De Pontoise à Stamboul
VII
Jeudi 11 octobre. — Hier à six heures, en rentrant à l’hôtel, nous avons croisé dans une rue de Péra un coupé attelé de deux chevaux de race et qui se ferait remarquer au bois de Boulogne dans l’allée des Acacias. Notre guide, assis sur le siège, s’est retourné et nous a jeté ces trois mots : « Le prince Izeddin ». J’ai regardé dans la voiture avec une curiosité intense, et j’ai eu tout juste le temps d’apercevoir un jeune homme au teint mat, aux grands yeux, à la moustache fine et luisante, qui semblait profondément ennuyé. C’est le fils aîné de ce pauvre Abd-ul-Azis, le prince qui causa peut-être, et bien innocemment, la mort de son père. Le sultan qui périt dans son harem, suicidé par des mains inconnues, avait accordé ou vendu au khédive Ismaïl un firman contraire en tous points à la tradition musulmane. Il avait décidé qu’en Égypte le fils aîné du vice-roi hériterait du pouvoir de son père, à l’exclusion des collatéraux, dont le premier en ligne était le prince Halim, fils de Méhémet-Ali. On supposa qu’il préparait une révolution du même genre en faveur d’Izeddin et il accrédita lui-même ce soupçon par les faveurs inusitées dont il comblait imprudemment son aîné. De là le drame sanglant dans lequel les journaux d’Europe, toujours enclins à mettre les chose au pis, enveloppèrent un instant, sans preuve aucune, la mère et le fils aîné d’Abd-ul-Azis. Il y a du bon et du mauvais dans l’ordre de succession au trône tel qu’il est établi chez les Turcs. D’un côté, l’intérêt des peuples veut que dans aucun cas le pouvoir ne puisse tomber aux mains d’un enfant ; mais le cœur humain est ainsi fait, qu’un père préférera toujours son fils à ses frères ou à ses oncles, et qu’un despote, accoutumé à voir plier toutes les volontés devant la sienne, résistera difficilement à la tentation d’aplanir les obstacles qui séparent son fils du trône. Notez, en outre, que des exemples mémorables, tant anciens que nouveaux, conseillent au maître de l’empire certaines précautions contre son héritier collatéral, fût-il son propre frère. Au moyen âge, il prévenait les conspirations de palais, en faisant le vide autour de lui. Les mœurs modernes sont infiniment plus douces. Toutefois le sultan garde à sa cour et ne perd pas de vue son héritier présomptif. Il existe encore plusieurs fils d’Abd-ul-Medjid qui succéderont, inchallah ! (s’il plaît à Dieu) à l’empereur Abd-ul-Hamid, leur auguste frère, avant qu’il soit question de couronner Yousouf Izeddin. Ce jeune prince a donc bien des années devant lui pour s’ennuyer ou pour s’instruire.
Nous avons fait partie d’aller voir aujourd’hui les derviches hurleurs qui fonctionnent dans une sorte de couvent à Scutari. Comme leurs portes ne s’ouvrent pas avant deux heures de relevée, je puis vaguer à mon aise dès le matin à travers les rues de la ville turque. J’y vais seul, sans ami, sans guide, comme au bon temps de la jeunesse où je n’avais pas même un plan dans la poche, et pourtant je ne m’égarais jamais, pas plus à Londres qu’à Stamboul. Il me semble que bien des choses ont changé par ici ; les rues sont plus larges, plus droites ; on dirait que le baron Haussmann y a passé. Si ce n’est lui, c’est l’incendie qui a rasé les vieux quartiers construits en bois et entraîné les habitants à rebâtir leurs maisons en pierre. On en voit de fort propres et même d’assez belles, qui révèlent à la fois un supplément d’aisance et un surcroît de sécurité. Vous connaissez ce mot d’un raïa grec à qui l’on demandait : « Pourquoi ne plantes-tu pas d’arbres autour de ta maison ? » Il répondit : « Si j’étais assez fou pour en planter un seul, le premier Turc qui passerait devant chez moi s’installerait à l’ombre avec ses serviteurs ; il me commanderait de faire le café et de rôtir un agneau. » Ce n’était pas seulement le Grec, l’Arménien ou l’Israélite qui cachait sa richesse comme un crime ; jadis le Turc lui-même faisait le pauvre pour éviter les impôts, les exactions et les confiscations. Les vieux abus ont fait leur temps ; peut-être l’arbitraire a-t-il encore ses coudées franches dans quelques recoins des provinces d’Anatolie ; mais dans la capitale il est certain que la loi, les mœurs, l’opinion publique garantissent les droits de chacun.
Par une contradiction singulière, mais non pas inexplicable, le luxe des vêtements, des équipages, du domestique, paraît avoir sensiblement décru. Il y a trente ans, l’élégance des femmes savait fort bien se faire valoir sous le féredjé comme leur beauté triomphait sous la finesse transparente du yachmak. Les grands nigauds d’Europe qui rêvaient des aventures impossibles rencontraient au bazar ou dans les rues, en moins d’une demi-journée, cent hanouns assez bien vêtues et assez brillamment entourées pour mettre une imagination parisienne en feu. Le changement qui me frappe est-il dans les objets ou dans mes yeux ? Est-ce parce que j’ai vieilli que les bourgeoises de Stamboul me paraissent moins jeunes et moins bien faites, mal fagotées et chaussées en dépit du sens commun dans leurs bottines d’Europe éculées ? Un observateur moins superficiel que je ne suis forcé de l’être me dit qu’en effet, grâce au crédit illimité que l’Occident ouvrait à la Turquie, Stamboul a traversé une phase de prospérité dont tous ses nouveaux bâtiments gardent la trace ; mais un krach financier, politique et militaire à la fois, a défait beaucoup de fortunes, mis à mal plus d’une famille, fait vendre quantité de diamants, réduit le train général de la population et singulièrement attristé ce bal masqué quotidien qui réjouissait nos yeux dans la rue. Je rapporte à l’hôtel une impression de mélancolie que le soleil lui-même n’a pas su dissiper, et j’augure assez mal du spectacle qu’on nous a promis pour remplir notre après-dînée ; il me semble que les hurleurs doivent être proches parents des jongleurs africains que Paris a sifflés sous le nom d’Aïssaouas.
Eh bien ! non, nous n’avons pas perdu notre temps et la journée a été bonne. D’abord la traversée du Bosphore en caïque lorsqu’il fait beau est toujours une partie de plaisir. Le caïque est aussi léger que la gondole vénitienne est pesante, aussi clair qu’elle est sombre, aussi gai qu’elle est triste. L’instabilité même de ce véhicule étonnant, qu’un souffle ferait chavirer, ajoute au charme du voyage. Et puis les caïdgis sont des gaillards si pittoresques ! et puis on fait tant de rencontres en moins d’une demi-heure, paquebots, bateaux-mouches, gros voiliers chargés à couler, goélettes, caravelles, tartanes, tous les modèles des bateaux qui vont sur l’eau, sans excepter la fameuse galère qui a joué son rôle dans les Fourberies de Scapin ! Nous touchons tous ensemble à l’échelle de Scutari et nous débarquons pêle-mêle sur les planches pourries, au milieu d’un concert d’imprécations polyglottes. Nous prenons des chevaux de selle ou des fiacres, chacun selon son goût, et nous escaladons au trot, au galop, à travers une foule compacte, la grande rue boueuse et mal pavée de Scutari. L’encombrement n’y est pas moins touffu que dans un faubourg de Paris le matin d’une fête nationale. Hommes, femmes, enfants, soldats en permission, bergers venus de loin, marchands ambulants, oisifs qui chôment par avance la solennité du lendemain, se pressent et se coudoient bruyamment, mais sans brutalité, comme gens de la même famille. On vend encore des moutons ; on vend aussi des couteaux pour les immoler et des grils pour les faire cuire. Je remarque un jeune bourgeois de vingt à vingt-deux ans qui s’est emmailloté la figure dans un mouchoir à carreaux et qui pousse gravement devant lui un grand commissionnaire et un énorme mouton, l’un portant l’autre. Si tu as mal aux dents, mon garçon, comme il est permis de le croire, ton mouton fraîchement tué ne sera pas tendre demain !
Scutari fourmille d’enfants et vous n’avez jamais rien vu de plus beau que les petits Turcs, garçons et filles. Tous ces marmots, riches ou pauvres, mais les pauvres surtout, sont accoutrés de la façon la plus pittoresque et comme enluminés de couleurs vives et fraîches. En voilà cinq ou six que le hasard a groupés sur la crête d’un vieux mur. Je défie le printemps lui-même de faire fleurir un tel bouquet. A cent pas de la petite mosquée des Derviches, la pente que nous gravissons devient si raide qu’il nous faut mettre pied à terre. Nous arrivons à une petite cour ; un sacristain du plus beau noir nous débarrasse de nos cannes et de nos parapluies, nous pousse dans un bâtiment qui a l’air d’une église de village et nous fait asseoir sur des bancs, les uns au rez-de-chaussée, les autres dans une espèce de soupente. Quelques chuchotements discrets et quelques rires étouffés attirent notre attention sur une tribune grillée. Il y a des curieuses ailleurs que dans la pièce de Meilhac. La mise en scène de l’ouvrage qu’on va représenter devant nous est plus bizarre que terrible. Nous voyons tout un jeu de tambours de basque pendus au mur, en face d’instruments dont la forme et l’emploi nous sont moins connus. Vous diriez de petits mortiers de pharmaciens tendus en peau d’âne. Il y a bien aussi quelques armes, mais des armes trop formidables pour être inquiétantes ; par exemple des masses de fer empruntées à quelque panoplie du moyen âge. Une sorte de niche qui paraît tenir lieu d’autel est encombrée d’objets divers et mystérieux dont les uns semblent destinés à l’exercice du culte, les autres m’ont tout l’air d’être de simples ex-voto. Le pavé du temple est couvert d’une natte, mais on y voit aussi quelques tapis de prière assez beaux et quantité de peaux de mouton que le bedeau range et dérange inutilement avec un soin minutieux, comme pour amuser le tapis. Après une attente assez longue, un chant grave et passablement mélodieux s’élève dans la cour et nous prépare à la cérémonie. Presque aussitôt nous voyons entrer quatre derviches vêtus de noir avec un peu de blanc, très sérieux et visiblement convaincus de leur importance. Un homme d’une quarantaine d’années, fort digne, est comme le curé de cette petite paroisse. Nous remarquons parmi ses vicaires un jeune ascète au profil d’aigle qu’on croirait détaché d’une toile de Murillo. Ces bons messieurs, qui nous ont fait payer à la porte de leur établissement et qui viennent d’encaisser environ cent francs de recette, débutent par une prière à notre intention : ils demandent pardon à Dieu d’avoir laissé entrer ces chiens de chrétiens dans son temple. Mais vous voyez que dans l’Église musulmane la fin justifie les moyens. Les hurlements que nous sommes venus écouter se font espérer très longtemps. Le clergé paroissial prélude par une cérémonie assez imposante, accompagnée d’un beau plain-chant, aux exercices violents qu’il ne fait pas lui-même, car les derviches hurleurs sont des hommes qui ne hurlent pas, mais qui donnent à hurler. Les vrais acteurs du mélodrame se recrutent parmi les fanatiques de la rue, tandis que les prêtres récitent des oraisons, font des génuflexions, baisent la terre, brûlent de l’encens, échangent des accolades et reproduisent maint détail du rituel catholique. L’enceinte se remplit peu à peu de curieux et de dévots qui entrent l’un après l’autre, saluent respectueusement le sanctuaire et vont s’accroupir sur les nattes ou dans la galerie, acteurs ou spectateurs, à leur choix. Ce personnel composite comprend surtout, à ce qu’il semble, des artisans, des domestiques, des matelots, des soldats, sans préjudice des bons bourgeois qui s’y mêlent de temps à autre, entraînés par l’exemple, gagnés par la contagion, comme autrefois chez nous les convulsionnaires de Saint-Médard. L’espèce humaine est moins variée que l’on ne croit, et, comme le soleil, la folie luit pour tout le monde. Au milieu du service religieux qui suit son cours et des prières chantées qui vont leur train, il s’est formé petit à petit dans le fond de la salle un groupe d’hommes coiffés du fez ou du turban, vêtus comme les gens de la rue et même un peu déguenillés par-ci par-là. Ils se tiennent debout, serrés les uns contre les autres, et ils invoquent Dieu en chœur. Leur prière n’est ni longue ni compliquée : les prêtres psalmodient des versets et des répons ; quatre vieillards assis sur des peaux de mouton chantent des choses curieuses dont Félicien David a su tirer un bon parti. Quant à nos fanatiques, ils ne disent qu’un mot : « Allah ! » et chaque fois qu’ils le prononcent ils inclinent la tête en signe de respect. Mais, au bout d’un quart d’heure, la fatigue et l’excitation font si bien qu’au lieu de prier on crie, et qu’au lieu d’incliner la tête on la jette en avant par un mouvement saccadé. Un quart d’heure encore et les cris se changeront en hurlements, les secousses en contorsions. Bientôt une sorte d’ivresse s’empare de ces malheureux. Haletants, ruisselants de sueur, demi-nus, car ils ont rejeté tout ce qui pesait à leur corps, ils se tordent le cou en faisant pivoter leur tête avec une telle impétuosité qu’on ne serait pas surpris de la voir s’arracher et tomber à terre. La voix leur manque, l’air siffle dans leurs bronches, on n’entend presque plus qu’un concert de râles étouffés.
Mais gardez-vous bien de les plaindre : on lit sur leur visage convulsé une grossière béatitude, et même, j’en ai peur, un avant-goût solitaire et malsain du paradis de Mahomet. Grand bien leur fasse ! Nous n’envions pas leur plaisir. Mais la vue de ces exercices éveille une certaine émulation dans l’assistance musulmane. Plus d’un spectateur, homme grave, coiffé du fez, vêtu de la redingote longue, porteur d’une de ces belles barbes teintes en bleu qui faisaient croire à Gérard de Nerval qu’un musulman est toujours jeune, suit le mouvement peu à peu, commence par dodeliner de la tête, fredonne ensuite à l’unisson et finit par entrer en danse. Un monsieur qu’on prendrait volontiers pour un colonel en retraite, tant sa tenue est correcte et sa figure respectable, s’était assis à trois pas de nous, à l’intérieur de la nef, sur la natte. Il a fait comme beaucoup d’autres, et le voici qui exécute sa partie dans l’ensemble sans hurler, mais en accompagnant les hurleurs sur le tambour de basque. Les instruments ont été décrochés au nombre de vingt ou trente par un petit bossu sans bosse, gamin difforme et grimaçant qui remplit les fonctions d’enfant de chœur. Je crois bien que ce gnome commence à débaucher quelques autres moutards du quartier, car deux apprentis de son âge se tortillent et s’égosillent avec lui. Quand je vivrais cent ans, je n’oublierais pas les grimaces de ce singe de Mahomet, ni surtout les contorsions héroïques d’un beau grand nègre dont la dévotion expansive et aromatique triomphe des parfums d’Arabie et atteste la vanité de l’encens.
Lorsque la passion religieuse est assez exaltée pour que l’homme ne diffère plus sensiblement de la bête, les thaumaturges ont beau jeu. Aussi voyons-nous le curé de cette étrange paroisse donner publiquement audience à des malades qui lui demandent tous un miracle, ni plus ni moins. Le premier est un artisan d’une cinquantaine d’années ; il marche avec difficulté et tient ses côtes comme un homme qui souffrirait du lumbago. On le fait coucher à plat ventre et le prêtre lui marche sur le corps sans aucune difficulté. Vient ensuite le jeune homme de bonne famille que j’ai remarqué dans la rue avec son grand madras en mentonnière et son mouton à dos de portefaix. Il est arrivé un quart d’heure après nous et il a assisté pieusement à la deuxième moitié de l’office en balançant la tête et en murmurant des prières. Ainsi préparé, il s’avance vers le chef des derviches qui lui fourre les doigts dans les oreilles en marmottant un exorcisme ou une bénédiction. Le troisième malade est un pauvre bébé de trois ans tout au plus qui braille du haut de sa tête ; il n’est pas moins couché sur le tapis et piétiné par le derviche, très prudemment, je dois le dire, et avec les plus grandes précautions. Nous n’en avons pas vu davantage : la laideur du spectacle, l’atrocité du bruit et l’odeur de nègre échauffé nous décidèrent à partir au bout d’une heure et demie environ sans demander notre reste. En résumé, cet exercice religieux, s’il n’est pas des plus ragoûtants, ne doit point être confondu avec la jonglerie funambulesque des Aïssaouas. C’est un ensemble de pratiques grossières, malsaines, abrutissantes, que les musulmans éclairés tiennent en médiocre estime et qu’Ibrahim-Pacha avait raison d’interdire aux soldats égyptiens sous les peines les plus sévères. Cependant, faut-il l’avouer ? cette débauche du fanatisme musulman ne nous a pas laissés indifférents et nous éprouvions autre chose que du mépris devant cette somme effrayante d’énergie mal employée.
Un des nombreux vapeurs qui parcourent le Bosphore en tous sens nous transporta au pont de Galata. Je fis encore un tour dans Stamboul, j’assistai à un coucher de soleil où le profil de la ville turque, esquissé en gris sur le ciel, réveilla ma vieille admiration pour Ziem, et je rentrai à Péra par la ficelle. C’est un petit chemin de fer souterrain où deux trains se croisent régulièrement toutes les cinq minutes, la descente de l’un faisant monter l’autre. On ne voyage pas autrement entre la Croix-Rousse et Lyon. La soirée et la nuit furent belles ; on put grimper à la tour de Galata et voir d’un seul coup d’œil la Corne-d’Or et le Bosphore illuminés en l’honneur de la fête du lendemain.