De Pontoise à Stamboul
IV
Un savant ingénieur de la Compagnie du Nord, M. David Banderali, qui est par surcroît un artiste et un écrivain distingué, a publié le 18 mars de cette année, sous prétexte de conférence, une étude vraiment originale, intitulée les Trains express en 1883. Parmi les idées neuves qui abondent dans son beau travail, il en est une qui m’a surtout frappé par le sérieux du fond et le pittoresque de la forme. La voici : « Le point de départ de l’établissement du matériel à voyageurs a été différent en Amérique et en Europe. En Europe, nous sommes partis de la simple chaise à porteurs que nous avons placée sur des roues, et dont nous avons fait peu à peu la diligence et la voiture de chemin de fer. En Amérique, le point de départ est tout opposé. L’Américain a pris sa maison, l’a réduite aux proportions strictement nécessaires pour la faire circuler sur les voies ferrées, et l’a mise sur des roues. »
Je n’ai jamais si bien senti la justesse de cette observation qu’à Giurgewo, en quittant notre hôtellerie mobile et les serviteurs bien stylés qui nous avaient suivis jusque-là. L’homme est un animal casanier ; il veut être chez lui, même en voyage. Il y a quinze ans, les matelas de coton bien tassé sur lesquels on repose dans les hôtels du Caire m’avaient paru bien durs au premier choc ; je les trouvai délicieux après un mois de navigation dans la Haute-Égypte, et mes compagnons de voyage s’écrièrent aussi en apercevant notre auberge sous les grands mimosas de l’Esbekieh : « Nous voilà donc chez nous ! » Eh bien ! je n’étais plus chez moi, mais plus du tout, lorsque je mis pied à terre en plein champ devant la berge fangeuse et délabrée du Danube ; et au moment où vingt portefaix s’emparèrent de notre bagage, pour le transporter au bateau, je sentis vaguement la terre manquer sous mes pas.
Au demeurant, si l’embarcadère de vieux bois mal équarri et fort usé n’était pas des plus confortables, le petit vapeur matinal qui nous conduisit à Roustschouk en moins d’une demi-heure était assez hospitalier ; le capitaine avait une bonne grosse figure ; le sommelier du bord servait infatigablement ses petites tasses d’excellent café à la turque, et le valet de chambre de M. Nagelmackers débouchait une vingtaine de bouteilles empruntées pour la circonstance à la cave des wagons-lits. Nous avions fait, d’ailleurs, sur la chaussée de terre qui deviendra plus tard un quai, une ample provision des bons raisins de Roumanie.
Notre débarquement fut un peu retardé par l’escale d’un de ces grands bateaux autrichiens qui ressemblent à des arches de Noé, et qui feront encore assez longtemps concurrence aux chemins de fer entre la basse Hongrie et les bouches du Danube. Le fleuve qu’on a mis en valse était très plein, assez rapide et fauve comme le Nil à Boulaq dans la saison des hautes eaux.
Je ne dirai rien de la gare de Roustschouk, sinon que cette tête de ligne ferait médiocre figure dans un village des Landes. Arrivés à huit heures, nous devions monter en wagon à neuf heures et demie ; je pus donc prendre avec deux ou trois compagnons un des grands fiacres découverts et disloqués dont les cochers, vêtus comme les compagnons du Roi des montagnes, et les chevaux échevelés comme des coursiers de ballade, nous offraient leur service en criant ou hennissant des mots inconnus. J’ai donc vu Roustschouk, c’est-à-dire une agglomération de plâtras alignés tant bien que mal le long de rues invraisemblables, où la pelle et le balai feront sensation s’ils ont jamais la fantaisie de venir s’y promener comme nous. L’affreux Pirée, tel qu’il m’est apparu en février 1852, est un Versailles en comparaison de Roustschouk. Pauvres Bulgares ! Vous souvient-il du temps où l’Europe s’intéressait si chaudement à leur sort ? Je vois encore MM. Jankolof et Geschof, les jeunes et intelligents délégués qui vinrent à Paris solliciter l’appui moral de Gambetta. Ils me firent l’honneur de s’adresser à moi pour obtenir une entrevue avec l’illustre patriote, et ils le rencontrèrent à ma table, sous les ombrages de Malabri. Gambetta n’avait pas d’armée à leur offrir et il craignait de les voir s’engager dans une aventure.
« Quel est exactement, leur disait-il, l’état de vos forces ? »
Ils répondaient :
« Nous n’en avons point.
— Pas même une garde nationale ?
— Pas même. Nous n’avons que les sociétés de gymnastique.
— Armées ?
— A peine.
— Exercées ?
— Un peu.
— Mais, mes pauvres enfants, vous serez écrasés !
— Sans nul doute ; et pourtant nous nous soulèverons.
— Pourquoi donc ?
— Il le faut. »
Nous n’en pûmes tirer d’autres réponses ; on eût dit que la contagion du fatalisme musulman les avait gagnés.
Ils s’insurgèrent, comme ils nous l’avaient dit, et furent écrasés, comme Gambetta le leur avait prédit. Leur sang coula à flots jusqu’au jour où la Russie sentit qu’elle devait les secourir comme Slaves et comme orthodoxes. Elle fit la guerre pour eux, une guerre sentimentale et politique à la fois qui l’avança d’une grande étape dans sa marche sur Constantinople.
Cette histoire, qui date d’hier, me revient en esprit quand mon fiacre débouche sur une place beaucoup plus pittoresque que pavée, où quelques centaines de Bulgares font l’exercice sous le commandement d’officiers russes. Tout juste devant nous, au milieu des masures, s’élèvent les constructions d’un palais inachevé. C’est une des futures résidences du prince régnant, Alexandre de Battenberg. On dit que ce jeune homme de noble sang faisait assez activement la fête, lorsque son grand patron et son parent, l’empereur de Russie, le plaça sur un trône pour l’empêcher de courir. On dit aussi que le sentiment du devoir professionnel, concurremment avec l’instinct de conservation personnelle, l’a rendu presque aussi bon Bulgare que le roi Charles de Hohenzollern Sigmaringen est devenu bon Roumain. Il s’émanciperait volontiers des tuteurs à la main pesante que la Russie lui a imposés et que son peuple supporte impatiemment comme lui ; peut-être même irait-il jusqu’à secouer le protectorat de la Russie, mais ses sujets ne le suivraient sans doute pas aussi loin, car les Bulgares sont accoutumés à voir dans l’empereur de Russie un libérateur, un pape et un père.
Il y a très probablement dans ce pays des villes autrement bâties et autrement peuplées que Roustschouk, mais je n’en parlerai pas de visu, car le grand financier qui a construit le chemin de Roustschouk à Varna les a soigneusement évitées. Lorsque le pauvre Abd-ul-Azis commanda le réseau des chemins turcs, au prix de deux cent cinquante mille francs le kilomètre, il oublia entre autres choses de dire dans le cahier des charges que ces chemins desserviraient les villes du pays, et le concessionnaire, exclusivement appliqué à faire du kilomètre, comme certains clercs d’avoués font du rôle, suit respectueusement les profils du terrain, évite les travaux d’art et passe à vingt-cinq kilomètres de Schoumla sans retourner la tête. Les Bulgares ont hérité de ce chemin tel quel, et je doute qu’ils songent à l’améliorer de sitôt. Ce pauvre peuple n’a d’argent pour rien, pas même pour niveler autour de Roustschouk les retranchements qu’on y avait improvisés pour la guerre, pas même pour améliorer le port de Varna, qui est le plus inhospitalier de l’Europe. La route que nous parcourons en sept heures de train express ne longe que des forêts dévastées, réduites à l’état de maigre taillis, et des steppes où la culture apparaît de distance en distance comme un accident heureux. De loin en loin, quelques masures, construites en pisé et couvertes en chaume, nous montrent un simulacre de village. Quelques rares troupeaux de buffles et de bœufs vaguent, sans gardien, à travers le bois ou la plaine, et viennent camper sur la voie que nulle barrière ne défend. Notre machine les éveille à coups de sifflet ; elle est d’ailleurs munie à leur intention d’un large chasse-pierre à claire-voie construit en barres de fer assez solides et assez fortement liées entre elles pour balayer un bœuf.
Le malheur de la Bulgarie et de bien d’autres pays en Orient c’est que, durant une longue suite de siècles, tous les fruits du labeur humain en ont été emportés au fur et à mesure de la production et consommés à l’étranger. Rappelez-vous la doléance de ce paysan du Danube qui vint à Rome sous Marc-Aurèle protester devant le Sénat :
On ne le voulait plus et l’on avait raison, mais on a continué à travailler pour les Romains, puis pour les Grecs, puis pour les Turcs.
C’est l’histoire toujours vieille et toujours nouvelle.
Nous voyons à chaque station des quantités de blé que les indigènes vannent, criblent et amoncellent en larges tas. Où ira-t-il, ce blé, et surtout qu’est-ce que les producteurs recevront en échange ? En restera-t-il quelque chose dans le pays, maintenant que la Bulgarie est une principauté indépendante ou peu s’en faut ? Le régime de la propriété est encore très primitif : sauf quelques rares exceptions, la terre appartient à l’État ou aux communes, qui prêtent au paysan ce qu’il veut et peut cultiver. Le Bulgare laboure, sème, moissonne et paye la dîme pour solde de tout compte. Dans ces conditions, il me semble qu’on pourrait vivre et même avec le temps amasser quelque chose ; mais le capital fait défaut. Il faudrait que des colons étrangers vinssent apporter leur argent, leurs instruments de travail, leurs procédés de culture. Reste à savoir s’ils seraient bien accueillis, et l’on m’assure que non. D’ailleurs la sécurité des campagnes est presque nulle. Deux stations ont été pillées depuis une quinzaine, un chef de gare blessé grièvement à la tête et au bras, la recette enlevée, les dépôts de marchandises, établis par quelques particuliers sur la voie, dévalisés. On nous dit que la saison du brigandage tire à sa fin, car, après la chute des feuilles, les taillis dépouillés n’offriront plus que des refuges percés à jour. La tactique des malfaiteurs consiste à envahir les gares après le passage du dernier train, et il en passe deux en vingt-quatre heures. Ils prennent d’abord ce qu’ils trouvent, ensuite ils mettent les employés à la torture pour se faire donner l’argent caché. Ceux qui ont fait le dernier coup, à Vetova, étaient vêtus en Turcs, ce qui ne prouve pas grand’chose ; les écumeurs de la frontière grecque ont de tout temps emprunté le même déguisement. Je demande à M. Wiener, qui est chez lui sur cette ligne, comme secrétaire général de la Société d’exploitation, si les blessés et les volés ont quelques chances d’obtenir justice ; il n’ose pas répondre affirmativement. Tout récemment encore, on a volé quinze rails sur la voie ; on les a fait entrer dans la construction d’une maison de Varna ; les voleurs ou tout au moins les receleurs ont été pris la main dans le sac ; mais la justice du pays les a laissés tranquilles. Question de patriotisme. Les Bulgares ne se condamnent pas entre eux. Ils devraient cependant quelques égards à une Compagnie dont le personnel cosmopolite leur a fourni un ministre, un président de cour et un juge, ancien bourrelier des chemins de fer orientaux. L’inspecteur général, qui nous fait compagnie depuis Roustschouk jusqu’à Varna, est un Français du meilleur monde, jeté dans ces pays perdus par je ne sais quel caprice du sort. M. de Gisors, c’est son nom, ferait assurément bonne figure dans le conseil du prince Alexandre ; mais peut-être aimerait-il mieux sa mie au gué ! Les ministres de Bulgarie sont payés quinze mille francs par an.
Nous déjeunons à la station de Scheytandjik (en turc : petit diable). On nous y sert des perdreaux que le grand diable lui-même ne saurait pas découper, arrosés d’un vin de pays qui ne vaut pas le diable. Mais comme il est une heure et quart et que nous mourons de faim, nous dévorons un simple rôti d’oie, de grosses pâtisseries à la turque et une compote de pêches piquées d’amandes et baignées dans un sirop qui sent la rose à plein nez. Voilà qui est mauvais ! pensez-vous. Eh bien ! non !
La voie traverse sans façon deux ou trois cimetières turcs dont les stèles déjetées, frustes ou brisées, nous feraient croire à un abandon séculaire, d’autant plus qu’il n’y reste pas un cyprès, pas un seul de ces arbres dont les musulmans ont coutume d’ombrager le champ de leurs morts. Cette désolation funèbre me fait penser naturellement aux vivants. Que deviendront les Turcs en Bulgarie ? Le culte, la loi, les mœurs, l’organisation de la famille, tout contribue à faire des musulmans un peuple à part qui ne peut guère vivre au milieu des chrétiens qu’à la condition d’y vivre en maître. L’histoire de l’Algérie française depuis cinquante-trois ans semble démentir cette thèse ; mais, notre politique et notre tolérance y ont créé au profit des Arabes un modus vivendi non seulement acceptable, mais honorable ; sans quoi une population fière et vaillante et dix fois plus nombreuse que nous dans son propre pays se serait fait tuer jusqu’au dernier homme ou nous aurait exterminés. Il en va tout autrement dans les pays où les Turcs sont en minorité au milieu de raïas affranchis de la veille, animés de ressentiments séculaires, ignorants et fanatiques pour la plupart. Les sacrifices que l’empire ottoman s’est imposés coup sur coup ont laissé les Turcs de la Grèce, de la Serbie, de la Roumanie et de la Bulgarie dans une situation intolérable, qui les contraindra tous à s’expatrier tôt ou tard. Des malheureux, des innocents expient ainsi douloureusement les violences de leurs ancêtres. Et nous, Français des provinces de l’Est, nous dont le cœur saigne encore des abominations de la conquête, comment resterions-nous insensibles à leurs malheurs ? Notre justice et notre humanité sont mises tous les jours à d’étranges épreuves par cette liquidation européenne qui vient de commencer sous nos yeux : d’un côté, la ruine et la désolation des anciennes provinces turques nous portent à maudire un régime qui dévastait et stérilisait tout ; de l’autre, il est bien malaisé d’applaudir la réparation de l’injustice par l’injustice et l’expulsion d’une barbarie par une autre.
Après la station de Schoumla, qui est à cinq ou six lieues de Schoumla, et que les constructeurs de la voie ont baptisée du nom de Schoumla-Road, une petite oasis de choux verts, grande comme un jardin de curé, nous révèle une heureuse modification dans le sol et dans la culture. Cela ne nous mènera pas loin, nous verrons encore longtemps des plaines en friche et des collines effrayantes de calvitie ; mais, après tout ce que nous avons vu dans la journée, c’est une joie que de découvrir un filet d’eau sale qui serpente languissamment dans un ravin. L’eau ne tardera pas à se montrer en abondance ; nous allons traverser de vastes étendues de roseaux, longer des étangs fabuleux dont un seul, à droite du train, a dix-sept kilomètres de long, et c’est ainsi que nous arriverons à la triste bicoque de Varna. Nous en avons aperçu juste assez pour n’être pas tentés d’en admirer davantage. L’essentiel, pour nous, c’est d’apprendre qu’on peut s’embarquer, ce qui n’arrive pas tous les jours. M. de Gisors nous avait annoncé à mi-chemin que la mer Noire serait mauvaise ; aux dernières nouvelles, elle est passable, et l’accueil qu’elle nous fait pourrait être plus rébarbatif.
Il suffirait de quelques millions pour transformer la méchante rade de Varna en un port vraiment confortable ; mais ces millions, la pauvre Bulgarie ne les a pas, et qui peut dire si elle les aura jamais ? Tout l’effort du gouvernement s’est réduit à construire un mauvais embarcadère pour les canots sur un récif incessamment battu par la vague ; et, pour s’indemniser de ce grand sacrifice, il a frappé d’un droit de demi pour cent ad valorem tous les colis qui débarquent ici. C’est pourquoi les bateaux marchands, quand la chose leur est possible, ne manquent pas d’aller chercher un port en Roumanie, soit Kustendjé, soit Galatz, soit Braïla. Quant à nous, grâce au talisman que M. Nagelmackers tient en poche, nous n’avons eu affaire à la douane qu’une fois dans la gare française d’Avricourt, où un employé supérieur, charmant homme, voulut absolument se faire présenter à nous. J’ai abusé de cette immunité pour introduire en fraude vingt cigarettes de tabac turc.
Cinq ou six grosses barques, manœuvrées vigoureusement par des Grecs, nous chargent avec nos bagages et nous voiturent sur la mer houleuse, jusqu’au bateau du Lloyd, l’Espero, où l’on a retenu les meilleures chambres pour nous. J’aurai le plaisir de coucher sur la tête de M. Regray, ingénieur en chef au chemin de fer de l’Est. Tout va bien : il est bon compagnon et à l’épreuve du mal de mer. Un homme heureux dans ce quart d’heure solennel de l’embarquement sur la mer Noire, c’est le docteur Harzé, de Liège, médecin de la Compagnie des wagons-lits et de la légation belge à Paris, voyageur acharné, qui va souvent à Rome fraterniser avec les jeunes artistes de notre Académie et qui, dans sa fureur de déplacements et villégiatures, est venu jusqu’à Metz en 1870 donner ses soins à nos blessés. Il s’était promis, en partant, de nous guérir tous à la file, et il en était, ma foi, bien capable, car il a autant de savoir que d’entrain. Nous avons voyagé si vite et nous nous sommes tellement amusés, que nul de nous n’a trouvé le temps d’être malade. Tout cela va changer, Dieu merci ! Mais, hélas ! cher docteur, il n’y a point de félicité parfaite en ce bas monde ! Le mal qui nous menace est de ceux que la médecine fut toujours impuissante à guérir.
Nous profitons des dernières lueurs du jour pour faire connaissance avec le paysage, qui n’est pas beau, et avec notre nouveau domicile. La côte paraît triste et nue et la végétation misérable. Deux forts perchés sur deux hautes collines protègent la rade et la ville. Nous n’avons vu d’un peu original en quittant la terre qu’un campement de bestiaux de toute sorte, bœufs, buffles, chevaux, porcs et brebis, couchés ou debout, pêle-mêle, au bord de la mer, dans un enclos pavé de boue qui doit être la salle d’attente des animaux. Notre navire est bondé de voyageurs, de pauvres gens surtout, de paysans turcs émigrés qui ont quitté la Bulgarie avec leurs femmes et leurs enfants. Depuis l’avant jusqu’à l’escalier du roufle, le pont est encombré de costumes très pittoresques dans leur délabrement, de physionomies fières et nobles dans leur tristesse résignée. J’assiste à la toilette de deux bébés que leur mère arrose d’eau pure, à pleine aiguière, avant de les étendre parallèlement, sous le ciel, entre deux couvertures piquées. A quelques pas plus loin, un murmure de voix sortant d’un large trou carré me fait découvrir dans l’entrepont toute une population de femmes et d’enfants accroupis et serrés les uns contre les autres. De cette lamentable agglomération s’élève une odeur fade d’air désoxygéné. Ces malheureuses et ces innocents vont passer quatorze heures dans ce trou, plus mal logés que le troupeau de moutons qui tient compagnie à nos colis dans la cale des marchandises. Et comment vivront-ils demain ? Quel est le morceau de pain qui les attend dans la capitale des croyants ? Voilà l’envers de l’émancipation des raïas, le contre-coup des grands événements qui ont affranchi les chrétiens dans la presqu’île des Balkans. Mais la cloche du bord annonce notre dîner, et nous courons nous entasser dans une salle à manger assez basse, comme de raison, et éclairée au pétrole. Dans ces conditions, la mer n’a pas besoin de s’agiter beaucoup pour mettre à mal les estomacs susceptibles : la chaleur et l’odeur suffisent grandement. Aussi voyons-nous en moins d’un quart d’heure nos rangs fort éclaircis et les assiettes délaissées dans les proportions d’une sur deux. Quelques-uns de nos compagnons se rétablissent au grand air sur le pont ; beaucoup d’autres ont piqué une tête au fond de leur cabine et ne reparaîtront plus avant le jour. Pendant ce temps, le navire fait bonne route ; ces bâtiments du Lloyd sont bien construits, sans excès d’élégance ni de confort, et commandés par les meilleurs marins des rives de l’Adriatique. J’ai pris le thé jusqu’à minuit, en fumant force cigarettes, avec M. Berthier, le plus joli causeur et le plus fin Parisien qui ait jamais présidé le tribunal de commerce, puis je me suis couché en enjambant M. Regray, et j’ai si bien dormi que mon camarade de chambre a dû me secouer en criant : « Mais levez-vous donc ! Il fait jour, et nous sommes dans le Bosphore ! »