Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
VII
Et à propos de pièces satiriques, peut-être est-ce ici le lieu de parler avec quelque détail d’une facétie très-peu connue, éclose plus tard en Angleterre, à l’occasion d’un fait du même genre, et qui se rapporte d’assez près au sujet que nous traitons dans ce petit livre. Elle nous fournira une transition naturelle pour passer du dix-septième au dix-huitième siècle.
En 1737, on prétendit que Georges II, peu satisfait de quelques représentations de son ministre Walpole, le mit hors de son cabinet à coups de pied, ce qui, joint à l’emportement avec lequel ce prince, quelque temps auparavant, s’était livré au même geste à l’encontre de son propre chapeau, en présence de plusieurs personnes, inspira à Fielding l’idée de faire paraître dans une espèce de journal (the Common-sense), une Dissertation sur les coups de pied au derrière[37]. Nous allons extraire quelques passages de cette facétie à la manière anglaise, légèrement prolixe et décousue, et parfois peu attique, mais qui ne manque ni de finesse ni d’une certaine amertume vigoureuse et éloquente, quoiqu’elle ait perdu, avec son à-propos, beaucoup de son intérêt.
[37] Nous devons la communication de cette pièce à l’obligeance de M. Ludovic Lalanne, qui en a trouvé, dans la bibliothèque de Dresde, la traduction française, exécutée par un certain Dupal, pour le comte de Brühl, dont les livres et manuscrits devinrent, après sa mort, la propriété de la ville de Dresde. C’est cette traduction que nous reproduisons ici, avec quelques légères modifications exigées par la syntaxe.
« L’on m’a assuré, dit l’auteur, qu’il y avoit dans la bibliothèque de Ratisbonne un manuscrit des plus curieux intitulé : De Colaphis et Calcationibus Veterum (Des Coups de pieds et des Soufflets des anciens), mis au jour par le doctissime Van-Hoosius, et que, depuis quelques années, une copie de cet ouvrage avoit été apportée en Angleterre pour y être placée dans la bibliothèque royale de Saint-James, après avoir été revue et collationnée par le très-savant docteur Bentley, qui eut le soin de corriger une faute qui s’étoit glissée dans le titre. Il démontra que le substantif Colaphis pouvoit être une erreur du traducteur, et qu’ainsi l’on devoit lire De Calcationibus Veterum, ce qu’il traduisit en ces termes : Des Coups de pieds donnés au derrière des anciens, ce qui fait voir combien les sciences et les belles connoissances seroient défigurées, sans les soins que se sont donné d’aussi judicieux critiques. Je l’avouerai ingénûment, personne n’a tant souhaité que moi de faire un traité sur cette matière ; j’avois même commencé de parcourir les bibliothèques, et plus j’y réfléchissois et plus j’entrevoyois que la chose méritoit bien que l’on fît le voyage de Rome pour consulter celle du Vatican. Mais, comme mes occupations journalières me confinent entièrement dans mon cabinet, je me contenterai d’implorer le secours des savans de nos deux universités, dans l’espérance qu’ils voudront bien me communiquer les découvertes qu’ils feront sur ce sujet dans le cours de leurs lectures, afin que, si je remplis mon dessein, je puisse, avant de donner cet ouvrage au public, l’enrichir des fleurs les plus brillantes de l’antiquité. Je suis sûr que, si ce sujet étoit traité délicatement, il ne laisseroit pas de faire plaisir aux curieux. Pour y préparer mes lecteurs, je souhaiterois volontiers qu’ils fussent informés de certaine aventure concernant les coups de pieds au derrière qui furent donnés en dernier lieu : je crois que l’impression joviale qu’elle feroit sur les esprits contribueroit beaucoup à chasser l’humeur sombre et mélancolique qui domine parmi nous.
« Le théâtre est le miroir des actions du monde, et, pour peu qu’un homme ait de pénétration, il reconnoîtra aisément les mœurs et les goûts d’une nation par ce qui y est applaudi ou désapprouvé : or je me suis aperçu très souvent que des coups de pieds au derrière ont formé des scènes fort divertissantes, et singulièrement dans quelqu’unes de nos comédies modernes.
« Plusieurs de nos poëtes ont excellé dans ce genre ; par exemple, dans la comédie intitulée le Voyage du Jubilé, il y a une scène de coups de pieds, entre le chevalier Wildair et l’échevin Smuggler, qui est regardée comme la plus savante critique et le chef-d’œuvre d’éloquence le plus parfait. Une autre scène, où se donnent des coups de pieds, se trouve aussi dans la comédie du Vieux Garçon ; et, dans celle de l’Écuyer d’Alsace, on en voit une travaillée avec beaucoup de soin et avec la dernière délicatesse.
« De tous les comédiens que notre théâtre a produits, je n’en connois point qui ait reçu des coups de pieds au d……e d’aussi bonne grâce que notre illustre poëte lauréat (Colley Cibber).
« Il faut convenir que jusqu’ici ces coups de pieds ont fait l’un des plus beaux ornemens de la scène comique, et je souhaiterois fort que quelques poëtes du premier ordre et d’un génie supérieur voulût se hasarder de composer une tragédie toute de coups de pieds. Je suis certain que, si l’auteur introduisoit sur la scène un roi donnant des coups de pieds au d……e de son premier ministre, cela ne laisseroit pas de produire un très-bon effet, outre qu’un incident de cette nature procureroit aux spectateurs un plaisir des plus divertissans, qui contribueroit infiniment au succès de la pièce.
« Je n’ai épargné ni travail ni peines, et j’ai parcouru tous les auteurs anciens et modernes, pour savoir en quel temps environ s’est introduite dans le monde la loyable coutume de donner des coups de pieds au d……e. Et je sais très-mauvais gré à messieurs les historiens de ce qu’ils ne se soient pas étendus davantage sur un sujet aussi important pour le monde savant. Quelques empereurs, tels que Néron, Domitien, Caligula, etc., ont donné des coups de pieds. Mais, sans fouiller si avant dans l’antiquité, est-ce que notre roi Henri VIII s’est occupé à autre chose toute sa vie, sinon à donner du pied au d……e de la Chambre des communes ?
« La tradition nous apprend qu’autrefois la reine Élisabeth donna un soufflet ; mais tout le monde sait que ce ne fut que l’effet d’un dépit amoureux, et que dans ce temps-là ce n’étoit point la mode à la cour, non plus que celle de donner des coups de pieds, d’autant mieux que ce dernier exercice auroit été trop pénible pour la délicatesse de son sexe.
« Qui que ce soit ne sauroit dire de quelle façon les modes s’introduisent et s’évanouissent. Qui peut répondre que celle de donner des coups de pieds au d……e pour la moindre bagatelle ne s’introduira pas un jour ou l’autre dans ce royaume ? Pourquoi ne conféreroit-on pas de cette manière les ordres de chevalerie aussi bien qu’avec l’épée ? Et pourquoi ne pourroit-on pas élever un homme en dignité à coups de pieds au d……e ? Alors, s’il arrivoit (cette mode une fois établie) que l’on rencontrât une foule d’esclaves accourant au lever d’un favori de nouvelle date, et que quelqu’un demandât pourquoi on lui fait la cour avec tant d’empressement, il paroît que la réponse la plus juste à cette question seroit que c’est parce que depuis peu de jours l’on a jeté les fondemens de sa fortune, et qu’il a été mis en crédit à coups de pied au d……e.
« De quelque façon que je l’envisage, je ne vois pas que cette méthode de donner des coups de pied au d……e pût être préjudiciable aux projets des ministres d’État. Au contraire, il me paroît qu’elle leur seroit d’un puissant secours pour les faire réussir, et surtout au cas qu’il leur arrivât d’en former qui tendissent à abolir les priviléges de leur patrie, ce qui les oblige ordinairement de se servir des deniers publics, et non de leur argent, pour corrompre par présens les représentans du peuple, de sorte que, en y substituant les coups de pieds, on lui épargneroit cette dépense. C’est pourquoi je voudrois très-humblement insinuer que, dans ces occasions-là, on donnât les coups de pieds préférablement à l’argent que l’on employe pour acheter les suffrages. Je ne doute point qu’ils ne produisissent le même effet, d’autant que quiconque est capable de se laisser corrompre ne se formalisera point du tout d’un coup de pied au d……e.
« Je ne sais si l’on ne pourroit pas citer plusieurs exemples où l’on a fait usage de ce nouvel expédient avec succès, d’autant plus qu’il s’est trouvé des personnes qui ont reçu des coups de pieds au d……e avec la même satisfaction que les présens qu’on leur a faits, pour traverser les intérêts de leur patrie, ce qui me fait croire qu’il n’est pas tout à fait impossible, soit dans un temps, soit dans l’autre…, que cette méthode de donner des coups de pieds ne s’introduise dans cet État pour assurer la réussite des projets du cabinet. Si nous vivons jusqu’à ce temps-là, nous verrons que les jeunes princes, au lieu d’apprendre à monter à cheval, à danser, à faire des armes, etc., auront des maîtres experts pour leur enseigner à donner de bonne grâce un coup de pied au d……e. Et, comme dit le proverbe espagnol : que celui qui veut commencer par avaler une épée doit auparavant apprendre à manger une dague ; de même ces princes devront commencer par apprendre à donner des coups de pieds à leur chapeau, avant qu’il leur soit permis d’en donner au d……e de quelqu’un. Il vaudroit bien mieux que la plupart des gens de qualité, qui perdent aujourd’hui leur jeunesse à apprendre Horace et Virgile par cœur, apprissent à recevoir de bonne grâce un coup de pied au derrière…
« Dans toutes les cours de l’Europe il y a un tribunal d’honneur : en France, c’est le plus ancien des maréchaux qui y préside, et, en Angleterre, cette dignité est héréditaire dans la famille du premier duc. Il me semble que ce seroit à ces tribunaux de prescrire les règles qu’il faudroit observer en élevant quelqu’un à quelque dignité par le moyen des coups de pieds au d……e.
« Si j’osois donner mon avis sur un sujet aussi relevé, j’insinuerois respectueusement que, comme ce seroit un emploi trop fatigant pour le prince de donner des coups de pieds au d……e à toute sa cour, surtout lorsqu’elle est à la campagne, où elle est ordinairement fort nombreuse, personne n’eût l’honneur de recevoir des coups de pied du souverain, que son premier ministre, les secrétaires d’État, le président de son conseil, et encore quelques autres des principaux officiers de sa cour, mais que ceux-ci auroient le soin d’en donner aux personnes qui exerceroient des emplois subordonnés aux leurs. De sorte qu’en rétrogradant toujours, il n’y auroit point de charge dans l’État qui ne fût conférée à coups de pieds au d……e.
« Quel dommage que cette louable coutume ne se soit pas encore introduite dans toutes les cours de l’Europe, car il me semble que ce seroit un exercice assez majestueux pour un prince, que de se divertir tous les matins à donner des coups de pieds au d……e à deux ou trois de ses ministres, ce qui, en contribuant à la conservation de sa santé, ne contribueroit pas moins à polir les mœurs et à former les manières de ses courtisans.
« Je suis très persuadé que cette mode se seroit déjà établie dans quelques cours de l’Europe, si la plupart des jeunes gens de tous pays, qui voyagent en France, ne prenoient pas de vives impressions de tout ce qui s’y pratique. La barbarie de l’éducation françoise ne permet pas qu’un gentilhomme reçoive un soufflet ou un coup de pied sans qu’il ne s’ensuive de terribles conséquences. Mais il faut espérer que nous autres Anglois n’y prendrons pas garde de si près, et que nous nous ferons honneur d’un préjugé qui, en entraînant avec soi de si grands avantages, introduira parmi nous une élégance et une délicatesse de mœurs jusqu’ici ignorée dans le monde, excepté parmi les anciens Goths et les Hottentots modernes.
« Plusieurs de ces grands, à ce que l’on m’a dit, sont déjà si accoutumés aux coups de pieds, qu’ils les reçoivent de la même manière et avec la même contenance qu’un : Monsieur, je vous baise les mains. Ce qui prouve visiblement le penchant que nous avons à réformer nos mœurs et à polir nos manières.
« Si nous vivons jusqu’au jour où l’homme en dignité sera obligé de se conformer à cette mode, je m’imagine que ce sera quelque chose d’assez plaisant, lorsqu’un emploi sera vacant, de voir une foule d’effrontés brodés et chamarrés, s’entre-heurter et s’entrecoudoyer à qui recevra le premier un coup de pied au d……e.
« Et si le commun peuple, qui ne reçoit pas toujours les modes du premier abord, témoignoit quelque répugnance pour celle-ci, qui sait si l’on ne se serviroit pas de l’armée qui est sur pied pour donner du pied au d……e à toute la nation ? »