Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
I
Nous ne remonterons pas plus haut que le dix-septième siècle : c’est de cette époque seulement que date, à proprement parler, l’homme de lettres en France, et que la lumière se fait, grâce aux ana et aux biographies, dans les moindres recoins de l’histoire littéraire. Auparavant, l’écrivain existe plutôt à l’état individuel qu’à l’état collectif, et les vies ne se révèlent guère que par les œuvres. Il est fort probable sans doute que des poëtes comme Gringore, Villon surtout, peut-être même Clément Marot, que maint et maint troubadour ou trouvère, maint enfant sans souci ou clerc de la basoche, durent, en plus d’une circonstance, faire connaissance avec le bâton, ou quelque chose d’approchant ; mais l’absence de documents particuliers ne nous permet pas de recherches suivies sur ce grave sujet, et nous en sommes réduits, dans la plupart des cas, à de simples conjectures, qui ne suffisent point en pareille matière.
Un des premiers noms qui ouvrent le siècle, et celui qui ouvrira en même temps cette histoire, c’est Alexandre Hardy, — ce Shakspeare, moins le génie, comme on l’a justement surnommé, — l’homme qui mérita, avant Corneille, le titre de fondateur de notre théâtre. On sait que Hardy s’était mis à la solde d’une troupe de comédiens, qu’il suivait dans leurs pérégrinations vagabondes, pour alimenter le répertoire, en fabricant les pièces dont ils avaient besoin : le Roquebrune du Roman comique de Scarron n’est donc point, comme on pourrait croire, une création de pure fantaisie, et ce n’est pas seulement au Viage entretenido de Rojas, qui lui a servi d’inspiration première, que notre cul-de-jatte a emprunté l’idée de ce pauvre poëte traîné à la remorque par une troupe ambulante. Le rôle de souffre-douleur qu’il fait jouer à cet Apollon grotesque, turlupiné par la Rancune, et servant de plastron à tous ses camarades, n’appartient pas moins, par malheur, à la réalité. Sur ce point même, le roman n’a pas été si loin que l’histoire : un seul trait, détaché de la vie de Hardy, le prototype de Roquebrune, va le prouver suffisamment.
« C’étoit un jour que les comédiens ne jouoient point, raconte Tristan l’Hermite, dans son Page disgracié, mais ils ne pouvoient toutefois l’appeler de repos : il y avoit un si grand tumulte entre tous ces débauchés, qu’on ne s’y pouvoit entendre. Ils étoient huit ou dix sous une treille, en leur jardin, qui portoient par la tête et par les pieds un jeune homme enveloppé dans une robe de chambre : ses pantoufles avoient été semées, avec son bonnet de nuit, dans tous les carrés du jardin, et la huée étoit si grande que l’on faisoit autour de lui, que j’en fus tout épouvanté. Le patient n’étoit pas sans impatience, comme il témoignoit par les injures qu’il leur disoit d’un ton de voix fort plaisant, sur quoi ses persécuteurs faisoient de grands éclats de rire. Enfin je demandai, à un de ceux qui étoient des moins occupés, que vouloit dire ce spectacle et qu’avoit fait cet homme qu’on traitoit ainsi. Il me répondit que c’étoit un poëte qui étoit à leurs gages, et qui ne vouloit pas jouer à la boule, à cause qu’il étoit en sa veine de faire des vers ; enfin, qu’ils avoient résolu de l’y contraindre. Là-dessus, je m’entremis d’apaiser ce différend, et priai ces messieurs de le laisser en paix pour l’amour de moi : ainsi je le délivrai du supplice[1]. »
[1] Ch. IX. La clef de l’ouvrage nous apprend qu’il s’agit ici de Hardy.
Il n’y a pas là de volée de bois vert, mais la chose revient à peu près au même, et nous n’avons pas besoin de dire que cette étude, pour s’attacher spécialement aux coups de bâton, n’exclut néanmoins ni les soufflets, ni les coups de poing, ni les coups de pied, ni les autres gentillesses de même nature qu’on n’administrait guère aux écrivains que lorsque l’instrument ordinaire de ces corrections à l’amiable venait à faire défaut.
Un poëte aux gages des comédiens, c’était quelque chose de triste ; mais un poëte aux gages des grands seigneurs, ce n’était pas beaucoup plus gai : on le verra bientôt. Or telle était, surtout dans la première moitié du dix-septième siècle, la condition sociale de la plupart des écrivains. Tous, ou presque tous, appartenaient à quelque comte, duc ou marquis ; étaient les domestiques (suivant le terme reçu) de quelque grande maison. Ils payaient la protection en bons mots et en dédicaces où ils élevaient le protecteur aux nues, tantôt le mettant au-dessus de Mécène et d’Auguste, et tantôt prouvant, à grand renfort de textes, que son avénement avait été prédit par Moïse et par les prophètes. Quelques-uns, comme Neufgermain, le poëte hétéroclite de Monsieur, ou le bonhomme Rangouze, ou le comte de Permission, faisaient un commerce spécial et exclusif d’épîtres dédicatoires. La mendicité littéraire était largement et savamment organisée du haut en bas de l’échelle. Corneille même tâchait de prendre à la glu les écus complaisants du financier Montauron. La Fontaine allait jusqu’à payer en vers chaque quartier de pension ; il donnait ses quittances en ballades ou rondeaux qu’on peut lire dans ses œuvres. Tous, en un mot, méritaient la cruelle épigramme dont les fustigeait Scarron, — qui pourtant abusa plus que pas un de cette quémanderie effrontée, — en dédiant une partie de ses œuvres burlesques « à très-honnête et très-divertissante chienne dame Guillemette, levrette de ma sœur », et Furetière, en traçant, dans son Roman bourgeois, le modèle d’une épître dédicatoire au bourreau, sans parler de Sorel, de mademoiselle de Scudéry, et de vingt autres qui tous ont vertement daubé sur la honteuse spéculation des épîtres liminaires.
Cette domesticité, sur laquelle nous sommes forcé d’appuyer quelque peu, parce qu’on y trouve la source et l’explication des faits bizarres dont nous nous constituons l’historien, était non-seulement acceptée, mais revendiquée avec un soin jaloux par les écrivains, jusque dans ses avantages et profits les plus humiliants. Ménage, par économie, mène deux laquais dîner avec lui chez le cardinal de Retz, les y établit pendant cinq mois, malgré les représentations de l’argentier, et y prend sa chandelle. Chapelain, le roi des poëtes d’alors, passe du service de monseigneur de Noailles aux gages du duc de Longueville, qui lui offrait un traitement plus considérable, comme un valet de bonne maison qu’on enlève à un rival en enchérissant sur ses prix. A l’exemple de Chapelain, Esprit, de l’Académie, qui était d’abord à madame de Longueville, passe au chancelier Séguier. Boisrobert appartenait au cardinal, et faisait partie de sa ménagerie comme ses chats ; Sarrazin était à la princesse de Conti ; Costar, à l’abbé de Lavardin ; la Mesnardière, à madame de Sablé. Pas un qui n’eût son patron, dont il portait le collier, avec le nom gravé dessus. Théophile et Mairet recevaient des gages de monseigneur de Montmorency pour faire des vers en son nom, lui fabriquer ses mots et lui apprendre les jugements qu’il devait porter sur les choses courantes. Et ces gens de lettres domestiques avaient à leur tour d’autres gens de lettres domestiques en sous-ordre, comme Pauquet, qui appartenait à Costar, et Girault à Ménage.
Il faut avouer tout d’abord, et même proclamer bien haut, que, si les écrivains n’étaient pas plus respectés, c’est qu’ils ne savaient pas se faire respecter eux-mêmes. Élevés dans la servitude, ils en avaient contracté tous les vices. Sous Richelieu et Mazarin, les trois quarts des gens de lettres étaient plus ou moins débauchés, joueurs, parasites, coureurs de cabarets et de lieux équivoques. Ils s’intitulaient fièrement libertins et poëtes rouges-trognes. La Croix-de-Fer et le Cormier étaient leurs académies ; la bouteille, leur muse inspiratrice, et, au dessert, gorgés de cervelas, de petit salé, de melon, de tous ces mets excitant à bien boire qu’a chantés Saint-Amant avec un enthousiasme puisé aux entrailles du sujet, chauds de vin et de luxure, ils écrivaient sur la nappe salie les honteuses priapées du Cabinet satirique.
Du côté de la morale, comme du côté de l’indépendance, la dignité littéraire était donc alors chose à peu près inconnue chez les écrivains de profession, surtout avant Racine et Boileau. Ce dernier en était si frappé, que, dans son Art poétique, en particulier dans le quatrième chant, il s’est appliqué à relever le caractère de l’homme de lettres autant qu’à perfectionner son talent : au milieu des erreurs de critique de Boileau, et de ses jugements souvent contestés aujourd’hui, il est juste de lui tenir compte de ce noble effort. Au temps de ces deux poëtes, la dignité du corps littéraire est loin d’être complète sans doute, mais elle a du moins fait un grand pas : l’écrivain n’est plus aux gages des seigneurs qui le payent en l’attachant à leur maison, mais du roi qui le pensionne, en lui laissant son indépendance matérielle. La sphère où il vit, le rang qu’il occupe, sa considération, la nature de ses travaux, tout s’est élevé à la fois, — premier acheminement, bien insuffisant encore, à l’époque d’émancipation où il ne relèvera plus que du public, dont il peut même devenir le souverain à son tour.
Les courtisans voulaient bien, sans doute, frayer jusqu’à un certain point avec les beaux esprits en titre, mais dans les limites fixées par la mode et leur vanité personnelle. Ils daignaient les admettre à leurs parties fines chez Crenet ou la Coiffier, mais comme des amuseurs chargés d’égayer la débauche, et non en qualité de compagnons et d’égaux. A défaut d’un sens moral suffisant, il n’eût fallu d’ailleurs aux écrivains qu’un peu de réflexion pour comprendre à quel point ces associations dans l’orgie étaient avilissantes et dangereuses pour eux : c’était le plus sûr moyen de se dépouiller eux-mêmes du peu de respect qu’on eût pu conserver encore à leur égard.
Que restait-il donc pour retenir et enchaîner, au besoin, le courroux de MM. les gentilshommes ? La considération littéraire ? Mais, à supposer même que les œuvres légères de ces poëtes d’alcôve et de cabaret fussent dignes d’inspirer un pareil sentiment, la considération littéraire n’a guère de puissance, si elle n’est soutenue par la considération morale. Et puis ces hauts et puissants seigneurs se souciaient bien de la littérature ! Non-seulement la plupart ne cachaient pas leur ignorance, mais ils s’en targuaient comme d’une qualité de race, qui sentait son homme du monde et son parfait courtisan. M. de Montbazon, qui, selon Bautru[2], n’avait « rien à mespris comme un homme sçavant », n’était nullement une exception dans la première moitié du siècle. Plus tard, le commandeur de Jars s’indignait de voir ses confrères dégénérer de leurs ancêtres, en se pliant à l’étude : « Du latin ! s’écriait-il avec une indignation burlesque. De mon temps, d’homme d’honneur, le latin eût déshonoré un gentilhomme[3]. » Ces messieurs n’en prétendaient pas moins juger les œuvres d’esprit ; parfois même ils s’essayaient, tout en s’excusant de déroger ainsi, à composer de petits vers galants, mais des vers qui eussent l’air de cour, et Guéret nous apprend[4] que cette manie s’était étendue jusqu’aux gens de lettres, dont la plus grande préoccupation était de faire croire qu’ils écrivaient par pur délassement, sans vouloir, à aucun prix, passer pour auteurs de profession.
[2] L’Onosandre ou le Grossier, satire.
[3] Saint-Évremont, Lettre à M. D***.
[4] Parnasse réformé, p. 65.
Voyez Mascarille, dans les Précieuses ridicules[5] : « Je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. Cela est au-dessous de ma condition, mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent. » Et remarquez que les gentilshommes dont Molière a voulu présenter la satire dans ce plaisant personnage étaient justement les plus lettrés, les hôtes habituels de la petite chambre bleue et les courtisans des précieuses. Écoutez maintenant le marquis de Villennes, dans la préface de sa traduction des Amours d’Ovide, en 1668, c’est-à-dire au cœur du grand siècle : « On s’étonnera peut-être qu’un homme de ma naissance et de ma profession se soit donné le loisir de s’attacher à cet ouvrage. » Mascarille n’avait pas mieux dit, et M. de Scudéry lui-même eût été satisfait.
[5] Sc. 10.
On peut comprendre maintenant ce passage du Roman comique[6], que nous avons réservé comme la conclusion naturelle des observations précédentes : « Il étoit bel esprit, dit Scarron en parlant d’un hobereau campagnard, par la raison que tout le monde presque se pique d’être sensible aux divertissements de l’esprit, tant ceux qui les connoissent que les ignorants présomptueux ou brutaux qui jugent témérairement des vers et de la prose, encore qu’ils croient qu’il y a du déshonneur à bien écrire, et qu’ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme qu’il fait des livres, comme ils lui reprocheroient qu’il fait de la fausse monnoie. »
[6] II, ch. VIII.