Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
V
On ne s’arrêtait même pas toujours au bâton dans la réalité, non plus que dans les écrits : nous l’avons déjà vu pour l’Arétin, que le cynisme de son impudence devait, il est vrai, placer en dehors de la loi commune. Archiloque avait péri par le poignard. Quand l’abbé Cotin disait des poëtes satiriques qu’ils ont pour destin de mourir le cou cassé, il exagérait de bien peu, à supposer qu’il exagérât. A la manière dont on en usait souvent, le bâton eût pu suffire à lui seul pour justifier le vers de l’abbé Cotin et l’avertissement de Pradon à Boileau, tant il savait coucher son homme jusqu’au lendemain sur la place en lui rompant les membres, si bien que le mot d’assassinat, même dans son sens moderne, n’était guère trop fort pour des exécutions semblables. Mais, tout meurtrier qu’il fût, il ne le paraissait pas toujours assez à la colère vengeresse des grands seigneurs, qui avaient parfois recours à des armes plus sanglantes encore.
En 1651, le marquis de Vardes fit trancher le nez au pamphlétaire Matthieu Dubos, qui l’avait maltraité dans un de ses manifestes. Les laquais du marquis le saisirent, et, dit le facétieux Loret,
[29] Muse histor., l. II, lett. 29, 23 juillet 1651.
C’est par erreur que les mémoires du cardinal de Retz[30], en racontant cette catastrophe, vingt ans plus tard, l’appliquent à un autre libelliste du même temps, Dubosc-Montandré, celui qui, suivant la légende, aurait rudement expié, par la main du prince de Condé ou de ses lieutenants, les attaques qu’il avait dirigées contre lui, avant de lui avoir vendu sa plume.
[30] Livre III.
Sarrasin était le protégé et le domestique du prince de Conti : celui-ci, dans un moment de colère, le frappa, dit-on, à la tempe, et si malheureusement, qu’il en résulta une fièvre violente dont le poëte mourut. Il est vrai que Tallemant conteste l’anecdote, mais son opinion n’a pas prévalu. Il prétend que le prince ne le maltraita qu’en paroles, et raconte que souvent, après avoir menacé de le jeter par les fenêtres, il se laissait apaiser par ses bouffonneries.
Louis Racine donne à entendre, dans ses Mémoires sur son père, que le fameux voyageur Bernier serait mort par suite d’une plaisanterie que lui fit à sa table le président de Harlai. J’ignore quelle peut être cette plaisanterie délicate ; mais l’histoire de Santeuil éclairera le lecteur, et lui fera voir qu’il n’y a rien d’impossible ni même d’invraisemblable dans une assertion qui paraît d’abord singulière.
Santeuil, malgré son titre et son habit, qui eussent dû le faire respecter, n’en était pas moins traité par ses Mécènes en poëte, c’est-à-dire de la plus cavalière façon du monde. La duchesse de Bourbon ne se faisait nul scrupule de le souffleter, puis, sur ses réclamations, de l’inonder d’un verre d’eau en plein visage, pour le punir de ne l’avoir pas encore célébrée dans ses vers. Jusque-là, rien à dire : c’était l’ordinaire de tout auteur protégé. Mais voici qui dépasse les bornes. Un soir, à dîner, la société du duc de Bourbon, qui s’amusait beaucoup des saillies et de la verve frénétique du poëte, trouva plaisant de jeter du tabac d’Espagne dans son vin : ces messieurs ou ces dames s’attendaient à des grimaces qui les feraient rire à cœur-joie. Santeuil, qui ne se doutait pas de ce joli tour, porta le verre à ses lèvres, et le vida d’un trait. Ce fut bien drôle, en effet, car il en mourut.
Tel est, du moins, le récit de Saint-Simon, et telle était aussi la croyance du temps, car je trouve les deux vers suivants dans une chanson manuscrite sur le protecteur du chanoine de Saint-Victor :
Ainsi, protégés par le roi et par les ministres, encouragés par des récompenses pécuniaires, honorés par la création de l’Académie française, et de beaucoup d’autres Académies familières où ils trônaient en triomphateurs, les écrivains étaient loin d’être honorés et protégés au même degré par l’opinion publique, qui ne se commande pas. En grattant du doigt, pour arriver à la réalité, le vernis doré qui recouvre la surface de l’histoire littéraire au dix-septième siècle, on voit les misères véritables que cache aux yeux superficiels cette brillante apparence. Ceux qui se laissent tromper à ces dehors menteurs nous font l’effet de ces naïfs paysans qui, éblouis par les galons d’argent des laquais de bonne maison, les prennent pour des ministres, ou tout au moins pour des sous-préfets.
Et voilà le siècle qu’on appelle l’âge d’or de la littérature ! De la littérature, peut-être ; mais des littérateurs, non pas !