur crie non pas bis, ce qui serait impoli comme un ordre donné à des inférieurs, mais un mot qui signifie : Comment est-ce ? Nous n’avons pas bien entendu ou bien compris ; nous serions bien heureux de goûter un peu mieux ce que vous nous avez fait entendre.

Mais la machine siffle : adieu musique ! Non ! l’orchestre a bondi dans notre fourgon de bagages ; il a bientôt passé dans la salle à manger ; on fait un branle-bas général des tables et des chaises, et voici nos jeunes gens qui dansent avec les aimables Viennoises une valse de tous les diables. Cette petite fête ne finira qu’à Szegedin. Ce n’est pas seulement la musique qui escalade ainsi l’Orient-Express entre deux stations ; c’est quelquefois aussi, et très souvent, la gastronomie. Les bons vivants des divers pays que nous traversons ne détestent pas, me dit-on, de prendre le train pour deux ou trois heures, histoire de se remémorer les finesses de la cuisine française et de déguster les excellents vins de M. Nagelmackers.

La population qui vient nous voir passer se bariole de plus en plus. Nous remarquons les jolis uniformes des militaires et des Honveds ou territoriaux. Nous saisissons au vol une étonnante variété de types et de costumes le plus souvent admirables. Les Hongrois qui sont maîtres non seulement chez eux, mais dans toute la monarchie autrichienne, ne font pas la majorité même en Hongrie. Ils partagent leur propre territoire avec des millions de Serbes, qui sont Slaves, et des millions de Roumains, qui descendent des soldats de Trajan. Quant à eux, ils sont Turcs, Turcs chrétiens, mais Turcs authentiques. Leurs qualités et leurs défauts, comme leur langue, attestent cette origine dont ils n’ont pas à rougir, car les Turcs, eux aussi, sont une race noble et une fière nation.

La ville de Szegedin, dont les malheurs ont ému le monde entier, est rebâtie à neuf et plus belle, plus régulière, plus confortable surtout qu’elle ne l’a jamais été. Le home est le moindre souci des rudes paysans de ces contrées. Hommes, femmes, enfants, passent leur vie au grand air, ou, quand le froid sévit trop fort, s’entassent dans de véritables tanières. Ce qui distingue surtout la civilisation orientale de la nôtre, c’est l’absence presque totale des capitaux immobilisés. Dans la banlieue de Londres ou de Paris, la propriété bâtie représente une valeur de plusieurs milliards. Ici, vous pourriez parcourir cent kilomètres sans rencontrer pour cent mille francs de maisons. La construction des chemins de fer a été une heureuse dérogation à la règle générale ; encore est-on tenté de croire que ce phénomène s’est produit un demi-siècle trop tôt, car le trafic est extrêmement rare, et nous roulons souvent quatre ou cinq heures de suite sans nous croiser avec un train.

Le paysage, qui était plat et monotone depuis le matin, tourne au pittoresque à mesure que nous approchons des Carpathes. Ainsi que le Danube, notre route a ses Portes-de-Fer. On ne les franchit pas toujours sans danger ; les torrents ne se font pas faute de miner le ballast ; la marne verte des montagnes s’éboule ou glisse en grandes masses sur la voie. Un train a déraillé ici la semaine dernière et l’on nous dit qu’il y a eu mort d’homme. Nous voyons une équipe de terrassiers qui travaillent à prévenir tout nouvel accident. Notre journée de samedi s’achève au milieu de décors magnifiques et incessamment renouvelés. Malheureusement la nuit tombe vite en octobre ; elle nous a surpris au milieu des merveilles d’Herculesbad, les bains d’Hercule, une station renouvelée des Romains et décorée avec infiniment de goût par les modernes. La gare, qui est un beau morceau d’architecture, développe sa façade entre deux grands portiques entièrement drapés de vigne vierge. Cette décoration est d’un goût qui ferait pâmer le chef de station de l’Isle-Adam et ses collègues de la ligne de Pontoise à Creil, tous habiles artistes et fins jardiniers, comme on sait.

C’est à Orsowa que Kossuth, vaincu par la Russie et par l’Autriche, enterra le trésor national, c’est-à-dire la couronne de saint Étienne. Ce souvenir patriotique est consacré, nous dit-on, par une chapelle que nous ne voyons pas, car il fait décidément nuit noire et c’est en aveugles que nous passons la frontière de Roumanie.

Il était convenu au départ que nous nous arrêterions vingt-quatre heures à Bucarest pour attendre le train ordinaire, parti de Paris vendredi soir et correspondant comme le nôtre avec le bateau de Varna. Mais, considérant que la ville de Bucarest est trop neuve, trop civilisée, trop semblable à Paris ou à Bruxelles pour retenir, un jour durant, des voyageurs aussi pressés que nous, la Compagnie hospitalière organisa pour le dimanche une petite partie de campagne à quatre heures de la capitale. Quatre heures en express, c’est approximativement la distance de Paris à Dieppe. Voyez-vous d’ici le bourgeois qui, pour se désennuyer le dimanche, prend une tasse de thé à la gare Saint-Lazare, se baigne sur la plage devant le Casino de M. Bias, déjeune à l’hôtel Royal, écoute le concert sur la Terrasse, et revient à Paris sur les dix heures pour souper au café Anglais ? Voilà le plan de notre journée du 7 octobre, tel qu’il avait été dressé par l’esprit inventif de M. Nagelmackers. Vous verrez qu’il a réussi au delà de toute espérance.

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