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Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire

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III

Après ces réflexions et ces détails préliminaires, entrons droit au cœur du sujet, au beau milieu de ce siècle qu’on est accoutumé à regarder comme l’ère du décorum et de la dignité solennelle dans les mœurs, aussi bien que dans les lettres.

A tout seigneur tout honneur : nous commencerons donc par l’Académie, quitte à revenir sur nos pas, au besoin. Il s’agit d’une petite aventure arrivée à l’un de ses premiers membres, M. de Boissat, surnommé l’Esprit, pour sa facilité à faire des vers latins, et l’auteur aujourd’hui fort ignoré de l’Histoire négrepontine. On apprit un jour, à Paris, que cet écrivain, connu par ses duels, venait d’être bâtonné d’importance par les valets du comte de Sault, lieutenant du roi dans le Dauphiné. Boissat, dit-on, au milieu d’un bal où il se trouvait déguisé en femme, n’avait pas parlé avec le respect séant à madame la comtesse, dont la colère voulut une vengeance. Il avait eu grand tort, j’en conviens ; néanmoins, au lieu d’accepter le châtiment de son audace, comme on s’y attendait sans doute, avec l’humilité et la résignation convenables, la victime eut le mauvais goût de se redresser sous l’outrage et d’exiger à grands cris une réparation d’honneur. C’est qu’aussi ce n’était pas un de ces piètres rimeurs de balle, un de ces petits auteurs sans nom, à qui il ne pouvait rester d’autre ressource que de secouer les oreilles en semblable occurrence : M. de Boissat était gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, comte palatin de par le vice-légat d’Avignon, et ancien militaire. De plus, sa qualité d’académicien lui était montée à la tête : il y avait trois ans à peine que le docte corps était formé, et ses membres se trouvaient alors dans toute la ferveur, et, si je l’ose dire, dans la lune de miel de leur noviciat. Il ne voulut donc pas souffrir que l’illustre assemblée fût ainsi avilie dans sa personne, et il lui en écrivit aussitôt, espérant qu’elle engagerait Richelieu, son protecteur, à venger un pareil affront.

Ce fut une grosse affaire, dont le retentissement ne s’apaisa pas sans peine. Il faut savoir gré à l’outrage de son insistance, et l’en honorer d’autant plus, que cet exemple est presque unique alors.

Enfin, au bout de treize mois de négociations et de pourparlers, on parvint, grâce à l’intervention de la noblesse dauphinoise, à étouffer le scandale. Boissat eut sa réparation, savamment réglée de point en point, comme eût pu le faire le plus habile de nos arbitres sur les questions d’honneur. On alla même jusqu’à mettre un bâton (toujours le bâton), entre les mains de l’offensé, pour en user comme bon lui semblerait, suivant les termes du procès-verbal, sur le dos des valets qui l’avaient frappé, et qui se tenaient agenouillés à ses pieds. Mais Boissat se montra magnanime et n’usa pas de la loi du talion.

On peut, si l’on en est curieux, voir les pièces du débat dans l’Histoire de l’Académie, de Pellisson. Ce fut, à ce qu’il paraît, d’après le désir du battu lui-même que les documents authentiques furent insérés dans la première édition de cet ouvrage ; mais il demanda qu’on les supprimât dans la seconde. « Si j’étais en la place du libraire, écrit à ce propos Tallemant, je garderais dès à présent ce qui reste, je ferais une seconde édition, et je vendrais sous main les premières, car on dira : « Je veux des bons, je veux de ceux où sont les coups de bâton de Boissat. »

M. de Bautru, gentilhomme et académicien comme M. de Boissat pourtant, n’y fera pas tant de façons pour se laisser battre. Il est vrai que, avant d’être académicien et gentilhomme, M. de Bautru était surtout une espèce de bouffon qui avait encore plus de malignité que d’esprit. Parvenu aux charges les plus élevées à force d’adresse et de bons mots, il s’attira mainte cuisante et verte réponse par l’intempérance de ses propos. « Mon Dieu, disait Anne d’Autriche au coadjuteur, dont le caustique personnage s’était permis de plaisanter avec fort peu de retenue, ne ferez-vous pas donner des coups de bâton à ce coquin qui vous a tant manqué de respect ? » La reine était bien ingrate, car c’était pour l’amuser que son bouffon avait manqué de respect à M. le coadjuteur ; mais il semblait qu’elle considérât cette correction comme une spirituelle épigramme, une réponse légitime et toute naturelle, parfaitement appropriée aux saillies du satirique bel-esprit.

Bien des gens, du reste, se chargèrent de riposter de cette façon à Bautru, qui reçut presque autant de coups de bâton qu’il avait donné de coups de langue. Sans la reine mère, qui jugea à propos de le protéger en cette circonstance, le pied de M. de Montbazon, — et quel pied ! comme disait le pauvre bouffon effrayé, — eût vengé sur lui les traits piquants de l’Onosandre dirigés contre l’épaisse stupidité de ce personnage. On vit même un jour madame de Vertus se placer commodément à l’une des fenêtres du pont Neuf, pour contempler le marquis de Sourdis qui administrait en son nom, et par suite d’une délégation officielle, une rude volée de bois vert à l’infortuné.

Le pont Neuf ! Combien d’exécutions de ce genre n’a-t-il pas dû voir ! C’était la patrie favorite des faiseurs de gazettes, de pasquins et de couplets satiriques : ce devait être aussi la terre classique et la patrie des coups de bâton. Combien d’autres, si le pont Neuf parlait, n’en pourrait-il pas citer encore, à côté de Bautru et de ce bon gros Saint-Amant qu’on y trouva un matin, roué, moulu, à moitié mort, tant les laquais de M. le prince, qu’il avait eu l’imprudence de chansonner, mettaient de zèle à venger leur maître !

Bautru fut aussi étrillé comme il faut par les soins du duc d’Épernon, dont il avait raillé la fuite clandestine de la ville de Metz. A quelques jours de là, un des satellites qui l’avaient frappé, passant près de lui, se mit à contrefaire les cris qu’il poussait pendant l’exécution : « Vraiment, dit Bautru sans sourciller, voilà un bon écho, il répète longtemps après. » Un peu plus tard, la reine, l’apercevant un bâton à la main, lui demanda s’il avait la goutte ; il répondit que non : « Voyez-vous, dit alors le prince de Guéménée, il porte le bâton comme saint Laurent porte son gril : c’est la marque de son martyre[11]. »

[11] Tallemant, Historiette de Bautru. Une fois pour toutes, nous avertissons que Tallemant des Réaux est le grand répertoire où nous avons puisé pour le dix-septième siècle, et c’est à lui que nous renvoyons le lecteur pour la plupart des cas où la source ne se trouvera point indiquée.

Le marquis de Borbonne se chargea encore, en une autre circonstance, de corriger Bautru. Le drôle en faisait des vaudevilles et des bons mots. Quant au vaudeville, il ne vaut pas grand’chose.

Borbonne
Ne bat personne ;
Cependant il me bâtonne, etc.

Voici le bon mot, qui ne vaut guère mieux. Comme, lors de sa première apparition au Louvre après sa mésaventure, personne ne savait que lui dire : « Eh quoi ! s’écria-t-il, croit-on que je sois devenu sauvage pour avoir passé par les bois ? »

Je préfère la boutade de Chapelle, que je trouve à la fois plus spirituelle et plus digne, en une conjoncture analogue. Le malin garnement avait fait à la sourdine une épigramme contre un marquis, lequel se doutait bien, mais sans en être absolument sûr, du nom de l’auteur. Aussi, se trouvant un jour en sa présence, il se mit à s’emporter contre l’audacieux poëte, sans le nommer, l’accablant de menaces terribles et jurant de le faire mourir sous les coups. Chapelle, impatienté des fanfaronnades du fat, se lève, s’approche, et, lui tendant le dos : « Eh ! morbleu, s’écrie-t-il, si tu as tant d’envie de donner des coups de bâton, donne-les tout de suite et t’en va. »

Boisrobert, le bouffon de Richelieu, fut exposé plus d’une fois au même traitement que Bautru, le bouffon d’Anne d’Autriche. Tant que Richelieu vécut, la crainte de l’offenser protégea son favori. Le cardinal, en bon maître, prit même son parti contre Servien, le secrétaire d’État, qui, piqué d’un propos tenu par le caustique abbé, s’était emporté à lui dire : « Écoutez, monsieur de Boisrobert, on vous appelle Le Bois, mais on vous en fera tâter. » Malheureusement, après la mort de Richelieu, il n’en fut plus de même, et rien qu’à Rouen Boisrobert fut gourmé deux fois : la première, par un chanoine son collègue, et la deuxième, à la Comédie.

Il se rendait justice, d’ailleurs, et s’étonnait de n’être pas battu plus souvent, se plaignant qu’on le gâtât : « Ce n’est qu’un coquin, disait-il du secrétaire d’État La Vrillière, contre qui il avait fait une satire ; il eût dû me faire assommer de coups de bâton. » Il est impossible de se prêter de meilleure grâce aux épreuves, et comment épargner, quand même on l’eût voulu, des gens de si bonne composition ?

Le duc de Guise ne se montra pas si indulgent que La Vrillière pour un médecin dont la muse badine avait chansonné ses amours avec mademoiselle de Pons : « Il fit monter ses gens chez cet homme[12], et il demeura à la porte tandis qu’on le bâtonnait », nous dit le narrateur ordinaire de ces histoires scandaleuses. Cela ne sent-il point de dix lieues son duc et pair ?

[12] Il était rare que les grands seigneurs se commissent eux-mêmes dans ces exécutions, dont ils confiaient le soin à leurs laquais ou à leur capitaine des gardes. Plusieurs même, comme le duc d’Épernon, le plus grand batteur du royaume, avaient leurs donneurs d’étrivières gagés, spécialement consacrés à cet emploi, qui n’était pas une sinécure.

C’est bien fait : puisque ce médecin se mêlait de trancher du poëte, il était juste qu’il fût traité en poëte.

Mais voici bien pis encore : MM. de Boissat et de Bautru avaient été battus par des gentilshommes ; Desbarreaux, lui, fut battu par un simple valet, lequel n’agissait point en vertu de la procuration de son maître, mais bien en son propre nom. Ce Desbarreaux, esprit fort et libertin, que tous les écoliers connaissent par un sonnet dévot, était un étourdi qui s’amusait parfois à des enfantillages. Il s’avisa, dans un bal, d’enlever la perruque d’un domestique qui servait de la limonade, croyant faire une excellente farce ; mais ce valet vindicatif fut tellement irrité de cette humiliation, qu’il alla l’attendre derrière une porte, où il se vengea d’importance, en homme sans éducation qui a un outrage sur le cœur. Desbarreaux pensa en être trépané. Tallemant des Réaux raconte la chose dans ses historiettes : c’est une méchante langue sans doute que ce Tallemant, et il ne faudrait pas toujours ajouter une foi aveugle à ses commérages ; mais il est à remarquer pourtant que, presque chaque fois qu’on a pu les vérifier, ils se sont trouvés d’accord avec l’histoire. Pour ce fait en particulier, rien n’est moins invraisemblable. Nous savons, d’autre part, que Desbarreaux était habitué à de pareils traitements. Battu à Venise, pour avoir levé la couverture d’une gondole ; battu par Villequier, qui, dans une débauche, lui rompit une bouteille sur la tête et lui donna mille coups de pied dans les reins ; battu par des paysans de Touraine, qui attribuaient la gelée de leurs vignes à ses propos impies, il devait être blasé là-dessus !

Un jour, raconte Joly, dans son Supplément au dictionnaire de Bayle, Desbarreaux fut fort maltraité dans une rue de Paris. Un grand seigneur, qui le connaissait, le voyant en mauvais état, le fit entrer dans son carrosse, en lui demandant ce que c’était : « Moins que rien, dit-il ; c’est un coquin à qui j’avais fait donner des coups de bâton et qui vient de me les rendre. » M. Aubry et Desbarreaux, continue Joly, se donnaient tour à tour des coups de bâton, et ce beau jeu dura quelque temps. C’était sans doute pour s’exercer à battre ou à être battu avec grâce : Desbarreaux apprenait cela comme on apprend aujourd’hui l’escrime. Il eut à se louer, en maintes occasions, de sa prévoyance, notamment ce jour où, se rendant à la foire du Landit, avec Théophile (juin 1625), il se fit rouer de coups, sur le grand chemin de Saint-Denis, par la compagnie d’un procureur au Châtelet, dont il avait apostrophé peu délicatement la partie féminine, et se vengea sur la personne des sergents qui venaient pour l’arrêter, à la réquisition du procureur[13].

[13] Procès de Théophile, passage inédit, communiqué par M. Alleaume.

Comment s’étonner qu’un laquais ait eu l’audace de bâtonner Desbarreaux, quand madame Marie elle-même, la servante du poëte Gombauld, menaçait le silencieux Conrart de le faire fouetter par les rues de Paris, pour quelques propos hasardés sur son compte ?

Voiture était fier et vaillant. Il se battit quatre fois en duel, comme un vrai spadassin : ce n’était donc pas un homme à s’effrayer d’une menace. Un jour, cependant, un gentilhomme lève sa canne sur lui : s’il eût levé l’épée, peut-être l’épistolier eût-il répondu en tirant la sienne ; mais, devant le bâton, il reconnut l’arme habituellement employée contre les gens de lettres, et rappelé, par cet avis expressif, aux sentiments essentiels de sa profession, il répondit en courbant la tête, comme eût pu faire Montmaur ou Rangouze : « Monseigneur, la partie n’est pas égale : vous êtes grand, et je suis petit, vous êtes brave, et je suis poltron ; vous voulez me tuer, eh bien, je me tiens pour mort. » Cette pantalonnade le sauva du péril.

Balzac, lui aussi, malgré le respect universel dont il était entouré, faillit être bâtonné par des Anglais, pour avoir mal parlé d’Élisabeth dans son livre du Prince. Ce ne fut point le seul risque de ce genre qu’il courut : « Je ne me repens pas, lui dit Théophile dans sa lettre apologétique, d’avoir pris autrefois l’épée pour vous sauver du bâton. » Ce Théophile, si vaillant à sauver les autres, avait bien besoin de se sauver lui-même, mais je doute fort qu’il se soit hasardé à mettre flamberge au vent pour intimider le duc de Luynes, qui le menaçait d’un traitement semblable, le soupçonnant d’être l’auteur de certains pasquins dirigés contre lui.

Ce fut surtout pour leurs prétentions aux bonnes fortunes que les poëtes se firent souvent bâtonner par les gentilshommes : c’était la manière reçue, la plus sûre et la plus facile, de leur faire payer une préférence qu’ils conquéraient parfois à force de belles manières et de beau langage. Vauquelin des Yveteaux, cet original qui se rendit si célèbre au dix-septième siècle par sa vie d’épicurien, et qui gardait les moutons dans son jardin, en compagnie de sa pastourelle, avec une houlette enguirlandée de roses et de lacs d’amour, fut cruellement bâtonné par M. de Saint-Germain, qui l’avait surpris en conversation trop intime avec sa femme. Cet accident se trouve naturellement relaté dans les Bastons rompus sur le vieil de la Montagne, satire contemporaine aussi grossière que violente, dirigée contre ce Céladon de la rue des Marais.

Les Mémoires de madame de La Guette[14] nous apprennent que son fils avait promis à Marigny, le chansonnier de la Fronde, qui reçut sans doute plus d’une aubaine du même genre, cent coups de canne qu’il devait lui payer à la première occasion, pour avoir écrit contre une dame que ce jeune homme ne haïssait pas. Et cependant Vauquelin des Yveteaux et Marigny étaient gentilshommes, mais ils étaient auteurs, et, comme tels, ils rentraient dans le droit commun.

[14] Édit. Moreau, chez Jannet, p. 186.

De tous les beaux esprits d’alors, celui qui eut le plus souvent peut-être maille à partir avec les donneurs d’étrivières, ce fut l’illustre Montmaur, professeur de grec, poëte, pédant et parasite. Je n’essayerai même pas d’énumérer toutes les rencontres fâcheuses auxquelles furent exposés le dos et les épaules de ce fameux personnage, dont, grâce à la multitude infinie d’épigrammes en vers et en prose, en français et en latin, dirigées contre lui par ses contemporains, l’intrépide gloutonnerie est devenue historique. Tout n’était pas profit dans son rude métier, et plût à Dieu que les inconvénients s’en fussent bornés à des satires, contre lesquelles l’avait cuirassé l’habitude, et qu’il savait, à l’occasion, renvoyer à son adversaire, en homme d’esprit, sinon en homme de cœur. Il lui fallut plus d’une fois acheter son dîner au prix d’une bastonnade vaillamment reçue, et il ne s’en plaignait pas, pourvu qu’il dînât bien. Suivant Scarron, dans la Requête de Fainmort (comme il le nommait), le malheureux n’était pas même épargné par la hallebarde des suisses préposés à la garde des hôtels dont il assiégeait la porte aux heures des repas, et, s’il ne faut pas admettre littéralement tout ce que la verve burlesque du cul-de-jatte amène sous sa plume, le fond de son récit, confirmé par des centaines d’autres témoignages analogues, n’en reste pas moins d’une indiscutable vérité. C’est Fainmort qui parle, dans les vers suivants, (si ce sont des vers), pour supplier un président de lui rouvrir sa salle à manger :

Je, pauvre malheureux chetif,
De Marche, en Famine, natif,
Appelé le Grec du vulgaire,
Encor que je n’en sçache guère ;
Je, dis-je, Pierre de Fainmort,
Vous apprens que chacun nous mort,
Moy qui soulois un chacun mordre,
Et du depuis que, par votre ordre,
Vostre suisse, sauvage fier,
Au cœur de bronze ou bien d’acier,
(Lequel des deux beaucoup n’importe)
Au nez me ferma vostre porte,
Et joignit verberation
A si dure reception,
Que je suis des plus miserables,
Que j’ay perdu toutes mes tables…
Et toy, suisse, de qui le bras
Haussa, et fit aussi descendre
Trop vite dessus mon dos tendre
Ton grand bâton de fer cornu,
Dis, quel bien t’en est-il venu ?…
Sçache, depuis le jour maudit
Que le grand président te dit
Que tu me fermasses la porte,
Que pour moy toute joie est morte…,
Et que l’on a fait sur mon nom
Cent ridicules anagrammes,
Cent satiriques épigrammes ;
Quelques-uns, poëmes entiers
Que je brûlerois volontiers ;
Quelques-autres, livres en prose
Sur lesquels rien dire je n’ose,
Car je crains, après tous ces vers,
Les coups de bâton, secs ou verts :
Quels qu’ils soient, ils sont bien à craindre ;
On n’en guérit pas pour s’en plaindre.
Pour moy, lorsque j’en ay receu,
Par moy personne ne l’a sceu,
Et je passerois sous silence
Le suisse avec sa violence,
Et ne parlerois du tout point
De l’excès fait à mon pourpoint ;
Mais icy, pitié je veux faire :
C’est pourquoi je ne m’en puis taire.

En descendant le cours du siècle, nous voyons, s’il est possible, ces catastrophes se multiplier encore. Le decorum imposé par le maître, l’affectation de la dignité extérieure, la protection royale accordée aux lettres, l’élévation des talents, rien ne semble y faire. L’effet en est pourtant réel, mais latent ; il agit lentement dans l’ombre, il marche et se dégage peu à peu, et ce n’est que vers les dernières années du siècle suivant qu’il apparaît enfin nettement en plein soleil.

Chaque médisance, chaque trait satirique, chaque coup de langue, sont punis de la même manière : « Mon petit ami, disait M. de Châtillon à Benserade, le poëte de cour, qui avait chansonné sa femme, s’il vous arrive jamais de parler de madame de Châtillon, je vous ferai rouer de coups de bâton. » Et il l’eût fait comme il le disait : aussi aimé-je à croire que Benserade, en homme encore plus prudent que fat, ne s’exposa point à cette mésaventure : du moins l’histoire n’en parle pas, et Scarron, qui data une de ses épîtres de

L’an que le sieur de Benserade
Fut menacé de bastonnade,

n’aurait probablement pas manqué de nous en avertir.

Le dos de Richelet expia plus d’une fois les méchancetés qu’il avait semées à chaque page de son dictionnaire. On avouera qu’il fallait avoir bien envie de faire pièce aux gens, et bien de la bile de surcroît, pour s’aviser d’en déposer en pareil lieu, et trouver moyen d’introduire de grosses épigrammes dans les définitions et les exemples grammaticaux. Aussi ne dut-il s’en prendre qu’à lui, s’il éprouva plus d’une fois à ses dépens la vérité du proverbe populaire : « Trop parler nuit. »

Quelques vers bien connus de La Fontaine, qui, tout bonhomme qu’il fût, avait comme un autre sa petite gorgée de fiel quand on le poussait à bout, nous apprennent que Furetière s’exposa parfois aussi à pareil traitement. L’homme aux factums, l’auteur de curieuses satires et du Roman bourgeois, le collaborateur de Racine pour les Plaideurs et de Boileau pour le Chapelain décoiffé, était naturellement caustique. Un jour il avait sans pitié raillé le fabuliste de n’avoir pas su faire la différence entre le bois de grume et le bois de marmenteau, ce qui était bien pardonnable pourtant, tous mes lecteurs en conviendront. Jean La Fontaine se laissa moquer, sans mot dire ; mais, à la première occasion propice, qui ne se fit pas trop attendre, il décocha tout doucement contre le railleur sa petite épigramme :

Toi qui de tout as connaissance entière,
Écoute, ami Furetière :
Lorsque certaines gens
Pour se venger de tes dits outrageants,
Frappoient sur toi, comme sur une enclume,
Avec un bois porté sous le manteau,
Dis-moi si c’étoit bois en grume,
Ou si c’étoit bois marmenteau.

Qui sait ? peut-être est-ce d’après ses souvenirs personnels, modifiés suivant le besoin, que Furetière revient quelquefois dans ses œuvres à tracer des tableaux analogues. En tout cas, c’est au moins d’après ce qu’il avait vu autour de lui. Ainsi, pour me borner à ce seul exemple, il raconte, par la bouche d’un des personnages de son Roman bourgeois, qu’un fort honnête homme, qui ne voulait point passer pour un auteur déclaré, de peur sans doute qu’on ne l’accusât de déroger à son rang, alla menacer un libraire de lui donner des coups de canne pour avoir fait imprimer sous son nom, dans un recueil, quelques vers de galanterie qu’il avait composés in petto, et qu’à l’instant même un autre, fort honnête homme également, venait de faire la même menace au même libraire pour n’avoir pas mis son nom à un rondeau, le plus méchant du volume. On le voit, la position de l’infortuné marchand était des plus équivoques, et il lui devenait difficile de sortir intact de ce redoutable dilemme.

Personne n’a entièrement échappé à ce sort désastreux : les noms les plus glorieux doivent entrer dans cette liste du martyrologe des auteurs, aussi bien que les plus inconnus ; les plus respectés aussi bien que les plus avilis ; Boileau, Racine et Molière, comme Bautru, Boisrobert et Montmaur.

J’ai d’abord nommé Boileau. Il semble en effet, d’après nombre de témoignages, qui ne suffisent peut-être pas à produire une certitude absolue, qu’il ait partagé la destinée commune, bien qu’il eût eu la prudente attention de ne s’attaquer jamais qu’aux écrivains ses confrères, et qu’il eût pour bouclier une sévérité de mœurs égale à la sévérité de ses vers. Regnard a dit de lui :

Son dos même endurci s’est fait aux bastonnades.

Dans une pièce curieuse, intitulée l’Entretien en prose de Scarron et de Molière aux champs Élysées, « L’on m’a rapporté, dit Scarron, que Boileau avait reçu des coups de bâton pour en avoir trop pincé. — Ce ne sont que des ruades de Pégase », répond philosophiquement Molière.

Après la publication de sa quatrième épître, adressée au roi, le même se fit, avec le comte de Bussy-Rabutin, alors en exil, une affaire qui, d’apparence assez grave d’abord, finit par se calmer, grâce à la pacifique et respectueuse attitude du poëte. Pour mettre nos lecteurs au courant, nous ne pouvons mieux faire que de citer ici une lettre de Bussy au père Rapin :

« Il a passé en ce pays un ami de Despréaux, qui a dit à une personne de qui je l’ai su, que Despréaux avoit appris que je parlois avec mépris de son Épître au Roi sur la campagne de Hollande, et qu’il étoit résolu de s’en venger dans une pièce qu’il faisoit. J’ai de la peine à croire qu’un homme comme lui soit assez fou pour perdre le respect qu’il me doit et pour s’exposer aux suites d’une pareille affaire. Cependant, comme il peut être enflé du succès de ses satires impunies, qu’il pourroit bien ne pas savoir la différence qu’il y a de moi aux gens dont il a parlé, ou croire que mon absence donne lieu de tout entreprendre, j’ai cru qu’il étoit de la prudence d’un homme sage d’essayer à détourner les choses qui lui pourroient donner du chagrin et le porter à des extrémités.

« Je vous avouerai donc, mon révérend père, que vous me ferez plaisir de m’épargner la peine des violences, à quoi pareille insolence me pousseroit infailliblement. J’ai toujours fort estimé l’action de Vardes, qui, sachant qu’un homme comme Despréaux avoit écrit quelque chose contre lui, lui fit couper le nez[15]. Je suis aussi fin que Vardes, et ma disgrâce m’a rendu plus sensible que je ne serois si j’étois à la tête de la cavalerie légère de France. »

[15] Voir plus loin, page 115.

Quoi qu’en veuille dire Bussy-Rabutin, c’est le style d’un capitaine de cavalerie qui domine en cette lettre. Connaissez-vous rien de plus net et de plus tranché ? Aussi Boileau sentit-il parfaitement la force de cette logique péremptoire. Quinze jours après, voici ce que le comte de Limoges, chargé par Bussy d’aller voir le satirique, lui répondit de sa part :

« Aussitôt que j’ai eu reçu votre lettre, monsieur, j’ai été trouver Despréaux, qui m’a dit qu’il m’étoit très-obligé de l’avis que je lui donnois, qu’il étoit votre serviteur, qu’il l’avoit toujours été et qu’il le seroit toute sa vie…, que, quand vous auriez dit pis que pendre de lui, il étoit trop juste et trop honnête homme pour ne pas toujours vous fort estimer, et par conséquent pour en dire quelque chose qui pût vous déplaire. Il ajouta, en sortant, qu’il vous feroit un compliment s’il croyoit que sa lettre fût bien reçue, parce qu’il savoit bien qu’il n’y avoit point d’avances qu’il ne dût faire pour mériter l’honneur de vos bonnes grâces. »

Cette assurance que Despréaux désirait lui fut donnée sans doute, car, peu de temps après, il écrivait lui-même à Bussy-Rabutin une lettre fort aimable, à laquelle celui-ci répondit sur le même ton. Ainsi prit fin cette querelle, qui semblait d’abord pronostiquer un tout autre dénoûment[16].

[16] Voir ces lettres, Correspondance de Bussy-Rabutin, éd. Lalanne, chez Charpentier, t. II. Brossette et Viollet le Duc n’avaient pas publié la première dans leurs éditions de Boileau.

Je doute que les menaces de Pradon aient trouvé Boileau aussi docile que celles de Bussy-Rabutin :

Tu penses toujours battre, et tu seras battu.

s’écrie-t-il, dans une épître à son adresse ;

Tu déchires les morts sans respecter leur cendre,
Lorsqu’il est des vivants qui peuvent te le rendre.

Et dans ses Nouvelles remarques sur les ouvrages de son ennemi, il l’avertit charitablement de prendre garde — « qu’en voulant toujours mordre comme un chien furieux, il n’en ait aussi la destinée. »

Pinchesne ne demeura pas en reste, avec ses Éloges du satirique français, où il a écrit, en parlant des auteurs critiqués par Boileau :

Outre qu’à leur secours viennent parfois des braves
Qui, la canne à la main, pourraient bien réprimer
Sa trop grande fureur de mordre et de rimer.

Le prince de Conti fit courir des risques plus sérieux au législateur du Parnasse et à son ami Racine, à la suite de la représentation de Phèdre. Ils avaient eu l’audace (si ce n’est pas le chevalier de Nantouillet, comme ils le prétendirent) de répondre vertement à un sonnet fait contre la pièce par le prince et par madame Deshoulières, protecteurs de Pradon : il faut convenir que cela méritait châtiment. Par bonheur, Condé les prit sous sa protection, et déclara que s’attaquer à eux, c’était s’attaquer à lui-même. Néanmoins, à en croire le P. Sanlecque, cette intervention n’aurait pas entièrement sauvé Despréaux, car le célèbre chanoine, dont l’autorité est un peu suspecte, il est vrai, quand il s’agit de notre poëte, a fait à l’occasion de cette querelle certain sonnet qui commence ainsi :

Dans un coin de Paris, Boileau, tremblant et blême
Fut hier bien frotté, quoiqu’il n’en dise rien.

En tout cas, il en avait été formellement et publiquement menacé par un autre sonnet (nous n’en sortirons pas) de M. de Nemours, en réponse au sien, et roulant toujours sur les mêmes rimes. Ce fougueux morceau finissait ainsi :

Vous en serez punis, satiriques ingrats,
Non pas, en trahison, d’un sou de mort aux rats,
Mais de coups de bâton donnés en plein théâtre.

On peut voir dans l’Esprit des autres, de M. Édouard Fournier[17], et dans une note de Brossette sur la première satire, comment le poëte faillit encore s’attirer une grosse affaire avec son vers fameux :

J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon,

et comment cent coups de bâton lui furent expédiés par la poste, en attendant mieux, par un hôtelier blaisois, qui portait le nom de Rolet, et qui se crut directement insulté par Boileau.

[17] 3e édit., p. 180.

Du reste, voulez-vous savoir quel était le sort inévitable réservé, en cet âge d’or de la poésie, aux écrivains satiriques, lisez le petit roman allégorique que nous a laissé Ch. Sorel, sous ce titre singulier : Description de l’isle de Portraiture ; vous y verrez de quelle sorte étaient fustigés les auteurs qui se chargeaient de peindre les vices et les ridicules d’autrui, si bien que leurs corps n’offraient plus qu’un pitoyable composé de plaies et de bosses. L’Histoire comique de Francion, qui est, au moins dans certaines parties, un roman de mœurs et d’observation réaliste, où le même a voulu étudier et reproduire la société du jour, témoigne aussi, en plus d’un endroit, de cette tendance à rouer familièrement un poëte de coups de bâton[18].

Écoutez encore l’abbé Cotin, qui avait bien ses petites raisons pour en vouloir à Boileau. Leur destin, écrit-il en parlant des satiriques, est :

De vivre le coude percé,
Et de mourir le cou cassé.

« Ce qui veut dire, observe, en guise de commentaire, le facétieux et mordant abbé, que, s’ils ne sont assommés sur l’heure, il leur est comme fatal de vivre pauvres et misérables. » Ces belles paroles sont extraites de sa Critique désintéressée, — pas si désintéressée pourtant qu’il lui plaît de le dire.

Vers la même époque, un émule de notre auteur, Dryden, après la publication d’un Essay on Satire, que sa réputation lui fit faussement attribuer, fut roué de coups par les gens de Rochester et de la duchesse de Portsmouth, diffamés dans cet ouvrage. On a prétendu également, mais sans preuves suffisantes, qu’il avait été bâtonné par le duc de Buckingham. Dryden était loin, par malheur, d’avoir une dignité de caractère égale à son talent. Avant lui, l’Arétin s’était chargé aussi de prouver une fois de plus, pour sa part, le danger qu’il y a de toucher à la plume d’Archiloque. Sans parler des cinq coups de poignard que lui donna un de ses concurrents à l’amour d’une cuisinière, outré d’un sonnet malséant, ni du pistolet avec lequel le Tintoret le réduisit au silence, en prenant sa mesure, il fut bâtonné plusieurs fois, entre autres de la part de l’ambassadeur d’Angleterre à Venise, contre qui il avait dirigé une accusation d’improbité.

Molière faillit lui-même fournir un exemple à l’appui des théories de l’abbé Cotin. On lit, dans le troisième volume du Journal de Dangeau, qu’après la première représentation du Misanthrope, tout le monde ayant reconnu M. de Montausier dans le personnage d’Alceste, celui-ci le sut, et, avant d’avoir vu la pièce, s’emporta jusqu’à protester qu’il ferait mourir l’auteur sous le bâton. Mais, lorsqu’il eut assisté en personne à la comédie nouvelle, il se ravisa et courut embrasser celui qu’il voulait d’abord traiter en ennemi mortel.

Montausier ne badinait pas avec les écrivains, et il avait des façons expéditives de les rappeler au sentiment des convenances : c’est encore lui qui eût bien voulu châtier de sa propre main l’auteur de la Lettre du sieur du Rivage, contre la Pucelle de son ami et protégé Chapelain, l’astre de l’hôtel de Rambouillet ; il exprimait ce vœu à La Mesnardière lui-même, qui en était le véritable auteur. Ce ne fut pas non plus de sa faute si l’on ne berna point Linière au bout du Cours, pour ses vers contre la même épopée.

Après la représentation de la Critique de L’École des femmes, le personnage que Molière avait si finement raillé sous les traits du marquis se vengea d’une façon tout à fait caractéristique du temps. L’ayant rencontré dans un appartement, il l’aborda avec une foule de démonstrations amicales, et comme celui-ci s’inclinait pour répondre à ses politesses, il lui saisit la tête et la lui frotta rudement contre ses boutons de métal, en lui répétant : « Tarte à la crème, Molière ! tarte à la crème ! » Le poëte n’échappa à cette étreinte que le visage tout en sang.

Cette Critique tenait fort à cœur aux ennemis de Molière : Visé, dans sa Zélinde, exhortait les turlupins à berner l’audacieux, et il s’étonnait de ne pas trouver quelque grand « assez jaloux de son honneur pour faire repentir Molière de sa témérité. »

C’est que l’auteur de la Critique n’était pas seulement un auteur, c’était de plus un comédien, double raison pour le traiter de la sorte. On sait la leçon que Louis XIV donna un jour à ses courtisans, et dont M. Ingres a fait le sujet de son dernier tableau, destiné au foyer du Théâtre-Français. Ceux-ci en avaient bien besoin ; mais, nonobstant leur profond respect pour les décisions du monarque, il est douteux qu’elle les ait convaincus. Les humiliations que l’on faisait subir aux gens de lettres n’étaient rien auprès de celles qu’on infligeait journellement aux comédiens, placés par l’opinion commune au dernier degré de l’échelle, et, comme l’imprimaient au siècle suivant le chevalier du Coudray et les Mémoires secrets, au-dessous des valets de pied du roi. Une entière déférence non-seulement aux désirs légitimes, mais même aux caprices contradictoires du public ; au premier signe de révolte, des excuses en plein théâtre et les amendes honorables les plus avilissantes : voilà ce qu’on exigeait d’eux à chaque instant. La prison faisait aussitôt justice des moindres peccadilles : jamais laquais payé pour endurer les fantaisies et les rebuffades d’un maître tyrannique ne fut mis à de telles épreuves. Les particuliers, comme Floridor, comme Baron, comme le danseur Pécour, comme Quinault-Dufresne, pouvaient bien, gâtés par les applaudissements et la faveur du parterre, être des modèles de fatuité et d’orgueil : ce n’était là qu’un accident tout à fait individuel, sans conséquence pour le corps auquel ils appartenaient, et qui ne les garantissait pas des plus extrêmes revirements du public. Le parterre ne se gênait nullement pour humilier son favori ; il prenait soin de temps à autre de fouler son idole aux pieds comme pour lui rappeler sa bassesse native. Le vieux Baron fut hué, sans pitié, quand il reparut dans le jeune Rodrigue. Quinault-Dufresne, condamné à faire des excuses au parterre, commença ainsi : « Je n’ai jamais mieux senti la bassesse de mon état qu’aujourd’hui. » Et il avait raison.

On peut donc juger que les corrections positives et manuelles, qui ne manquèrent pas aux auteurs, manquèrent moins encore, s’il est possible, aux comédiens. Le prince d’Harcourt dédaignait de recourir à un autre argument que le bâton contre les acteurs qui voulaient jouer une pièce de Scarron avant celle de son protégé Boisrobert. L’un des plus célèbres histrions de la première moitié du siècle, Bellemore, dit le capitan Matamore, du rôle qu’il jouait d’ordinaire, quitta le théâtre pour avoir reçu un coup de canne de la main du poëte Desmarets, dont il n’osa se venger, parce que celui-ci appartenait au cardinal. Dans les dernières années du même siècle, on fit, sous le nom de l’Amadis gaulé, une comédie sur l’un des acteurs de l’Amadis de Gaule, opéra de Quinault et Lully, qu’un homme de qualité, dont il osait être le rival, avait traité comme Sganarelle traite sa femme dans le Médecin malgré lui[19].

[19] Anecdot. dram., I, 43.

Le comte de Livry ne se gênait pas davantage avec Dancourt, qui réunissait la qualité d’auteur à celle de comédien, et que protégeait spécialement Louis XIV. Devinez comme il s’y prenait pour n’être point éclipsé par lui en société. C’est bien simple : « Je t’avertis, lui disait-il, que si, d’ici à la fin du souper, tu as plus d’esprit que moi, je te donnerai cent coups de bâton. » C’est le journal de Collé qui a fait connaître ces belles paroles à la postérité[20]. Et notez que le comte de Livry était l’amant en titre de madame Dancourt.

[20] Édit. A. Barbier, in-8, t. I, p. 363.

Le même acteur, tout brave qu’il fût de sa personne, eut à souffrir et à dévorer en silence maint affront plus cruel encore. Un jour, entre autres, qu’il jouait lui-même dans son Opéra de village (1691), le marquis de Sablé s’en vint, à peu près ivre, prendre place sur une des banquettes de la scène. Comme il s’asseyait, il entendit chanter :

En parterre il boutra nos blés,
Choux et poireaux seront sablés.

Il crut qu’on l’insultait, et, se levant avec la gravité d’un ivrogne qui veut faire une action d’éclat, il marcha droit à l’auteur et le souffleta en plein théâtre.

Juste retour des choses d’ici-bas ! la même année, Dancourt avait tiré parti, dans une de ses pièces[21], du malheur arrivé récemment au frère cadet de M. Delosme de Monchesnay, un des fournisseurs du Théâtre-Italien. Ce frère, procureur au Parlement, avait été confondu mal à propos avec son aîné, par un brutal personnage qui, croyant avoir à se plaindre des malignes allusions de celui-ci, s’en était vengé sur les épaules de celui-là, tant il est dangereux d’avoir des écrivains satiriques dans sa famille ! Mais hâtons-nous de dire que la réparation de l’outrage fut rigoureusement poursuivie, et que le plaignant obtint satisfaction entière.

[21] La Gazette, sc. 18.

Cette méprise, assez peu plaisante, qui avait fourni une scène de comédie à notre auteur, toujours à la piste des petits scandales du jour, paraît avoir eu alors quelque retentissement, et chacun s’en égaya à l’envi. Gacon, l’auteur méprisable et méprisé du Poëte sans fard, qui attaquait tout le monde, les petits aussi bien que les grands, est revenu plusieurs fois à cet obscur personnage : ici, dans une épigramme, il badine sur les coups de gaule que lui attira sa comédie du Phœnix ; là, dans une satire, il le nomme encore, en se prédisant le même sort à lui-même :

Un soir, comme à Delosme, on viendra sur mon dos
Payer tout à la fois le prix de vos bons mots.
Je me retire tard, et souvent sans escorte ;
En vain l’on crie au guet pour demander main-forte :
On est roué de coups quand les gens sont venus.

Ce sinistre présage obscurcit souvent l’enjouement de sa verve : Heureux, s’écrie-t-il un peu plus loin,

Heureux si pour mon dos j’étais en sûreté !

Gacon était bon prophète en s’exprimant ainsi ; heureux encore eût-il pu se dire, s’il n’avait été battu que par procuration, comme Delosme, et sur le dos d’un autre !

Le poëte sans fard ne cache pas le respect salutaire qu’il a pour cet argument particulier à l’adresse des poëtes satiriques : il en parle toujours avec la considération séante, même quand il veut faire le brave. Un partisan de son ennemi La Motte avait lancé cette épigramme contre lui :

Jadis un âne, au lieu de braire,
Parla sous les coups de bâton,
Mais un bâton te fera taire
Ou parler sur un autre ton.

Gacon reconnaît la valeur de cette apostrophe, et il répond avec une soumission plaisante :

Eh bien, vous le voulez, je vais changer de ton :
L’opéra de La Motte est une pièce exquise.
J’aime mieux dire une sottise
Que d’avoir des coups de bâton.

Comment, après tout cela, serait-on disposé à trouver par trop bizarre cette singulière pièce d’un recueil non moins singulier : le Missodrie (de μισος et de δρυς, dans les Jeux de l’inconnu), où nous lisons l’instructive histoire d’un poëte satirique et mauvaise langue, tellement battu, tellement roué de coups, qu’il en est venu à haïr toute image du bâton et à fuir, jusque dans sa maison et dans ses meubles, ce qui pourrait lui rappeler, de près ou de loin, ce bois odieux dont il a été si souvent la victime ?

Les artistes non plus, et entre tous les artistes les musiciens, n’eurent pas grand’chose à envier aux littérateurs. Il est vrai que c’étaient, pour la plupart, d’étranges personnages, qui n’avaient point une idée fort élevée de l’art, et dont le genre de vie, à défaut de la profession, était peu propre à leur concilier le respect. Maugars, l’excellent joueur de viole, et le chanteur Lambert, qu’on se disputait partout, qui promettait à tout le monde et ne tenait parole à personne, eurent maintes fois des démêlés avec le tricot : les Historiettes de Tallemant nous en apprennent quelque chose. Il est très-probable, bien que le fait ne soit établi par aucun document positif, à ma connaissance, qu’il en fut de même pour Lully, dont le cynisme égalait, ou plutôt dépassait de beaucoup le talent.

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