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Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire

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IV

Mais, comme si les coups de canne des gentilshommes, les coups de hallebarde des suisses, les coups de bâton des valets, ne leur eussent pas suffi, les gens de lettres se traitaient souvent entre eux de la même façon. On eût dit qu’ils voulaient autoriser et perpétuer cet usage infamant, en donnant eux-mêmes un exemple dont ils n’avaient plus le droit de se plaindre qu’on abusât contre eux. Les discussions littéraires se vidaient presque toujours d’une façon plus ou moins analogue à celle que Boileau nous a dépeinte à la fin de sa deuxième satire sur un repas ridicule. Les faits que je pourrais citer ici ne sont guère moins nombreux que ceux du précédent chapitre, et la plupart offrent également une leçon de dignité littéraire, en montrant ces excès, d’une part presque toujours provoqués par des fautes dont ils sont le châtiment, d’autre part presque toujours punis eux-mêmes sur leurs auteurs par cette grande loi morale du talion, qui n’est que l’application pratique des paroles de l’Écriture : « Quiconque se sert de l’épée périra par l’épée. »

Nous trouvons, dans une ode burlesque réimprimée quelquefois à la suite des œuvres de Régnier, le récit d’un combat acharné qui eut lieu entre ce poëte et Berthelot, l’un des honteux ouvriers de l’égoût littéraire nommé le Cabinet satirique. Ce fragment d’épopée ne s’explique pas bien nettement sur les causes de la lutte ; mais sur la lutte elle-même, il est très-explicite. Régnier rencontre Berthelot dans le quartier des Quinze-Vingts :

Vers lui desdaigneux il s’avance
Ainsi qu’un paon vers un oyson,
Avant beaucoup plus de fiance
En sa valeur qu’en sa raison,
Et d’abord luy dit plus d’injures
Qu’un greffier ne fait d’escritures.
Berthelot, avecq’ patience
Souffre ce discours effronté,
Soit qu’il le fist par confiance,
Ou qu’il craignist d’être frotté ;
Mais à la fin Regnier se joue
D’approcher sa main de sa joue.
Aussitost, de colère blesme,
Berthelot le charge en ce lieu,
D’aussi bon cœur que, le caresme,
Sortant du service de Dieu,
Un petit cordelier se rue
Sur une pièce de morue.
Berthelot, de qui la carcasse
Pèse moins qu’un pied de poullet,
Prend soudain Régnier en la face,
Et, se jetant sur son collet,
Dessus ce grand corps il s’accroche,
Ainsi qu’une anguille sur roche.
De fureur son âme bouillonne,
Ses yeux sont de feu tout ardens ;
A chaque gourmade qu’il donne,
De despit il grince les dents,
Comme un magot à qui l’on jette
Un charbon pour une noisette.
Il poursuit tousjours et le presse,
Luy donnant du poing sur le nez,
Et ceux qui voyent la faiblesse
De ce géant sont estonnez,
Pensant voir, en ceste défaite,
Un corbeau souz une alouette.
Phœbus, dont les grâces infuses
Honorent ces divins cerveaux,
Comment permets-tu que les muses
Gourmandent ainsi leurs museaux,
Et qu’un peuple ignorant se raille
De voir tes enfants en bataille ?
Régnier, pour toute sa deffense,
Mordit Berthelot en la main,
Et l’eust mangé, comme l’on pense,
Si le bedeau de Saint-Germain,
Qui revenait des Tuilleries,
N’eût mis fin à leurs batteries.

Régnier porta de tant de façons la peine de cette algarade, que nous n’essayerons même pas de les énumérer. Quant à son adversaire, qui s’était si cruellement défendu, ce fut Malherbe, un des plus rudes et des plus cyniques héros de notre histoire littéraire, le chef de cette réforme poétique dont Berthelot était l’ennemi déterminé, qui se chargea de son expiation. Piqué au vif par la parodie que celui-ci avait faite de l’une de ses pièces, Malherbe s’en fut chercher un gentilhomme de Caen, du nom de La Boulardière, lui mit un cotret noueux dans les mains, et le chargea de sa réponse, dont l’ami s’acquitta en courrier fidèle et zélé.

C’est encore avec le bâton que le même rappelait au sentiment des convenances les confrères assez osés pour effleurer de leurs épigrammes la vicomtesse d’Auchy, sa favorite, qu’il voulait se réserver le privilége de tracasser et de battre à lui seul.

Et tout ceci ne l’empêchait pas, bien entendu, de se plaindre amèrement dans une de ses lettres à Peiresc (4 octobre 1627), des misérables qui l’avaient assassiné lui-même, c’est-à-dire moulu de coups, dans une circonstance sur laquelle il ne s’est pas expliqué clairement : on peut conjecturer, sans jugement téméraire, que c’était en retour de quelqu’une de ces méchantes boutades dont il était coutumier.

En parlant plus haut de Balzac, le prince des écrivains français, nous l’avons montré battu à plusieurs reprises, ou peu s’en faut. C’est qu’il avait battu lui-même. Rencontrant un jour par les rues d’Angoulême un avocat qui avait plaidé contre lui, il lui donna un coup de houssine, qu’il eût payé cher si les grands seigneurs de la ville n’eussent pris son parti.

On connaît sa querelle avec dom Goulu, général des Feuillants : la république des lettres se partagea en deux à cette occasion, et prit parti pour ou contre chacun des adversaires. Ce fut une véritable bataille rangée. Un jeune avocat provincial, du nom de Javersac, voulut profiter de la circonstance pour entrer lui-même en lice, et se faire connaître par un coup d’éclat : en conséquence, il se transporta à Paris avec un livre où il attaquait à la fois les deux ennemis, frappant à droite et à gauche avec plus de décision que de talent. Il s’était flatté de gagner la renommée par ce vaillant début, mais il y gagna tout autre chose qu’il n’attendait pas. Le 11 août 1628, à neuf heures du matin, il dormait encore dans le lit de sa chambre d’auberge, quand il se sentit réveillé en sursaut : c’étaient trois hommes qui le bâtonnaient à tour de bras.

Si l’on en croit Javersac, qui publia une relation de l’événement, et Charles Sorel, dans sa Bibliothèque françoise[22], l’écrivain outragé s’élança de son lit, l’épée en main, et poursuivit ses agresseurs jusque dans la rue, où cinquante personnes, ayant vu son arme ployer jusqu’aux gardes, à un grand coup qu’il donna dans la poitrine d’un de ces coquins, connurent qu’ils étaient revêtus de cottes de mailles. Mais Tallemant des Réaux, que nous trouvons toujours sur notre chemin pour ces aventures scandaleuses, ne raconte pas les faits d’une manière si honorable pour le jeune écrivain. Rien n’est plus contradictoire que les nombreux écrits suscités par cette affaire, et dont la plupart ont aujourd’hui disparu.

[22] Des Lettres de M. de Balzac, p. 133.

Dès le lendemain, on criait sur le pont Neuf, la Défaite du paladin Javersac ; et le titre ajoutait, pour donner le change sur le véritable auteur de l’attentat : par les alliés et confédérés du Prince des Feuilles[23]. Personne ne s’y trompa, et Javersac moins que personne, s’il est vrai surtout, comme il le rapporte, qu’un des satellites lui eût dit en le frappant : « On vous avait défendu d’écrire contre M. de Balzac. » On nomme même le gentilhomme (Moulin-Robert) que celui-ci chargea du soin de sa vengeance. Le lecteur voit que les écrivains, comme les grands seigneurs, avaient leurs séides pour ces opérations délicates.

[23] Dom Goulu, général des Feuillants, que Javersac avait attaqué, dans son livre, sous le nom de Phyllarque.

Cette facétie satirique, dont le récit concorde avec celui de l’auteur des Historiettes, se termine en disant que les amis de Phyllarque, « joints en ceci avec ceux du parti contraire, ont juré d’exterminer autant de Javersacs qu’il s’en présentera, et de faire voir aux mauvais poëtes qu’outre le siècle d’or, le siècle d’airain et celui de fer, qui sont si célèbres dans les fables, il y a encore à venir un siècle de bois, dont l’ancienne poésie n’a point parlé, et aux misères et calamités duquel ils auront beaucoup plus de part que les autres hommes. »

Le ton du libelle, le rôle qu’il faisait jouer à Javersac dans la querelle, le soin qu’il prenait de faire retomber l’exécution de l’acte sur le parti de dom Goulu, tout, jusqu’à cet empressement extraordinaire de publier la mésaventure de ce petit auteur inconnu, en a fait attribuer la composition à Balzac lui-même, quoiqu’il s’en soit toujours défendu. Il paraît à peu près certain que l’ouvrage est de lui. Ce serait là une vengeance après coup, encore plus cruelle que la première, et de ces deux actes de mauvais goût, l’un ne ferait certes pas plus honneur que l’autre à sa mémoire. Je l’aime mieux lorsque, sur son lit de mort, il fait prier M. de Javersac, par un de ses amis, de venir le voir, et scelle de ses embrassements et de ses larmes sa réconciliation avec lui[24].

[24] Moriscet, Relat. de la mort de Balzac, à la suite de ses œuvres.

A quelques années de là, nous rencontrons Ménage en démêlé avec Bussy-Rabutin, démêlé non d’homme de lettres à grand seigneur, mais d’écrivain à écrivain. Celui-ci, dans son Histoire amoureuse des Gaules, avait plaisanté sur la passion platonique du savant homme pour madame de Sévigné. Ménage, piqué au vif, tailla sa meilleure plume, la trempa dans sa meilleure encre, et, par une réminiscence de ces agréables discussions du seizième siècle où les érudits échangeaient, dans la langue de Cicéron, de si agréables injures, se mit à composer et à polir, ab irato, une épigramme latine qui, faisant allusion au livre de Bussy et à son emprisonnement, concluait par ce foudroyant distique :

Sic nebulo, gladiis quos formidabat Iberis ;
Quos meruit, Francis fustibus eripitur.

« Ainsi ce drôle est enlevé aux coups d’épée espagnols, qu’il craignait ; aux coups de bâton français, qu’il a mérités. »

Un homme capable de faire sonner de la sorte le bâton dans ses vers ne devait pas reculer devant la réalité. Aussi voulut-il un jour user lui-même de cette arme sur le dos d’un intendant : il est vrai que celui-ci lui avait donné un soufflet ; mais, si c’était une raison suffisante pour autoriser le bâton, en était-ce une pour se vanter de pouvoir le faire assassiner, en payant un spadassin cent pistoles ? Tallemant nous a raconté cette bravade, mais nous aimons à croire, ou que Tallemant a exagéré, ou que Ménage, qui n’avait pas eu le temps de digérer sa colère en l’exprimant en latin, se repentit bien vite de cette boutade inconsidérée ; ou enfin que le mot assassiner avait, dans la bouche du docte personnage, la signification particulière que nous lui avons déjà vue tout à l’heure dans une lettre de Malherbe, ce qui serait encore fort joli. Pourtant, il n’est guère possible d’admettre ici cette dernière explication, car il avait commencé par supplier le cardinal de Retz de lui permettre, en un billet signé de sa main, de donner cent coups de bâton à son intendant, et ce ne fut qu’au refus du maître que, dans sa fureur, il s’emporta jusqu’à l’autre menace.

Ménage s’était borné aux paroles, sans mettre réellement, que nous sachions, la main à l’œuvre : il obtint en retour mesure pour mesure. Lorsque, dans sa Requête des Dictionnaires (1649), qui lui ferma les portes de l’Académie, il eut médit de Boisrobert,

Cet admirable Patelin
Aimant le genre masculin,

un des neveux de l’abbé, dépêché peut-être par son oncle, s’en fut l’attendre un jour, pendant trois heures, avec une gaule choisie parmi les plus solides, à un endroit où il devait passer. Ménage eut la chance de sortir par une autre porte. Il n’avait point frappé, il ne fut point frappé lui-même, mais il s’en fallut d’assez peu pour le rendre plus sage à l’avenir.

Quant à M. de Boisrobert, qui donnait de semblables procurations à ses neveux, nous avons déjà vu, par avance, qu’il fut payé de la même monnaie, et nous n’avons pas à y revenir ici. Encore s’il s’en fût tenu au bâton, on eût pu, jusqu’à un certain point, y trouver une excuse, en se rejetant sur la force de l’habitude. Mais croira-t-on que, dans une discussion littéraire, il alla jusqu’à menacer d’un régiment des gardes Baudeau de Somaize, le futur auteur du Dictionnaire des précieuses, qui, sans se laisser intimider par cette formidable argumentation, lui répondit avec une dignité hautaine ?

Il semble, du reste, que ce dernier genre de discussion, tout étrange qu’il puisse paraître au premier abord, eût alors quelque tendance à se mettre à la mode parmi les auteurs ; car, à la même époque, nous en trouvons un autre exemple, encore plus caractérisé, dans la petite guerre de gros in-quarto qui s’engagea entre Costar et Girac, vers 1655, sur la tombe de Voiture. Les deux tenants commencèrent par s’accabler d’injures réciproques : c’était la règle ; mais bientôt Costar, non content d’avoir employé tout son crédit pour obtenir des magistrats que la parole fût interdite à son adversaire, n’hésita pas à invoquer, sous une forme transparente, l’intervention de la force armée, en le menaçant de lui faire expier ses attaques contre Voiture par les mains des officiers qui passeraient dans l’Angoumois, où résidait le vaillant champion de Balzac. Ce passage, où l’on appelait, en quelque sorte, les dragonnades à l’appui d’une thèse littéraire, mérite d’être transcrit in extenso.

« Sans mentir, dit Costar en parlant de son antagoniste, un homme de cette humeur est bien sujet à se faire battre : j’entends à coups de langue et à coups de plume, car nous ne vivons pas en un siècle si licencieux que l’étoit celui de ces jeunes Romains de condition, qui se promenoient par les rues tout le long du jour, cachant sous leurs robes de longs fouets pour châtier l’insolence de ceux qui n’approuvoient pas le poëte Lucilius, s’ils étoient si malheureux que de se rencontrer en leur chemin. »

Costar a beau prendre, par pudeur, quelques précautions oratoires, on voit bien, et on le verra encore mieux tout à l’heure, que, tout en battant Girac à coups de plume, il trouverait quelque satisfaction à le battre d’une façon plus solide. Il a peine à dissimuler l’admiration qu’il éprouve pour ces jeunes Romains de condition, et l’envie qu’il aurait de les imiter, en châtiant l’insolence d’un homme qui osait ne pas approuver entièrement le dieu Voiture, ni M. de Costar, son prophète :

« Néanmoins, poursuit-il en enflant sa voix, M. de Girac pourroit bien s’attirer quelque logement de gendarmes, s’il passoit des troupes par l’Angoumois ; et je m’étonne que lui, qui ne néglige pas trop ses intérêts, et qui songe à ses affaires, ne se souvienne plus du capitaine qui lui dit, il y a deux ou trois ans : « En considération de M. le marquis de Montausier, j’empêcherai ma compagnie d’aller chez vous, mais c’est à la charge qu’à l’avenir il ne vous arrivera plus d’écrire contre M. de Voiture. »

Que dites-vous de ce capitaine bel-esprit, qui menace d’un logement de soldats ceux qui n’admireront point M. de Voiture, et de Costar qui triomphe en rappelant ce beau fait ? Ce n’est donc point d’aujourd’hui, quoi qu’on en ait prétendu, que certains écrivains appellent les gendarmes à l’aide pour vider leurs discussions littéraires. Qu’on veuille bien en croire ces quelques pages, et qu’on ne nous offre plus trop légèrement pour modèle la bienséance et la dignité des polémiques du grand siècle. On se souvient de ce valet qui dit à Javersac, en le battant dans son lit : « C’est pour vous apprendre à écrire contre M. de Balzac. » Aujourd’hui voilà la même phrase retournée contre un partisan de Balzac. Toujours, on le voit, la loi du talion, et la justification du proverbe de l’Évangile !

« J’ai de la peine, continue encore ce rude jouteur, à deviner ce qui a pu rassurer si fort M. de Girac contre ces menaces, si ce n’est qu’il se soit imaginé qu’en devenant un auteur célèbre il n’auroit plus que faire de recommandation étrangère, et que son livre tout seul lui tiendroit lieu de sauvegarde inviolable aux gens de guerre… Si M. de Girac était mon ami, je lui conseillerais de prendre d’autres sûretés contre le capitaine partisan et vengeur des beaux esprits[25]. »

[25] Suite de la défense, p. 40-41.

D’autres écrivains se gourmaient entre eux et vidaient leurs différends à la force du poignet, comme ce sieur de Haute-Fontaine qui, dans un accès de colère et de dépit, pour se venger d’avoir été vaincu par le ministre Du Moulin dans leurs communes prétentions à une chaire de philosophie, lui écorcha à coups de poing tout le visage, si bien que ce dernier fut obligé de se faire mettre de la peinture couleur de chair sur les endroits lésés. Ce Haute-Fontaine était un rude gaillard, et Tallemant nous raconte encore qu’il donna un soufflet à un capitaine anglais qui médisait du roi de France, et que, dans une hôtellerie, il battit cinq ou six recors qui voulaient emmener quelqu’un en prison.

Les querelles entre gens de lettres avaient donc aussi leurs côtés dangereux, et ce n’est pas sans quelques réserves qu’on peut accepter ce mot du premier président, qui disait à Gilles Boileau, en l’excitant contre l’auteur de Christine, Ægidius Ménage : « Il y auroit du péril entre gens d’épée ; mais les auteurs ne versent que de l’encre. » S’il voulait dire simplement qu’une affaire d’honneur n’était point à craindre, cela était parfaitement vrai, et les écrivains les plus susceptibles d’alors semblent n’avoir pas soupçonné, au moins dans leurs disputes littéraires, ce mode de satisfaction pourtant si répandu : ils se bornaient à des vengeances plus humiliantes pour eux comme pour leurs adversaires. Le mot du premier président ne donne pas une haute idée de la grandeur d’âme et de la dignité de celui qui pouvait avoir besoin d’un tel encouragement.

En passant de la vie privée des auteurs à leurs livres, non pour y découvrir des renseignements particuliers sur tel ou tel fait, mais pour y chercher, dans le ton général et le caractère habituel de la polémique, la trace des mœurs, des usages, des tendances du temps, nous y retrouverons encore l’influence et la souveraineté du bâton. La même conclusion ressort avec la même évidence des faits et des écrits : les uns et les autres suivent une ligne parallèle ; ils se reflètent, pour ainsi dire, en se complétant, et ceux-ci sont comme le commentaire justificatif et l’appendice naturel de ceux-là. Le bâton se dessine à chaque page, dans toutes les attitudes : c’est le vengeur qui apparaît toujours aux moments solennels ; c’est le nec plus ultrà de l’argumentation dans les querelles entre écrivains. Les gladiateurs de plume, ainsi que les appelait Balzac, n’y allaient pas de main morte dans ces duels journaliers où l’on ne s’arrêtait point au premier sang ; et vraiment, à lire les aménités dont, à l’instar des Scaliger et des Scioppius, des Vadius et des Trissotins, le père Garasse et dom Goulu, Girac et Costar, voire Furetière et Scarron, etc., remplissent leurs ouvrages, à l’adresse de leurs adversaires, on se prend à trouver anodines et douceâtres les plus grandes violences de nos escarmouches littéraires ou politiques d’aujourd’hui. Scudéry, Cyrano de Bergerac et le romancier Vital d’Audiguier se vantaient d’écrire avec leurs épées : on dirait que leurs confrères écrivent avec un bâton taillé en guise de plume.

Le bâton était chose tellement dans les mœurs, qu’on l’employait comme un des ressorts de l’action, non-seulement dans les tragi-comédies, mais quelquefois même dans les tragédies de la première moitié du siècle. C’est ainsi que, dans la Rodomontade de Méliglosse (1605), le vieil Aymon, irrité, menace d’appuyer ses représentations de la même manière que le comte de Sault avait appuyé les siennes, et de frotter d’importance ses contradicteurs. J’aurais trop beau jeu de recueillir le même air partout où il se présente, dans les épigrammes, les romans, et surtout les comédies, où les coups de bâton forment, pour ainsi dire, la base même de l’intrigue : c’est là un des cachets de la littérature du temps, comme plus tard le seront tour à tour les tirades sur la tolérance, les descriptions de souterrains et de fantômes, les bonnes lames de Tolède, et les dames aux camellias. Je veux seulement rapporter quelques exemples, qui suffiront pour indiquer le ton général.

Voici d’abord le d’Artagnan littéraire, le matamore périgourdin : Cyrano, qui a l’épiderme très-irritable et qui ne peut souffrir la contradiction, ne rêve que d’assommer ceux qui lui déplaisent. C’est lui qui disait au comédien Montfleury, son ennemi intime : « Penses-tu donc, à cause qu’un homme ne te sauroit battre tout entier en vingt-quatre heures, et qu’il ne sauroit en un jour échigner qu’une de tes omoplates, que je me veuille reposer de ta mort sur le bourreau ? » Les coups de bâton pleuvent comme grêle dans ses Lettres, au point même que cet éternel refrain, qui ne manquait pas d’abord d’un certain agrément, finit par devenir des plus monotones, — comme je crains qu’il ne le devienne dans ce livre, sans qu’il y ait de ma faute. L’exemple suivant est assez caractéristique pour me dispenser de tous les autres : « On vous coupe du bois… car je vous proteste que, si les coups de bâton pouvoient s’envoyer par écrit, vous liriez ma lettre des épaules, et que vous y verriez un homme armé d’un tricot sortir visiblement de la place où j’ai accoutumé de mettre, monsieur, votre très-humble serviteur. » (A un comte de bas aloi.)[26].

[26] Voir encore Lettr. satiriq., II, 19, etc. ; édit. P. Lacroix, chez Delahays.

Saint-Amant réserve une correction semblable à l’imprimeur qui a donné une édition subreptice et fautive de ses œuvres :

Pour moi, je lui promets tant de coups de bâton,
Si jamais sur son dos je puis prendre le ton,
Qu’il croira que du ciel, qu’à sa perte j’oblige,
Il pleuvra des cotrets par un nouveau prodige[27].

[27] Élégie au duc de Retz.

Ne dirait-on pas, sauf les rimes, que ces vers sont sortis du même moule que la prose de Cyrano ?

Dans son Poëte crotté, où il a eu Maillet spécialement en vue, Saint-Amant a tracé aussi, avec son entrain habituel, un tableau un peu chargé peut-être, mais très-vrai au fond, de la condition ordinaire de certains écrivains en sous-ordre, et de l’aimable façon dont ils étaient traités, même par les valets de leurs protecteurs :

A la fin, saoul de chiquenaudes,
De taloches, de gringuenaudes,
D’ardentes mouches sur l’orteil,
De camouflets dans le sommeil,
De pets en coque à la moustache,
De papiers qu’au dos on attache,
D’enfler même pour les laquais,
De bernements, de sobriquets,
De coups d’épingle dans les fesses,
Et de plusieurs autres caresses
Que dans le Louvre on lui faisoit
Quand son diable l’y conduisoit,
Il lui prit, quoique tard, envie
D’aller ailleurs passer sa vie.

Plus loin, le poëte crotté prend la parole :

L’aventure du paladin[28]
Me fait tressaillir de l’épaule :
Je redoute en diable la gaule,
Et m’est avis que sur mon dos
Je ne sens déjà que fagots.

[28] Javersac.

Écoutez cet agréable vaudeville, qui donne la note des plaisanteries du temps :

Saint-Ruth, Calais, Larry, Boufflers,
Ce ne sont point des ducs et pairs
Et ne prétendent point de l’être
Par plus d’une bonne raison ;
Car ils servent si bien leur maître,
Qu’ils mériteraient le bâton, etc.

Puis, c’est une autre muse anonyme qui chante à son tour, sur l’air connu :

Quoi ! Nogaret se mêle
De faire des chansons ?
Ne craint-il point la grêle
De cent coups de bâtons ?

Ici, c’est Scudéry, dont on parodie la superbe épigraphe en deux vers burlesquement menaçants :

Et, poëte et Gascon,
Il aura du bâton.

Là, c’est l’abbé de Pure, qui, dans son roman de la Précieuse, s’adresse en ces termes, par l’intermédiaire d’un de ses personnages, à un méchant poëte provincial :

Tes vers sont tout ton bien, terre, prés et garenne ;
Mais encor que peux-tu, d’une semblable graine,
Ni semer, ni cueillir que des coups de bâton ?

Enfin, puisqu’il faut se borner dans cette revue, que je pourrais prolonger à l’infini, Scarron, le moins cruel des hommes pourtant, a joint sa voix à ce concert, en maint et maint endroit de ses œuvres. Écoutez-le, dans sa chanson contre Gilles Boileau, s’écrier sur le mode lyrique :

Taisez-vous, Boileau le critique :
On fait, pour votre hiver, grand amas de fagots ;
On veut qu’un bras fort vous applique
Cent coups de bâton sur le dos.

Ailleurs, dans ses burlesques Imprécations contre celui qui lui a pris son Juvénal, il souhaite de voir le voleur fustigé à tour de bras, et de l’entendre crier sous les étrivières. Il termine sa satire contre ceux qui font passer leurs libelles diffamatoires sous le nom d’autrui, en leur disant : « Vous savez

… Qu’outre les fléaux, famine, guerre, peste,
Il en est encore un, fatal aux rimailleurs,
Fort connu de tout temps, en France comme ailleurs :
C’est un mal qui se prend d’ordinaire aux épaules,
Causé par des bâtons, quelquefois par des gaules.

Mais, loin de lui en vouloir de ces intempérances de langage, il faut plutôt lui savoir gré de n’avoir pas été plus loin, quand on songe que, dans sa Baronade, il va jusqu’à souhaiter que Baron soit pendu, et que, dans sa Mazarinade (si toutefois cette pièce est bien de lui), il dit, en parlant du cardinal, qu’il espère voir le jour où

Sa carcasse désentraillée,
Par la canaille tiraillée,
Ensanglantera le pavé.

Voilà qui est peu plaisant pour un poëte burlesque. Restons-en sur ce beau trait : tout ce que nous pourrions découvrir encore serait pâle à côté d’une période aussi haute en couleurs.

Il nous semble que ces citations ont bien leur éloquence, et que nous ne pouvions mieux achever de démontrer à quel point les coups de bâton étaient passés dans la langue, dans les mœurs et dans les actions du temps.

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