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De Pontoise à Stamboul

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V

En effet, nous étions à l’entrée du Bosphore. La prudence du gouvernement turc en interdit l’accès même aux bâtiments de commerce depuis le crépuscule jusqu’au lever du soleil. Mais le soleil s’était levé avant moi, les formalités de police et de santé étaient remplies ; déjà notre aimable Missak-Effendi s’était fait débarquer sur la côte de Thrace, où sa famille l’attendait pour quatre jours après quatre ans d’absence. Déjà nous avions embarqué le drogman et un conseiller de la légation belge, ainsi que M. Weil, inspecteur général des agences de la Compagnie Nagelmackers. Ce jeune Français, décoré comme officier en 1871, s’était chargé obligeamment de préparer notre séjour, d’organiser nos promenades, d’obtenir les firmans, de faire les logements à l’hôtel. Et il s’était acquitté de sa tâche avec tant de zèle et d’esprit, que nous n’eûmes, pour ainsi dire, qu’à nous laisser vivre, car les spectacles et les plaisirs vinrent spontanément à nous, sans nous donner le temps de désirer la moindre chose.

Nous trouvons maintenant que l’Espero marche trop vite : ce ne serait pas trop d’une demi-journée pour détailler les deux panoramas qui se déroulent simultanément sous nos yeux. Ce profond et rapide canal d’eau presque douce, qui emporte à la mer de Marmara le large tribut du Danube, du Don, du Dniester, du Dnieper et des cinq ou six autres fleuves de la mer Noire, tient une place énorme dans l’histoire du genre humain. Il a eu pour marraine une maîtresse de Jupiter, la belle Europe, qui le traversa à cheval ou, pour parler correctement, à taureau, sur la croupe du maître des dieux. Que d’autres aventures depuis celle-là, jusqu’à la fanfaronnade de lord Byron nageant vers la tour de Léandre ! Ici, l’histoire est aussi merveilleuse que la légende : rappelez-vous le passage de Darius, le pont de bateaux de Xerxès, la mer fouettée de verges par ce grand fou qui tomba amoureux d’un platane et lui donna plus de bijoux que jamais financier n’en promit à une danseuse de l’Opéra. Les barbares, les demi-barbares et les civilisés, les païens et les chrétiens, les orthodoxes, les schismatiques, les musulmans, se sont donné rendez-vous dans ce champ clos pendant plus de deux mille ans pour disputer l’empire du monde. Et tout n’est pas fini, puisque Constantinople est le centre autour duquel gravite depuis un siècle au moins la politique européenne.

Quoique la ville ne compte pas, selon toute apparence, un million d’habitants, elle s’étend par ses faubourgs depuis l’entrée de la mer Noire jusqu’à la mer de Marmara, sur toute la rive d’Europe, sans parler de Scutari et de cette banlieue asiatique qui va de Béicos à Kadikeui. Il est vrai d’ajouter que les magnificences de ces bords enchantés sont presque toutes en façade. Les palais, les villas, les kiosques, s’étalent à nos yeux comme un décor de théâtre derrière lequel on ne trouve souvent que des montagnes et des ravins. Des bâtiments de grande apparence ne sont que des chalets peints en pierre, comme l’ambassade de France à Thérapia. Le sultan qui en fit largesse à Napoléon Ier n’avait certes pas lésiné sur la dépense ; mais l’humidité du détroit est si pénétrante en hiver qu’elle démolirait les murailles les plus solides ; les cloisons lui résistent mieux. Cependant le bois peint se désagrège avec le temps. Nous remarquons beaucoup d’habitations en ruines que l’on ne songe pas à réparer, soit que le propriétaire ait éprouvé des revers de fortune, soit qu’il ait eu la fantaisie de porter ses pénates ailleurs. Les lieux communs qui se débitent encore de temps en temps sur les Turcs campés en Europe prennent ici une apparence de vérité. Les Arméniens, les Grecs, les Francs, les Turcs surtout, lorsqu’ils étaient maîtres de l’Orient, ont fait ici, pour leur plaisir ou pour leur vanité, des dépenses incalculables. Un seul kiosque, construit sur la rive d’Asie et offert au sultan par Méhémet-Ali, a coûté six millions de francs ; il est abandonné depuis longtemps et tombe en ruines. Le khédive Ismaïl-Pacha s’est fait bâtir ici une résidence royale, entourée de jardins comme on n’en voit que dans les Mille et une Nuits ou dans le service de M. Alphand à Paris ; l’ancien sultan Mourad est confiné à Tchéragan, dans un palais immense, et l’empereur régnant Abd-ul-Hamid logerait aisément dix mille hommes derrière les façades marmoréennes et les énormes grilles dorées de Dolma-Bagtché. Eh bien, faut-il vous l’avouer ? ce que j’ai aperçu de plus beau sur la rive d’Europe, c’est un ouvrage militaire du XVe siècle, Rouméli-Hissar, élevé par Mahomet II.

Un jeune passager arménien qui a appris le français à Constantinople, et qui par conséquent le parle bien, nous a fait les honneurs du Bosphore depuis Bujukdéré jusqu’à Top-Hané. Nous avons mesuré en passant la profondeur du canal, grâce à un paquebot des Messageries françaises, la Provence, qui a été coulé à pic et qui élève hors de l’eau juste la pointe de son grand mât. L’Espero stoppe, les embarcations nous abordent, les interprètes nous envahissent ; il ne nous reste plus qu’à descendre, mais nous ne sommes pas pressés, car ce qu’il y a de plus beau dans cette ville, je le sais par expérience, c’est le premier coup d’œil, le profil des collines, la découpure des dômes et des minarets sur le ciel, la couleur chaude et variée des édifices petits et grands, le va-et-vient des navires et des caïques sur le Bosphore et dans la Corne-d’Or, la merveilleuse diversité des types et des costumes. Le voyageur assez heureux ou assez courageux pour s’en tenir à la première impression, s’extasier franchement un quart d’heure et retourner chez lui sans demander son reste, ne ferait pas un mauvais calcul. Mais la Mouche du Lloyd qu’on a mise obligeamment à notre service est déjà lestée des bagages. Éveillons-nous d’un trop beau rêve ; allons perdre nos illusions.

Grâce à la qualité officielle de M. Olin, qui doit nous attirer des faveurs de toute sorte, nous débarquons à la grille de Top-Hané, qui est la fonderie impériale des canons. Huit ou dix landaus de grande remise, à cochers galonnés, nous attendent avec les interprètes sur le siège ; nos bagages suivront sur le dos des hammals ou portefaix turcs, qui sont les plus honnêtes gens du monde. Et nous voilà galopant en file indienne sur le pavé capricieux et dans la boue gluante de Galata, le long des boucheries, des cafés, des gargotes, des épiceries ou baccals, dont la seule odeur fournirait douze chapitres à M. Zola, des boutiques de fruitiers admirables où resplendissent l’or des raisins, le corail des piments, la pourpre des tomates, le grenat des jujubes, l’améthyste épiscopale des aubergines. Je me sens rajeunir de trente ans aux cris de la rue, en entendant brailler un gamin grec qui vend des radis rouges : « hokkina rapanakia ! » et un jeune Turc qui colporte presque aussi bruyamment le lait caillé ou yaourt. Nous sommes arrêtés un moment par la rencontre de quatre Turcs superbes qui portent, suspendu à des arceaux de bois, un tonneau presque aussi monumental et aussi lourd que le foudre de Heidelberg. Les mendiants profitent de l’occasion pour s’abattre sur nous. Toujours les mêmes, ces gaillards-là ! J’ai bien cru en reconnaître un ; ce serait pourtant grand miracle si en trente ans il n’avait pas vieilli. Les chiens pullulent toujours dans les rues, et ils sont plus laids, plus crottés, plus galeux et plus bruyants que jamais. Mais voici du nouveau, de l’inconnu, de l’inédit. Devinez quoi ? Je vous le donne en mille : un tramway, mais un tramway assurément comme vous n’en avez pas vu : les rails posés sur une rampe de sept centimètres par mètre, une vieille voiture qui doit avoir été dans son temps diligence en Auvergne ou coucou dans quelque banlieue, deux chevaux qui descendent la montagne au grand galop, et un saïs qui dégringole plus vite encore, car son métier consiste à précéder la voiture et à repousser les passants qui voudraient se faire écraser. Je dois dire que toutes les lignes ne sont pas également vertigineuses et qu’on y voit rouler par-ci par-là du matériel presque neuf. Les fiacres sont encore assez rares, faute de rues suffisamment carrossables, et les chevaux de selle à la disposition du public stationnent comme autrefois dans les carrefours, chaque animal flanqué de son propriétaire, qui suit à pied le cavalier au galop et le devance quelquefois. Peu ou point de charrettes en ville, mais force caravanes de baudets, de chevaux de bât et même de chameaux chargés de briques, de pierres, de planches et autres matériaux de construction. Car on bâtit beaucoup de maisons neuves à Péra, et même de fort belles, au milieu des baraques de bois qui s’effondrent et des ruines qu’on abandonne à leur destin. Quelques masures d’autrefois, les plus vieilles et les plus déjetées, ont conservé l’aspect mystérieux des habitations turques ; mais ce sont de très rares exceptions, de même que les maisons chrétiennes à Stamboul : la population de la ville tend à se cantonner de plus en plus par affinités électives, selon les cultes et les nationalités.

L’hôtel du Luxembourg, appelé aussi Grand Hôtel, qui doit nous héberger presque tous, est établi en bonne place et en bon air dans la grande rue de Péra. C’est une vaste maison presque neuve et très propre, bâtie économiquement par des spéculateurs qui en tirent un bon loyer. Notre hôtelier, M. Flament-Belon, est un Français actif et intelligent qui a passé sa vie en Orient, fait et défait plusieurs fois sa fortune et honorablement élevé une famille de sept enfants. Hélas ! l’aubergiste français est un type qui tend à disparaître. Il sera bientôt remplacé, même en France, par une espèce de diplomate allemand qui porte la cravate blanche et les mains sales et dont la politesse, insolente et rapace, fait tourner le lait dans les tasses et aigrit le vin dans les bouteilles. Les braves gens qui ont hébergé ma jeunesse voyageuse nous logeaient moins confortablement, à coup sûr, ne nous alimentaient peut-être pas beaucoup mieux et ne nous donnaient pas pour rien ce qu’on vend très cher aujourd’hui ; mais leur visage nous servait, dès l’arrivée, un plat de bonne mine. Ils avaient une façon de souhaiter la bienvenue qui disait : Vous êtes chez vous. Ils reconnaissaient un client au bout de dix années et lui demandaient des nouvelles de sa famille. S’ils vous voyaient pour la première fois, ils s’excusaient, ou peu s’en faut, de ne pas vous connaître encore et vous posaient assez de questions pour vous connaître à fond dans un instant. Bref, on était chez eux un peu moins qu’un ami, mais beaucoup plus qu’un numéro, et, la note acquittée, on ne dérogeait pas en les remerciant des attentions qu’ils vous avaient données par-dessus le marché. Voilà ce qu’on ne rencontre plus guère à Cauterets, à Nice ou à Trouville ; voilà ce que nous avons trouvé avec un peu de surprise et beaucoup de plaisir chez ces bonnes gens du Grand Hôtel de Péra. Ils avaient fait l’impossible pour nous loger convenablement aux deux premiers étages de la maison, et les voyageurs arrivés avant nous les y avaient aidés avec une bonne grâce vraiment rare : par exemple, j’ai su que ma chambre avait été cédée obligeamment par le jeune prince Grégoire Soutzo, fils de l’ancien ministre des affaires étrangères, Athénien de naissance, Roumain par naturalisation et licencié ès lettres de la Faculté de Paris. Après une heure d’ablutions qui m’eût semblé délicieuse si l’eau de Constantinople était moins sale, un déjeuner passable réunit à la table d’hôte toute la bande joyeuse des wagons-lits ; puis, sans perdre un moment, dociles et disciplinés comme les clients anglais de l’agence Cook, nous nous mettons en devoir d’épuiser l’ordre du jour tel que M. Weil l’a rédigé.

Notre guide est un aide de camp du sultan, le général Ahmed, qui a terminé ses études à Paris non pas, comme on pourrait le croire, à l’École d’état-major, mais dans l’atelier de Gérome. Il était peintre, et même assez bon peintre pour que Courbet lui demandât un de ses paysages et que le jury du Salon lui décernât une mention honorable. C’est que la spécialité ne sévit pas aussi despotiquement chez les Orientaux que chez nous. Fuad-Pacha, le grand Fuad, était médecin militaire avant de devenir le second personnage de l’État. J’ai retrouvé à Bucarest un grand garçon fort intelligent, M. Obedenare, que j’avais connu étudiant en médecine. Quand je lui demandai ce qu’il était devenu depuis le temps, cet excellent docteur me répondit qu’il était premier secrétaire à la légation de Rome. Le général Ahmed fait monter le ministre du roi des Belges dans une magnifique voiture à la livrée du sultan ; nous retrouvons les landaus qui nous ont amenés à l’hôtel et nous partons en troupe pour le palais de Dolma-Bagtché. Ce qui caractérise aujourd’hui le luxe oriental, c’est qu’il est fabriqué de toutes pièces à Paris, à Aubusson, à Saint-Gobain, à Baccarat, dans toutes les manufactures de France. Tandis que nous nous disputons à l’hôtel Drouot les tapis de la Perse, de l’Inde et de la Turquie, on n’apprécie ici que nos moquettes ; les meubles fabriqués au faubourg Saint-Antoine sont tendus invariablement en soieries de Lyon. Rien de plus riche que ces intérieurs où l’on n’a regardé à la dépense que pour la pousser au maximum ; mais la moindre vieillerie originale et nationale ferait beaucoup mieux notre affaire. Les glaces de trente mètres carrés, les candélabres de cristal à deux cent cinquante bougies, les cheminées revêtues de malachite ou enrichies des porcelaines les plus élégantes de la rue Paradis-Poissonnière, ne valent pas pour nous une lampe de mosquée ou même un seul carreau de belle majolique. Plusieurs choses m’ont intéressé dans ce palais immense et ruineux, par exemple les salles de bain construites en albâtre oriental et une petite galerie de tableaux modernes où l’on est tout heureux de retrouver le Gynécée de Gérome (est-ce bien ainsi qu’on l’appelle ?) et quelques-unes des meilleures toiles de Fromentin, de Berchère et de Pasini. Mais la salle des fêtes où l’on posait une petite bande de carpette extrêmement simple pour la réception du Courbam-Beïram m’a seule émerveillé par la hardiesse de sa construction et la noblesse de ses lignes. Lorsqu’une œuvre d’architecture a été conçue grandement, les incorrections de détail sont noyées dans la beauté de l’ensemble. Témoin l’effet de Saint-Pierre de Rome, où le détail est souvent des plus défectueux.

Nous n’avons vu de Dolma-Bagtché que le selamlik, c’est-à-dire les bâtiments à l’usage du maître. Un autre palais aussi grand, peut-être plus grand, et renfermé dans la même enceinte, est occupé par le harem du sultan, qui est tout un monde et un monde soigneusement fermé, comme on sait. Mais nous avons pu effleurer sans indiscrétion les délices et les splendeurs de la vie de famille chez un musulman couronné, car, au sortir de Dolma-Bagtché, Ahmed-Pacha nous a conduits au kiosque de Beylerbey, dont les fenêtres étroitement grillées prouvent qu’Abd-ul-Azis n’y habitait pas seul. Un petit vapeur du sultan et quatre caïques impériaux enlevés (c’est le mot) par des rameurs vêtus de blanc nous transportent à la rive d’Asie et nous déposent sur l’escalier déjà quelque peu délabré de ce joli palais. C’est là que l’impératrice Eugénie a reçu l’hospitalité en 1869, dans la dernière année de sa gloire et de son bonheur. La prise de possession d’un tel nid par la princesse la plus gracieuse de l’Europe et sa petite cour en belle humeur fut assurément une fête comme le Bosphore en avait peu vu. Figurez-vous les étonnements et les curiosités, les cris d’admiration et les éclats de rire de quelques fines Parisiennes introduites dans cette sorte de cloître conjugal qui s’appelle un harem. Il devait être délicieux, le kiosque de Beylerbey ; il l’est encore, et beaucoup, puisque nous en sortons enchantés sous un ciel noir, pour aller visiter ses jardins sous une pluie battante.

Deux mots sans plus à l’adresse des poètes et des jardiniers. Les uns, par leurs descriptions plus brillantes que véridiques, ont abusé les autres sur le climat et la végétation de ce pays. La géographie elle-même a pu accréditer beaucoup d’erreurs en nous montrant Constantinople sur le même degré de latitude que Naples. Hélas ! Constantinople n’a pas le climat de Naples, il s’en faut ! Le ciel y est très dur au pauvre monde ; il y vente à force, il y neige à profusion et il y gèle à pierre fendre. Aussi la nature y est-elle assez exactement ce qu’elle est à Paris. La Grèce a de beaux orangers, voire des palmiers assez grands qui vont jusqu’à promettre des dattes : ici, vous ne rencontrerez pas même un olivier. Aussi les jardins d’agrément, fût-ce autour des palais impériaux, ont les mêmes massifs et les mêmes corbeilles que nos squares ; troènes et fusains par-ci, coleus, anthémis, fuchsias et géraniums par là, et rosiers de Bengale à profusion. Je n’en ai pas aperçu beaucoup d’autres. Mais un vrai sage se peut contenter à ce prix ; je ne suis pas venu ici pour voir mûrir les ananas en pleine terre, et ce n’est pas sans un secret contentement que je retrouve si loin de chez nous mon modeste jardin de Pontoise. Pour couronner dignement cette excursion en Asie, nous gravissons deux ou trois étages de terrasses et nous allons déranger deux malheureux couples de tigres fort beaux d’ailleurs et bien nourris derrière leurs barreaux de fer. Ce sont les derniers survivants de la ménagerie d’Abd-ul-Azis.

Nous nous rembarquons pour l’Europe, et l’on nous met à terre à la pointe du vieux sérail. C’est tout ce qu’il y a de plus curieux dans Stamboul, le beau du beau, le fin du fin, la quintessence, quoique le vieux sérail (ou palais) soit brûlé, comme presque tous les monuments qui datent de la conquête. Ahmed-Pacha, qui n’a point mandat de nous épargner les émotions, au contraire, nous introduit d’abord dans le trésor des sultans, dont la clef seule est un morceau qui mériterait le voyage. Elle n’a pas encore tourné dans la serrure que le joyeux représentant du Times nous propose un coup analogue à celui que les Anglais ont exécuté en Égypte : « Messieurs, dit-il, nous sommes trente et les gardiens ne sont que quatre. Égorgeons-les et prenons tout. » Comme il disait ces mots, trente ou quarante jeunes Turcs semblent sortir de terre et prennent position devant les vitrines, non certes pour les défendre, mais plutôt pour nous en faire les honneurs. Ce trésor est surtout précieux comme musée. Je ferais assez bon marché des métaux précieux et des pierreries qu’il contient, sans excepter le trône d’or massif tout incrusté de joyaux, et les coussins brodés de perles, et les boisseaux de diamants, de saphirs, d’émeraudes et de rubis. Tout cela vaut bon nombre de millions, j’en conviens ; mais parlez-moi des armes, des armures, des étoffes, des broderies, de cette collection fabuleuse qui contient les costumes d’apparat de tous les sultans depuis Mahomet II, avec tous leurs poignards et leurs aigrettes impériales. Devant cet amoncellement de belles choses, on est pris d’une certaine reconnaissance pour les despotes qui les ont conservées religieusement au milieu de nécessités quelquefois très urgentes. Abd-ul-Azis est le seul, dit-on, qui ait puisé parfois dans les boisseaux de diamants pour donner des parures à ses femmes ; mais, à l’époque où il l’a fait, n’était-il pas déjà irresponsable ?

On dit que la mosquée d’Irène renferme un précieux dépôt d’antiquités musulmanes et des armes du temps des croisades ; mais les simples giaours comme nous ne sont point admis à les voir. Par compensation, l’on nous a régalés d’une visite au kiosque de Bagdad. C’est la seule fantaisie archéologique qui soit jamais éclose dans l’esprit d’un sultan ; mais quelle heureuse idée d’employer à la décoration d’un édifice du XVe siècle les débris les plus beaux et les plus curieux de l’antique industrie musulmane ! Les revêtements de faïence, empruntés apparemment à quelques mosquées hors d’usage, suffiraient seuls à la gloire et à la fortune d’un musée d’art décoratif. Il y a eu de grands artistes turcs, par exemple celui qui a martelé ce magnifique dais de cuivre doré, vrai chef-d’œuvre de chaudronnerie qu’on admire dans le jardin. Les riches exemplaires du Koran, qu’on garde ici dans la petite bibliothèque du vieux sérail et que nous n’avons pas eu le temps d’admirer à notre aise, valent bien nos missels du moyen âge par la beauté des ornements et le fini de l’exécution.

A force d’aller, de venir et de tourner sur cet étrange et précieux coin de terre où l’on voit de vieux jardins avec des ifs taillés à la mode de Versailles, de vieux serviteurs du palais, et même un vieux harem peuplé de sultanes en retraite, nous avions fini par sentir la fatigue. Ahmed-Pacha s’en aperçut et nous fit asseoir dans le kiosque d’Abd-ul-Medjid, qui n’est pas très beau par lui-même, mais qui jouit d’une vue incomparable sur la mer. On nous y servit un café délicieux, précédé d’une cuillerée de sorbet à la rose et du verre d’eau de rigueur avec la cigarette de Djebeli, qui remplace décidément le chibouque dans le cérémonial hospitalier. Autrefois, la moindre visite entraînait non seulement toute une manœuvre, mais toute une cuisine. Le chiboukdgi de la maison s’avançait vers vous gravement, une longue pipe à la main. Il mesurait avec soin la distance, posait à terre un petit plateau de cuivre ou d’argent, y déposait le fourneau de l’instrument, puis décrivait savamment un arc de cercle avec le bout d’ambre pour l’amener tout juste à vos lèvres. Ce travail accompli, il mettait le charbon sur la pipe s’il n’avait commencé par la fumer lui-même au seuil de la porte avec une douce familiarité. Mais ce n’était pas tout : il fallait que chaque tuyau fût gratté, lavé, parfumé, lorsqu’on en avait fait usage ; le bout d’ambre surtout, qu’il fût ou non chargé de diamants à sa base, exigeait un entretien méticuleux, car la nicotine ne manquait jamais de s’y condenser. Il fallait tout un personnel attaché aux chibouques dans les maisons qui recevaient beaucoup. Avec un demi-cent de cigarettes sur un plateau, la politesse est faite, la tradition respectée, l’honneur de l’hospitalité orientale sauvegardé et le tracas réduit à rien. Comme nous remarquions l’air aisé et les bonnes façons des jeunes gens qui nous offraient les rafraîchissements d’usage, on nous apprit que dans tous les palais impériaux le service est fait par les fils des meilleures familles que leurs parents destinent aux emplois de la cour. C’est ainsi qu’autrefois, chez nous, les gentilshommes de grandes maisons débutaient comme pages à la cour du roi ou chez les princes du sang. Non seulement on ne déroge pas en servant le maître suprême, mais plus les fonctions qu’on remplit auprès de lui ont un caractère intime, plus elles sont considérées et honorées. C’est ce qui vous fera comprendre comment le kislar-agha marche de pair avec le grand vizir. Si l’un de ces deux personnages est le plus haut instrument de la volonté souveraine, l’autre, le chef des eunuques, est le gardien de l’honneur. Pour nous autres badauds de l’Occident, c’est toujours un objet de curiosité que la face glabre, luisante et molle d’un de ces hommes incomplets quand nous l’apercevons dans la rue à côté du cocher sur le siège d’une voiture de femme, ou les mains dans les poches devant la porte d’un palais. Les Orientaux, au contraire, considèrent l’eunuque comme un des éléments de la famille musulmane ; ils ne raillent jamais son malheur, estiment son courage et son dévouement au maître et envient quelquefois sa fortune, car il est souvent riche et toujours charitable au point d’épouser une veuve chargée de famille pour léguer ses économies à quelqu’un. Je ne crois pourtant pas qu’un seul de ceux qui s’offrent à nos yeux ait choisi de plein gré sa carrière. Or, il y en a de très jeunes : d’où viennent-ils ? où les fabrique-t-on ? La route du voyageur en ce pays est littéralement hérissée de points d’interrogation. Depuis longtemps la traite des esclaves blancs ou noirs, mâles ou femelles, est interdite par la loi. Cependant il y a toujours des esclaves, et la société musulmane se désorganiserait s’il n’y en avait plus. Mais nous ne sommes pas ici pour raisonner ni pour comprendre ; on fait avancer nos voitures, nous traversons au trot de vieilles cours vastes et dépavées, nous passons en revue des fantômes de cyprès séculaires et de platanes antédiluviens, nous débouchons sur la place du Séraskiérat, où des conscrits fraîchement débarqués dans le costume de leurs villages, quelques-uns en vestes de cotonnade rose et en caleçons lilas tendre, apprennent une manœuvre assez agréable, qui consiste à se baisser pour prendre la gamelle et à manger le repas du soir. Le soldat turc est payé très irrégulièrement, et il a cela de commun avec presque tous les fonctionnaires de l’empire, mais il est bien logé, bien vêtu et nourri paternellement. Outre sa ration de pain, qui est la même que chez nous, il reçoit deux fois chaque jour un rata de viande et de légumes, deux fois par semaine un plat sucré, de temps à autre une distribution de tabac. Sur les revenus de l’empire qui ont sensiblement décru avec le territoire et qui consistent surtout aujourd’hui dans le produit des douanes et la dîme des provinces asiatiques, c’est l’armée qui prend la grosse part. Le sultan, qui règne et gouverne avec un sérieux auquel tous les partis rendent hommage, veut être prêt à tout événement et défendre avec honneur ce qu’il possède encore en Europe. Je serais bien surpris si, le cas échéant, il n’était pas héroïquement soutenu par son armée et par son peuple entier. Qui vivra verra. Pour l’instant, c’est-à-dire à la sortie du vieux sérail, nous voyons les bons Turcs absorbés par une œuvre très pacifique : ils choisissent, achètent et emportent les moutons qu’ils vont immoler et manger à la fête du Courbam-Beïram. Ce sacrifice renouvelé d’Abraham est de devoir étroit, comme l’agape qui s’ensuit. Ce qui restera du mouton sera distribué aux pauvres qu’un musulman n’oublie jamais dans les fêtes privées ou publiques. Un grand marché improvisé remplit la place où nous défilons. Plusieurs troupeaux dont la laine est marquée aux couleurs de leur propriétaire nous montrent divers types de la race ovine. Le plus recherché paraît être le mouton à queue grasse, qui traîne après lui quatre ou cinq kilogrammes de suif. L’amateur tâte l’animal sur toutes les coutures en même temps qu’il le marchande, et, lorsque l’affaire est conclue, il charge son mouton sur le dos et l’emporte comme un enfant. Nous rencontrons à chaque pas un de ces groupes comiques, et cependant ni la bête ni l’homme ne devinent pourquoi nous rions. Le char impérial de ce bon M. Olin nous fraye un passage à travers la foule multicolore qui encombre à toute heure le pont de Galata. Nous montons à Péra, nous regagnons l’hôtel, nous dînons de grand appétit, et nous dormons comme des hommes qui ont roulé sans interruption du jeudi soir au mardi soir. Les plaisirs les plus vifs et les plus variés ne nous tiennent pas lieu de repos ; je parle en homme de mon âge.

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