De Pontoise à Stamboul
VI
Il paraît que les chiens ont fait rage toute la nuit sous nos fenêtres et dans les rues voisines ; mais c’est tant pis pour eux, je ne me suis pas réveillé. Ces chiffonniers à quatre pattes sont assez tranquilles le soir ; ils se querellent de préférence au petit jour, quand on jette dehors les os et les débris de cuisine. Lorsque j’ouvris les yeux à huit heures, l’ordre régnait dans ce monde grouillant et une grosse chienne jaune, les deux pieds de devant sur le trottoir de l’hôtel, les deux pieds de derrière dans le ruisseau, allaitait bien tranquillement ses quatre petits. Je trouvai en ouvrant les yeux les dernières nouvelles de Paris, que le représentant de l’agence Havas, M. de Ridder, prit l’aimable habitude de m’adresser tous les matins à domicile. Presque au même moment, on introduisait dans ma chambre Hamdy-Bey, fils du ministre de l’intérieur et directeur des musées impériaux. Ce jeune homme très distingué, qui a étudié la peinture à Paris, dans l’atelier de mon ami Gustave Boulanger, m’invite à visiter les collections qu’il a formées et l’École de dessin dont il est à la fois le fondateur et le directeur. Le tout est situé à deux cents pas de Sainte-Sophie où nous devons aller après midi ; je ferai donc d’une pierre deux coups. Vient ensuite le correspondant du Temps, M. Domenger, écrivain de talent et bon Français. Je m’empare avidement de lui et j’abuse de sa courtoisie pour l’assassiner de questions. La première de toutes, vous la devinez bien : « Que sommes-nous ici ? Qu’y faisons-nous ? Comment y sommes-nous vus et traités ? Que devient l’influence française en Turquie ? » Eh bien ! il paraît que nos affaires, sans être très brillantes, pourraient aller plus mal. Le sultan, qui reçoit beaucoup et qui aime à traiter le corps diplomatique, apprécie particulièrement notre ambassadeur M. de Noailles, et ne se cache pas d’aimer la France qui d’ailleurs est la seule amie désintéressée de l’empire ottoman. Le collège de Galata-Séraï, fondé par M. Victor Duruy dans l’intérêt de l’influence française, compte sept cents élèves dont six cents internes qui tous mènent de front l’étude du turc et du français. Le directeur, Ismaïl-Bey, est comme de juste un musulman, et le sous-directeur, M. d’Hollys, un Français. Ismaïl-Bey, homme éclairé et juste, est peut-être le seul chef de service dont les subordonnés soient payés régulièrement en or le premier jour de chaque mois ; il a même obtenu qu’on soldât leur arriéré jusqu’au dernier centime, et ces bons procédés envers nous mériteraient peut-être du gouvernement de la République un témoignage de reconnaissance. Son second, M. d’Hollys, est un vrai sage, aussi modeste que capable, sans aucune ambition personnelle et exclusivement dévoué aux intérêts de l’enseignement. Fidèle à son pays, sincère admirateur de M. Duruy, qui s’est fait une place dans l’histoire universitaire de France entre M. Guizot et M. Jules Ferry, il estime les Turcs comme tous ceux qui les ont vus de près et comprend les susceptibilités légitimes d’un peuple dont les malheurs n’ont pas abattu la fierté, tout au contraire. Plus l’empire ottoman est à l’étroit dans ses nouvelles frontières d’Europe, plus il tient à honneur de prouver qu’il est maître chez lui. Les juridictions étrangères, les postes étrangères qui se sont impatronisées à Péra, toute ingérence étrangère, en un mot, leur apparaît comme une offense, comme un souvenir injurieux du vieux temps où les puissances occidentales avaient à protéger leurs nationaux contre les avanies du musulman. Les revendications patriotiques d’Abd-ul-Hamid sont admirablement secondées, me dit-on, par le grand-vizir Saïd-Pacha, homme de haut mérite, infatigable travailleur et, chose rare en ce pays, ministre pauvre. En voilà certes plus qu’il ne faut pour recommander la Turquie contemporaine à notre estime et à nos sympathies ; mais ne nous leurrons pas, mes amis. Depuis la guerre de 1870, les Allemands sont dans la place. Non seulement leurs instructeurs et leurs officiers ont su se rendre indispensables dans l’armée, mais on trouve un sous-secrétaire d’État allemand plus ou moins officiellement installé dans tous les ministères. On peut compter que ces bons messieurs de Berlin défendraient l’empire ottoman contre une nouvelle agression de la Russie ; rien ne prouve qu’ils le protégeraient aussi bien contre leurs alliés d’Autriche. Nous avons vu passer hier, au pied du vieux sérail, un train du chemin de Roumélie. Cette ligne n’est qu’un tronçon interrompu volontairement par les Turcs. Ils ont lu dans Musset qu’une porte doit être ouverte ou fermée, et ils aiment mieux fermer leur porte. Mais qui sait si les Russes ne les mettront pas en demeure de l’ouvrir ? ou si l’Autriche, à défaut de la Russie, ne dira pas que ses marchandises ont hâte d’arriver à Salonique ? Assez de politique pour aujourd’hui : on nous mène à Sainte-Sophie.
Les musulmans se sont approprié ce chef-d’œuvre de l’architecture byzantine en construisant des minarets, en badigeonnant quelques fresques, en cachant sous une feuille de cuivre doré quelques têtes de chérubins et en accrochant dans les angles des inscriptions turques sur des panneaux de tôle ou de bois qui ressemblent à des enseignes colossales. Les prêtres ou peut-être les sacristains exploitent la beauté et la gloire du monument, d’abord en faisant payer aux chrétiens un droit d’entrée de quatre ou cinq francs par tête, ensuite en contraignant les visiteurs d’acheter les cubes de mosaïque que ces vandales arrachent à poignée le long des murs. Malgré ces horreurs, l’édifice est splendide, moins fini, moins complet et plus fruste que Saint-Marc, mais bien plus grand et plus hardi avec sa coupole de proportions cyclopéennes qui repose exclusivement sur quatre piliers. L’art gréco-romain était vieux sous Justinien au VIe siècle de notre ère, mais il était encore bien robuste et je ne sais si notre science, notre argent et nos prétentions pourraient rivaliser avec lui. Ni les photographies du commerce, ni les études d’ensemble et de détail que les pensionnaires de Rome ont exposées au Salon ne vous donneront une idée de la majesté de Sainte-Sophie. Pour juger la grandeur de l’édifice, il faut le mesurer à soi-même et voir le peu de place qu’on y tient. Il faut jauger, pour ainsi dire, la masse des matériaux précieux qui y sont accumulés, granit, porphyre, serpentin, brèche antique et ce beau marbre cipollin dont on a fait non seulement des colonnes, mais le pavage entier des galeries. Si les conquérants en délire ont pillé l’or, l’argent, les pierreries, en un mot toutes les richesses accumulées par la dévotion des empereurs d’Orient, ils ont laissé debout les colonnes que l’architecte Anthémius avait empruntées à tous les temples de la Grèce, de l’Asie et de l’Égypte. Tout ce que les sultans ont ajouté au monument primitif pour transformer la basilique en mosquée est peu de chose, à part les quatre minarets qui entourent la grande coupole ; et il nous semble que le Dieu des chrétiens, s’il reprenait possession de ce temple, comme le veut une antique légende chère aux Grecs, après cinq ou six jours de balayage, se retrouverait chez lui. Mais les brutalités de la conquête, la fureur des éléments et le temps, ce grand destructeur silencieux, ont cruellement altéré tout ce qui reste encore debout. Il a fallu étayer des arcades, consolider des murs, fretter de fer ou de bronze presque tous les chapiteaux, et tout cela s’est fait grossièrement, d’une main lourde. Le jour approche où Sainte-Sophie ne pourra plus être sauvée que par une restauration complète. Les Turcs entreprendront-ils ce travail ? Non, jamais. C’est le peuple le moins réparateur qui soit au monde ; d’ailleurs, où prendraient-ils les cent millions que cela doit coûter au bas mot ? Les Russes seuls… Mais ici notre archéologie devient un peu révolutionnaire. Démolir un empire pour réparer une basilique, ce n’est pas une solution.
Les trois quarts de nos compagnons, sans respect du programme tracé par M. Weil, veulent absolument aller voir, tout au fond de la Corne-d’Or, des hommes barbus qui lèvent les mains au ciel et tournent pendant un quart d’heure sur un air de valse à deux temps afin d’enseigner aux profanes que Dieu est partout à la fois. J’ai vu cet exercice au Caire, et comme il est peu vraisemblable qu’on l’ait perfectionné depuis 1868, j’aime mieux visiter Hamdy-Bey dans son petit musée. Il n’est pas encore très riche, d’abord parce qu’il est nouveau, ensuite parce que les Turcs se sont laissé reprendre tous les chefs-d’œuvre qu’ils avaient pris. La Vénus de Milo est à Paris ; les marbres du Parthénon sont à Londres et le fronton du temple d’Égine à Munich. Tout récemment encore les Allemands du Nord ont fait main basse sur l’admirable frise de Pergame qui a plus de cent mètres de long et que le pauvre Tourgueneff me décrivait dans une lettre enthousiaste la première fois qu’il la vit à Berlin. Le savant épicier Schliemann a trafiqué du trésor de Priam et des reliques d’Agamemnon sans rien offrir à la Turquie, si ce n’est un collier moderne, mais dont l’or est antique, à ce qu’il dit, et je le crois sans difficulté, car la nature ne fabrique plus d’or depuis quelques milliers de siècles. Les Prussiens ont donné à Hamdy-Bey quelques mètres, en plâtre s’entend, de cette belle frise qui rappelle un peu la manière si vivante et si française de Pierre Puget ; le Louvre a mis à sa disposition tous les moulages dont il pourrait avoir envie ; les Bavarois et les Anglais ne lui ont rien offert du tout. Aussi ne possède-t-il guère jusqu’à présent que des marbres de peu de prix, sarcophages, tombeaux, statues, bustes déterrés dans les îles et particulièrement à Chypre ; des figurines de terre cuite dans le style de Tanagra, quelques jolis fragments de bronze, quelques vases antiques et un certain nombre d’inscriptions ; le tout catalogué avec soin par un membre de l’École d’Athènes, M. Salomon Reinach. Peut-être le tombeau d’Antiochus qu’Hamdy-Bey a découvert lui-même dans les neiges, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, livrera-t-il un certain nombre de sculptures précieuses. J’en ai eu comme un avant-goût en voyant des estampages assez beaux. Ce jeune musulman érudit voudrait aussi, dans son patriotisme, réunir et classer les meilleurs ouvrages de la vieille industrie nationale. Il possède déjà neuf ou dix lampes de mosquées, tant en verre qu’en majolique, des meubles incrustés, des casques du temps des croisades ; et, s’il disposait d’un budget suffisant, il ferait encore, dit-il, des trouvailles intéressantes dans quelques villes d’Asie où les amateurs en boutique n’ont pas encore mis les pieds.
Nous terminons la promenade par une visite à l’École de dessin, vaste, propre et bien exposée, où une vingtaine de jeunes Turcs, dont quelques-uns sont déjà passablement avancés, travaillent avec intelligence, les uns d’après la bosse, les autres d’après les modèles édités par la maison Goupil.
Ah ! si j’avais quelques jours de plus devant moi, quel plaisir je prendrais à parcourir la ville en compagnie d’un homme de goût, d’un connaisseur éclairé comme Hamdy-Bey ! Constantinople est un vrai fouillis de merveilles que ni les guides européens ni les Turcs eux-mêmes ne connaîtront ou n’apprécieront jamais. La divine fontaine d’Ahmed III, ce bijou qui pourrait être en or sans valoir un centime de plus, ce monument sculpté en dentelle de marbre, n’est pas une œuvre unique en son genre. La cité impériale fourmille de tombeaux historiques, de colonnes gréco-romaines, de citernes monumentales ; tout cela est abandonné, perdu, noyé dans des propriétés privées. L’ancien Hippodrome illustré par les rivalités sanglantes des Verts et des Bleus, avec les trois bornes monumentales qui limitaient trois pistes d’inégale grandeur, l’obélisque de Théodose, la Serpentine et la colonne d’airain dont une cupidité imbécile a détruit le revêtement, sera fouillé assurément un jour ou l’autre, et, à deux ou trois mètres au-dessous du sol actuel, l’archéologue y découvrira des trésors. Sans creuser si profondément, en flânant devant nous le nez en l’air, nous allons de surprise en surprise. C’est quelquefois un reste de palais, quelquefois un débris de forteresse intérieure, une façade étrange et menaçante comme la maison des Strozzi à Florence, ou une fantaisie lapidaire d’un style aimable et léger, un coin de pavillon, une grille de fer ouvré, un petit bout de jardin qui nous rappelle les contes orientaux du bon temps, le mariage de la princesse avec un barbier jeune et beau, les amours mélodieuses et embaumées du rossignol et de la rose. Mais l’heure nous talonne et l’implacable tradition nous commande. Il faut bon gré mal gré arpenter, au milieu des courtiers officieux et des mendiants opiniâtres, les ruelles boueuses du Bazar, cette ville de khans, de boutiques et d’échoppes où l’on ne débite plus que des marchandises européennes. Il faut chercher en vain des médailles antiques chez le saraf ou changeur qui agiote du matin au soir sur toutes les monnaies du monde civilisé ; il faut choisir des bijoux à bas titre et autres articles orientaux chez des marchands cosmopolites, moins bien assortis et plus chers que les juifs algériens de Paris. Et lorsque l’on s’est acquitté de ce fastidieux devoir, il faut rentrer vivement à l’hôtel et mettre une cravate blanche, car l’excellent M. Delloye-Matthieu, qui nous héberge depuis six jours, croirait manquer à ses devoirs s’il ne nous offrait pas un festin magnifique et délicieux, émaillé de toutes les constellations qui se portent à la boutonnière, se suspendent au col ou s’accrochent au revers de l’habit.
le cuisinier de l’hôtel se surpassa, les meilleurs vins de France coulèrent à flots, les toasts joyeux et sérieux se succèdent aux applaudissements des convives, et l’un de nous, que la modestie ne me permet pas de nommer, s’exprima en assez bons termes sur les paysans, les ouvriers, les soldats, ces éléments modestes, honnêtes et vigoureux qui constituent le fond du peuple turc. Ahmed-Pacha, qui siégeait à la droite de notre cher amphitryon, répondit non seulement en homme du monde, mais en homme de cœur, et la fête se prolongea assez tard sans fatiguer personne, car au lieu de se mettre au lit à dix heures, comme la veille, on alla finir la soirée dans un lieu de perdition qui se nomme Concordia. C’est un café-concert où de jolies personnes décolletées chantent des barcaroles parisiennes que je m’accuse de n’avoir jamais entendues à Paris. Derrière le théâtre on joue à la roulette, comme on faisait jadis au doux pays de Baden-Baden. On y peut même, paraît-il, perdre beaucoup d’argent, car après le traité de San-Stefano, à l’entrée des officiers russes, cet établissement philanthropique, avec ses deux zéros et ses vingt-quatre numéros, encaissa, dit-on, quatre cent mille francs. C’est ainsi qu’en 1815 les Cosaques ont fait la fortune du Palais-Royal.