Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
IX
Et d’abord les gens de lettres eux-mêmes étaient encore bien loin de donner, dans leurs relations réciproques, l’exemple de la dignité et du savoir-vivre. Parmi ceux qui recoururent, au dix-huitième siècle, à cette brutale polémique en action, ils sont les plus nombreux : ce sont eux qui nous fourniront, en même temps que les victimes, la plupart des bourreaux. C’était sans doute, à le bien prendre, quelque chose de moins honteux d’être bâtonné par un confrère que par un profane : cela venait d’un homme du métier, d’un égal ; cela ne sortait pas de la famille. Mais je doute que l’enclume ait assez de philosophie pour se consoler, parce qu’elle est la sœur du marteau qui la frappe.
Les renseignements, sans nous faire absolument défaut pour la première partie du siècle, sont bien plus nombreux néanmoins pour la dernière moitié, où, parmi beaucoup d’autres recueils utiles, nous avons surtout, afin de nous instruire jour par jour, compulsé avec fruit ces inépuisables répertoires d’anecdotes scandaleuses, qu’on nomme les Mémoires de Bachaumont et la Correspondance secrète.
La première victime que nous rencontrons est Jean-Baptiste Rousseau. On connaît l’histoire des fameux couplets qui lui furent attribués, et dont les premiers, au moins, sont certainement de lui. Cependant c’était contre l’auteur de ces vers qu’il s’emportait, dans une lettre à Duché, du 22 février 1701, jusqu’à l’imprécation suivante :
C’était lui-même que J. B. Rousseau menaçait, et ce fut contre lui que son vœu se réalisa. Ces malheureuses strophes lui valurent, à plusieurs reprises, des corrections du genre qu’il avait pris la peine d’indiquer. Autreau nous en rend témoignage dans la complainte à la façon populaire qu’il composa sur son ennemi, quand eurent paru les seconds couplets :
Plus tard encore, à la suite des derniers couplets, qu’on persista à lui imputer, quoiqu’aux yeux de la postérité impartiale il semble en être innocent, J. B. Rousseau eut la même humiliation à subir : « L’un des offensés, la Faye, dit en une docte et noble périphrase la Biographie Michaud, trouva la chose assez démontrée pour se permettre d’imprimer à l’auteur désigné l’ineffaçable affront d’une correction publique et personnelle. » Dans son Anti-Rousseau, gros pamphlet d’une effroyable violence, Gacon n’a pas manqué de revenir avec complaisance à ces exécutions odieuses, sur lesquelles pourtant ses propres souvenirs auraient dû le faire glisser légèrement.
Après J. B. Rousseau, le poëte Roy, par son orgueil et l’âpreté de son caractère, s’attira plus d’une fâcheuse aubaine. Un soir, vers 1730, il fut rencontré, dans un endroit propice, par Montcrif, auteur d’une Histoire des chats, contre laquelle il avait dirigé une sanglante épigramme. C’était peu de temps après avoir été battu à plates coutures par un cocher ; aussi le malheureux poëte, le corps moulu de sa dernière aventure et en flairant une nouvelle, tâcha-t-il de s’esquiver doucement. Ce fut en vain. Une minute après, Montcrif le pressait en un coin et le fustigeait de la belle manière, tandis que la victime, faisant contre fortune bon cœur, essayait d’adoucir son exécuteur par un bon mot : « Patte de velours, Minou ; je t’en prie, fais-moi patte de velours[39]. »
[39] Journal de Favart, 15 octobre, 1765. Correspondance de Grimm.
Puisque nous tenons Roy, nous ne l’abandonnerons pas sans parler de ses autres accidents : « Son esprit satirique l’avait rendu odieux, dit encore Favart, à la même page de son journal. Tout le monde se souvient de son Coche, petite pièce de vers allégoriques qu’il fit contre l’Académie. Cette imprudence l’empêcha d’y être reçu. Le roi l’honora du cordon de Saint-Michel ; il en était si glorieux, qu’il allait dans toutes les promenades pour le montrer à tous ceux qu’il rencontrait : « Messieurs, messieurs, disait-il, voici le cordon de Saint-Michel ; c’est la critique de l’Académie. Voici le cordon. » Quelqu’un lui répondit flegmatiquement un jour : « Monsieur Roy, ce n’est pas encore ce que vous méritez. »
Une autre fois, on lui demandait, à l’Opéra, s’il ne donnerait pas bientôt un nouvel ouvrage : « Oui, répondit-il, je travaille au ballet de l’Année galante. — Un balai, monsieur Roy, s’écria une voix derrière lui ; prenez garde au manche ! »
Le Mahomet de Voltaire fit naître une violente contestation entre Roy et le tout petit abbé Chauvelin, un des plus intrépides partisans de l’auteur. Poussé à bout, l’abbé eut recours à l’argument ordinaire contre son antagoniste. « Si je ne portais un rabat, dit-il, je vous assommerais de coups de bâton. — Monsieur l’abbé, répondit Roy en toisant les trois pieds de haut du belliqueux ragotin, vous voudriez donc me casser la cheville du pied ? » Ainsi l’abbé pouvait lui donner des coups de bâton, il ne le niait pas ; il lui suffisait de savoir et de dire que ces coups n’arriveraient jamais jusqu’à ses épaules.
Il récolta pis que des menaces : nous l’avons déjà vu, nous allons le voir encore. Cette fois, il est vrai, ce fut de la part d’un homme de qualité, d’un prince du sang ; mais ce prince du sang était devenu son confrère par son entrée à l’Académie, et c’est ce qui nous permet de raconter ici cette anecdote, sans trop empiéter sur les droits du chapitre suivant. En 1754, le comte de Clermont, fameux surtout par son ineptie et par le sérail qu’il s’était formé à Paris, témoigna le désir d’être admis dans le docte corps, je ne sais au juste pour laquelle de ces deux raisons. On s’empressa naturellement de l’élire. La verve des plaisants s’alluma, et Roy, qui n’était jamais en arrière dès qu’il s’agissait d’épigramme, en lança une des plus cruelles contre le nouveau récipiendaire :
Le comte de Clermont se fâcha et délégua le soin de sa vengeance à un nègre, qui maltraita l’auteur beaucoup plus brutalement encore que ne l’avait fait Montcrif[40]. On a même dit qu’il s’y prit si bien, que Roy en mourut. Si cela est, il faut convenir que celui-ci y a mis le temps, car de la réception du comte à la mort du poëte, il s’écoula dix années.
[40] Palissot, Mém. de littér.
Un des écrivains les plus bâtonnés du dix-huitième siècle, en paroles ou en réalité, ce fut la Harpe, « dont le visage appelle le soufflet », disait-on ; l’Aristarque abhorré, qui, durant le cours entier de sa vie, fut en butte à la haine, au mépris, au persiflage amer de toute la république des lettres. « Il a reçu des croquignoles de tous ceux qui ont voulu lui en donner, lit-on dans les Mémoires secrets, et ne s’est vengé que par sa plume, qui ne l’a pas toujours bien servi. »
Ayant malmené, dans le Mercure (1773), un recueil entrepris par Sauvigny sous le titre de Parnasse des Dames, celui-ci s’en piqua au point de proposer au critique de mettre l’épée à la main. La Harpe s’en défendit en sa qualité de père de famille. Alors la fureur de Sauvigny ne connut plus de bornes ; il prit son adversaire au collet, et se préparait à le jeter à terre, lorsqu’on s’entremit pour les séparer ; mais il ne lâcha prise qu’en le menaçant de lui donner du bâton au premier jour[41].
[41] Mémoir. secr., 27 févr. 1773. C’est toujours à l’édition de Londres, (chez Adamson), que se rapportent les indications données dans nos notes.
En 1777, indigné d’une âpre critique échappée au Quintilien français, à propos de son Malheureux imaginaire, comédie glaciale, qui fut enterrée sous les bâillements unanimes de l’auditoire, Dorat se montra fort peu disposé à l’oubli des injures : « Indépendamment d’une lettre insérée dans les feuilles de l’Année littéraire, où il traite son adversaire de la façon la plus méprisante, il annonce publiquement qu’il se propose de le vexer d’une manière encore plus outrageante, s’il le rencontre : ce qui oblige la Bamboche (c’est une expression de M. Dorat) à se tenir close et couverte, et à ne sortir qu’en voiture. » La lettre dont il est question dans ce passage des Mémoires secrets se terminait à peu près ainsi : « Des personnes vives ne peuvent souffrir une vanité si insultante, sans être tentées d’appliquer une correction à l’auteur. Quand un nain se piète pour se grandir, une chiquenaude vous en débarrasse[42]. »
[42] Correspondance secr., IV, 117.
Plus loin, le recueil de Bachaumont, revenant sur cette affaire, ajoute : « On ne sait si M. de la Harpe a reçu réellement les coups de bâton dont le menaçait depuis longtemps M. Dorat ; si le premier, las de se ruiner en voitures pour se soustraire à la vengeance de son ennemi, lui aura enfin fourni l’occasion qu’il attendait : mais il court là-dessus une pasquinade un peu vive, surtout à l’égard d’un académicien[43]. » Aussi l’Académie s’en émut-elle, et, s’il faut en croire la Correspondance secrète, elle délibéra que la Harpe était tenu à tirer satisfaction de ces outrages, sous peine de se voir rayer du tableau de ses membres.
[43] Mémoires secrets, t. X, p. 31, 111.
Cette guerre donna naissance à beaucoup de facéties. On fit surtout circuler l’annonce suivante, renouvelée d’un calembour du marquis de Bièvre sur Fréron : « Une société d’amateurs, ayant proposé l’année dernière un prix à qui pincerait le mieux de la harpe, a déclaré que ce prix avait été adjugé à M. Dorat : elle se propose de donner l’année prochaine un prix double à celui qui, à la satisfaction du public, aura pu, par le moyen des baguettes, tirer de la harpe des sons plus doux et plus harmonieux[44]. »
[44] Mém. secr., t. X, p. 189.
Deux ans après, nous retrouvons le critique aux prises avec Suard, dans la grande querelle entre les gluckistes et les piccinistes, qui devint, sinon la cause réelle, du moins le prétexte de leurs hostilités. Suard connaissait bien son adversaire, aussi finit-il par le menacer de lui couper les oreilles, et la Harpe, qui tenait à ses oreilles, s’empressa de confesser par son attitude la valeur de ce nouvel argument.
Si encore on s’en était tenu aux épigrammes ! Il s’en fallut de beaucoup, hélas ! et nous aurions fort à faire de nombrer toutes les corrections fraternelles qu’il reçut. Citons-en deux seulement, parmi les principales :
« L’un de ceux qu’il a le plus malmenés, lit-on dans la Correspondance secrète[45], l’a rencontré ces jours derniers dans une maison. L’académicien ne le connaissait pas : il s’est avisé de répandre tous les flots de sa bile noire sur le drame et sur l’auteur (le drame était le Bureau d’esprit, et l’auteur le chevalier Rutlidge). Celui-ci, fatigué de garder l’incognito, a appliqué à l’homme de lettres ce qu’on appelle en latin alapa. Le petit bébé a trouvé l’apostrophe un peu vive, et a demandé qui lui faisait cette injure. L’autre a répondu : « Mon petit monsieur, c’est un dépôt que je confie à votre joue, pour le faire passer à tous les impudents tels que vous. »
[45] T. III, p. 53, 17 déc. 1776.
Mais un des plus terribles ennemis auquel il eut jamais affaire, ce fut Blin de Sainmore, dont il avait attaqué la tragédie d’Orphanis avec l’aigreur qui lui était habituelle, toutes les fois qu’il ne parlait pas de ses propres ouvrages. La réplique ne se fit pas attendre : Blin rencontra (1773) l’Aristarque, qui, frisé, pimpant, couvert de parfums, paré comme une châsse, se rendait à un dîner dans quelqu’un de ces bureaux d’esprit où il brillait par son babil et ses alexandrins. Sans respect pour cette toilette éblouissante, il lui courut sus, lui administra un coup de poing, finit par le jeter tout de son long dans le ruisseau, et ne se serait peut-être point arrêté là, si le critique aux pieds légers, comme on le surnomma en cette conjoncture, n’eût pris aussitôt la fuite.
C’était là une réplique de crocheteur : on semblait s’être donné le mot pour n’en jamais accorder d’autre à la Harpe. Une plume de hêtre, disait une épigramme d’une violence incroyable, qui circulait en mai 1777, voilà tout ce qu’il fallait pour le réduire au silence. « Vous remarquerez sûrement, ajoute à ce propos la Correspondance secrète[46], le ton avec lequel on parle à ce fameux critique. L’un lui promet des chiquenaudes ; l’autre lui reproche d’avoir eu des soufflets ; celui-ci fait courir une quittance de coups de bâton signée de lui, et enfin celui-là propose de le transporter, comme partisan de l’antiquité, au milieu de la bataille de Cannes. On ne peut s’empêcher de convenir qu’il faut qu’un homme soit bien généralement méprisé pour qu’on puisse impunément se permettre avec lui de pareilles plaisanteries. »
[46] Id., t. III, p. 346.
Cependant la Harpe avait ses partisans. Au premier rang brillait, par son zèle et sa décision, Saint-Ange, le traducteur d’Ovide, et cela devait être, car Saint-Ange, caractère inquiet, vaniteux, personnel, fut certainement, après son chef de file, auquel il ressemblait au physique comme au moral, l’un des écrivains les plus bâtonnés du siècle. Un jour, ce poëte eut, au café Procope, rendez-vous habituel des auteurs du temps, une querelle au sujet de son patron littéraire. Il tranche d’abord du don Quichotte, et parle de se battre envers et contre tous les détracteurs de celui-ci. La rixe s’échauffe, on finit par lui rire au nez de ces transports belliqueux, sur lesquels on savait bien, sans doute, à quoi s’en tenir ; on lui donne un soufflet qu’il garde, et, le lendemain, il recevait une épée de bois, avec ces vers :
[47] Id., p. 208, 21 octobre 1775.
On rit beaucoup pendant quelques jours de cette facétie, que chacun compléta à sa guise. On ne manqua pas de raconter, par exemple, que Saint-Ange avait couru, armé en guerre, chez la Harpe, afin de lui demander comment il fallait s’y prendre pour se battre, et que celui-ci, lui avait majestueusement répondu : « Mon ami, Blin de Sainmore vous dira la façon dont on soutient de semblables affaires. »
Je ne sais si Blin de Sainmore instruisit Saint-Ange, mais celui-ci n’aurait guère profité de ses leçons, car, plus tard, Grimod de la Reynière l’étrilla de la plus rude manière, dans un mémoire écrit sous le nom de Duchosal, et lui donna autant de croquignoles et de coups de bâton qu’il s’en peut donner sur le papier.
Passons à une autre de ses aventures. On lit dans la Chronique scandaleuse : « M. de S… (Saint-Ange), jeune poëte chargé du choix et de l’arrangement des pièces fugitives dans le Mercure, s’est avisé d’y insérer une épigramme sanglante contre un avocat. Ensuite il a eu l’imprudence de s’en avouer l’auteur au café de l’ancienne Comédie-Française. L’avocat, qui l’apprend, arrive un soir à ce café, y trouve son homme, et l’interpelle de déclarer s’il est en effet l’auteur de l’épigramme. Le poëte l’avoue ; l’avocat veut le faire sortir pour en avoir raison ; le poëte refuse et veut persifler l’avocat : celui-ci lui détache un soufflet des mieux appliqués. M. de S… sort tout confus, et en marmottant, dit-on, avec la candeur du nom qu’il porte : « Heureusement qu’il ne m’a pas fait de mal. » L’aventure était trop publique pour rester ignorée. Le petit poëte, se trouvant, quelques jours après, au Musée de la rue Dauphine, eut une querelle avec le président. Celui-ci lui reprocha l’affront qu’il avait reçu. M. de S…, voyant qu’il n’avait pour adversaire qu’un pauvre abbé paralytique, s’avise de montrer du courage, lève sa canne, le président sa béquille, et l’on vit commencer un combat assez bizarre entre ces deux champions. On les sépara ; la garde vint, et le petit poëte, chassé, jura d’en tirer vengeance dans le prochain Mercure. »
Il ne faisait pas bon être critique alors, — encore moins qu’aujourd’hui. Tous les Aristarques n’avaient pas l’impertinent aplomb de ce Morande, qui, dans ses Mélanges confus sur des matières fort claires, turlupinant le chevalier de Mouhy, d’Arnaud-Baculard et l’abbé de la Porte, les priait en note de vouloir bien venir recevoir l’un après l’autre les croquignoles qu’il leur destinait, en cas qu’ils eussent de l’humeur.
L’abbé Sabathier publiait-il ses Trois Siècles, un infime auteur, d’Aquin, maltraité par le biographe, lui décochait ce quatrain :
[48] Les Mémoires secrets insinuent (XXX, p. 317) qu’il reçut réellement des coups de bâton ; mais, comme ils ne le disent qu’en passant et d’une manière vague, sans aucun fait précis à l’appui, il est permis de n’en pas tenir compte.
M. Framery, musicien homme de lettres, ou homme de lettres musicien, déclarait-il, dans un journal, que Noverre n’était pas un aussi grand homme qu’on pouvait le croire, celui-ci s’emportait contre lui dans un cercle, jusqu’à le menacer d’une correction dont il se souviendrait toujours ; et sur l’observation du critique : « Mais, monsieur, vous me parlez comme pourrait faire un maréchal de France. — Si j’étais maréchal, ripostait le bouillant chorégraphe avec un geste expressif, je sais bien à quoi me servirait mon bâton[49]. »
[49] Mémoir. secr., VI, 311. Corresp. secrète, III, 430.
Rousseau écrivait-il à Saint-Lambert, pour le régenter sur sa liaison avec madame d’Houdetot, après avoir tâché de la lui ravir : « On ne répond à cette lettre que par des coups de bâton », disait l’auteur des Saisons à son ami Diderot.
La Harpe lui-même, en dépit de la philosophie stoïque dont il faisait parade, bien aise sans doute de se dédommager quelque peu, dans la mesure de ses forces, de tous les affronts semblables qu’il avait reçus, envoyait à Dussieux, l’un des rédacteurs du Journal de Paris, une lettre d’injures, où il finissait par lui promettre des coups de bâton, pour avoir traité irrévérencieusement une de ses tragédies. Mais cette tentative ne fut pas heureuse : Dussieux porta plainte au criminel, et, sur l’intervention de l’Académie, la Harpe se vit contraint de faire des excuses à son critique, triste dénoûment après un si beau début.
Lebrun, qui, depuis, fut Lebrun-Pindare, mécontent d’un jugement de Fréron sur son compte, allait déposer chez lui une carte de visite conçue en ces termes expressifs : « M. Lebrun a eu l’honneur de passer chez M. Fréron, pour lui donner quelque chose[50]. »
[50] Journal de Collé, t. III, mars 1763.
Nous aurions trop à faire si nous voulions énumérer en détail toutes les mésaventures du même genre dont fut victime Poinsinet le jeune,
dit une complainte du temps qui roule sur ses infortunes. Un jour ses amis du Caveau, s’inspirant peut-être de la comédie de Brécourt : le Jaloux invisible, qui repose sur une donnée analogue, parvinrent à convaincre le crédule petit homme qu’il pouvait se dérober aux regards, en se frottant le visage d’une certaine pommade fournie par un philosophe cabalistique. Il se soumet à l’opération, et reçoit avec extase les coups de poing, les verres de vin qu’on lui jette à la figure, les assiettes qu’on lui lance dans les jambes, persuadé que ce sont là autant de preuves de l’efficacité de la pommade. Il fallut, pour le désabuser, que son père, chez qui il s’était introduit, oint du précieux baume, pour dévaliser son secrétaire, lui démontrât à coups de bâton qu’il n’était pas suffisamment invisible[51].
[51] Journal de Favart.
Une autre fois, dans un des bals masqués de l’Opéra, (1768), Poinsinet fut victime d’une mystification plus cruelle encore : « Différentes demoiselles des quadrilles, à la tête desquelles était mademoiselle Guimard, ont entouré le poëte, qui n’était point masqué, et, sans dire gare, sont tombées sur lui à coups de poing, à qui mieux mieux. En vain le pauvre diable, qui n’osait se revenger, demandait pourquoi on le tourmentait ainsi : « Pourquoi as-tu fait un méchant opéra ? » lui répondait-on en chorus. Et les coups de pleuvoir de nouveau sur lui comme grêle. Cette farce assez bête a attiré tous les spectateurs, et n’en est pas moins désagréable pour le sieur Poinsinet, qui a eu beaucoup de peine à s’échapper, roué, moulu de coups, maudissant sa gloire, et sentant combien, une grande réputation est à charge[52]. »
[52] Mémoir. secr., t. III, p. 296.
Car, hélas ! comédiens et comédiennes se mêlaient aussi de bâtonner les auteurs, et c’était encore là une guerre civile, sinon entre frères, du moins entre cousins. Mademoiselle la Prairie rompit plus d’une fois sa mignonne cravache sur le dos des folliculaires assez hardis pour l’offenser : il est vrai que cette demoiselle était la maîtresse du prince de Soubise, et que les habitudes des gentilshommes devaient avoir déteint sur elle.
Une curieuse anecdote, qui nous a été conservée dans les annales de l’histoire du théâtre, nous démontrera mieux encore comment s’y prenaient ces vindicatives personnes pour se faire respecter par la plume mordante et licencieuse des écrivains d’alors.
Favart venait de donner la Chercheuse d’esprit au théâtre de la foire Saint-Germain (20 février 1741) : cette pièce se terminait par une série de treize couplets chantés par tous les personnages. Un jeune auteur, dont on ne nous a pas conservé le nom, trouva charmant de parodier ces couplets, en les retournant contre les comédiennes, qu’il n’épargna guères. Celles-ci se réunissent aussitôt en assemblée secrète pour délibérer sur la punition du coupable. Le lendemain, notre bel esprit, tout fier de son exploit, se pavanait à l’amphithéâtre. Mademoiselle Brillant, qui s’était mise à la tête du complot, va s’asseoir à côté de lui, et, engageant l’entretien sans affectation, le comble de politesses et porte sa chanson aux nues : « Vous ne m’avez pas ménagée, dit-elle, mais je suis bonne princesse et j’entends raillerie. Je ne me fâche pas quand les choses sont dites avec tant de finesse et d’esprit. Il y a de mes compagnes qui font les bégueules : je suis bien aise de les désoler. Il me manque deux ou trois couplets : voulez-vous me faire l’amitié de venir les écrire dans ma loge ? » Le jeune homme, flatté de ces louanges, et ne soupçonnant pas le piége, la suit sans hésiter. Mais à peine était-il entré, que toutes les actrices, armées de longues poignées de verges, fondent sur lui et l’étrillent impitoyablement. Peut-être l’auraient-elles fouetté jusqu’à la mort, car que ne peut un cénacle de femmes en fureur ! si l’officier de police, accouru aux clameurs déchirantes du patient, n’eût, à grand’peine, mis fin à l’exécution. Aussitôt délivré, le malheureux auteur, sans prendre le temps de se rajuster, fendit la foule attirée par le bruit, et courut, toutes voiles dehors, jusqu’à son logis, au milieu des huées. Trois jours après, il s’embarquait pour les îles, et jamais depuis on n’en eut de nouvelles[53].
[53] Desboulmiers, Hist. de l’Opéra-Com., t. II, p. 33. — Lemazurier, Galerie des acteurs du Th.-Fr., II, 49.
C’est encore là une mystification, qui n’est pas sans rapport avec celle de Poinsinet, mais qui tourne beaucoup trop au tragique pour qu’il nous soit possible d’en rire. S’il fallait absolument s’amuser de quelqu’une de ces farces, non-seulement bêtes, comme les appellent les Mémoires de Bachaumont, mais encore plus ignobles et plus humiliantes, nous choisirions, malgré sa cruauté, celle dont Barthe fut victime en 1768.
L’auteur des Fausses Infidélités était un homme aussi poltron que violent, orgueilleux et égoïste. « Ayant eu une querelle littéraire dans une maison avec M. le marquis de Villette, la dissertation a dégénéré en injures, au point que le dernier a défié l’autre au combat, et lui a dit qu’il irait le chercher le lendemain matin à sept heures. Celui-ci, rentré chez lui et livré aux réflexions noires de la nuit et de la solitude, n’a pu tenir à ses craintes. Il est descendu chez un nommé Solier, médecin, homme d’esprit et facétieux, demeurant dans la même maison, rue de Richelieu, et lui a exposé ses perplexités et demandé ses conseils. « N’est-ce que cela ? Je vous tirerai de ce mauvais pas : faites seulement tout ce que je vous dirai. Demain matin, quand M. de Villette montera chez vous, donnez ordre à votre laquais de dire que vous êtes chez moi et de me l’amener. Pendant ce temps, cachez-vous sous votre lit. » Le lendemain, on introduit M. de Villette chez M. Solier, sous prétexte d’y venir chercher M. Barthe : « Il n’y est point, mais que lui veut monsieur le marquis ? » Après les difficultés ordinaires de s’expliquer, il conte les raisons de sa visite : « Vous ne savez donc pas, monsieur le marquis, que M. Barthe est fou ? C’est moi qui le traite, et vous allez en voir la preuve. » Le médecin avait fait tenir prêts des crocheteurs. On monte, on ne trouve personne dans le lit ; on cherche dans tout l’appartement. Enfin, M. Solier, comme par hasard, regarde sous le lit ; il y découvre son malade : « Quel acte de démence plus décidé ? » On l’en tire plus mort que vif. Les crocheteurs se mettent à ses trousses, et le fustigent d’importance, par ordre de l’Esculape. Barthe, étonné de cette mystification, ne sait s’il doit crier ou se taire. La douleur l’emporte : il fait des hurlements affreux. On apporte ensuite des seaux d’eau, dont on arrose les plaies du pauvre diable. Puis on l’essuie, on le recouche, et son adversaire ne peut disconvenir que ce poëte ne soit vraiment fou. Il s’en va, en plaignant le sort de ce malheureux. Du reste M. Barthe a trouvé le remède violent, surtout de la part d’un ami[54]. » Je le crois sans peine. Il fallait, ce me semble, avoir bien piètre opinion d’un homme pour entreprendre de le sauver ainsi.
[54] Mémoir. secrets, t. IV, p. 28.
Une dernière mystification d’un genre analogue. Nous cédons la parole à Collé : « M. Grotz, gazetier d’Erlang, dans la principauté de Bareith, s’était avisé d’insérer dans sa Gazette quelques gaietés contre le défunt roi de Prusse (Frédéric-Guillaume I, celui qui corrigeait, au besoin, sa fille à coups de canne, comme ses capitaines). Un bas-officier des troupes de ce prince, qui faisait à Erlang des recrues pour Sa Majesté prussienne, reçut ordre de ce monarque de donner cent coups de bâton à ce joyeux gazetier, et d’en tirer un reçu. L’officier, pour s’acquitter plus sûrement de sa commission, imagina de proposer au sieur Grotz une partie de plaisir hors la ville. Après avoir, pendant quelques semaines, fait liaison avec lui, et s’être attiré quelque espèce de confiance, il lui exposa donc, dans cette partie, les ordres qu’il avait reçus de son maître, à quoi le gazetier répliqua qu’ils étaient trop amis pour qu’il les exécutât. L’officier lui témoigna, en apparence, sa répugnance à cet égard, mais qu’au moins fallait-il qu’il parût qu’il lui eût donné les coups de bâton en question, et que pour cela il était nécessaire qu’il lui en donnât un reçu. Ce fut avec bien de la peine qu’il détermina le sieur Grotz à lui délivrer un récépissé aussi extraordinaire ; cependant il lui fut expédié en bonne forme par le gazetier. Aussitôt que l’officier en fut nanti, il lui déclara qu’il était trop honnête homme pour accepter le reçu d’une somme qu’il n’avait pas remise, et, ayant fait entrer quelques soldats de sa recrue, il la compta lui-même sur le dos du gazetier, à qui il fit la révérence ensuite, et qu’il laissa[55]. »
[55] Journal, t. I, janv. 1751.