Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
XII
Nous voici arrivés au dix-neuvième siècle : c’est dire que notre tâche est enfin terminée. Grâce au ciel, le bâton est aujourd’hui une royauté complètement déchue, et ce brutal Deus ex machinâ n’ose plus apparaître pour dénouer les drames ou les comédies de la vie littéraire. Non pas sans doute qu’il n’y ait plus de poëtes crottés, de cyniques écrivains plus ou moins bâtonnables ; mais ceux-là même, il n’y a plus de grands seigneurs pour les bâtonner. L’aristocratie de la naissance et celle de la plume ont fait chacune un pas en sens inverse, si bien qu’elles ont fini par se rencontrer, marchant de pair sur un terrain uni. Le niveau général des mœurs littéraires s’est de beaucoup élevé. L’écrivain n’est plus un valet ni un parasite, le fou de cour de monseigneur le premier ministre, ni l’épagneul de madame la marquise. Le haut personnage et le petit bourgeois n’ont pas plus d’autorité l’un que l’autre sur lui : tous deux font, au même titre, partie du public, son seul maître, s’il est vrai qu’il ait un maître.
Tous sont égaux devant la plume : à ses attaques, les uns, — ce sont presque toujours les plus sages, — répondent par le silence ; les autres, par l’épée ; d’autres encore en appellent à la justice ou à la plume elle-même. Personne ne songe à l’argument du bâton. Ni l’opinion, ni les lois, qui protégent aujourd’hui les gens de lettres autant que les portiers, ne badineraient plus sur ces passe-temps d’un autre siècle, et je doute qu’il se trouvât encore quelque poëte en belle humeur pour chanter, dans d’ingénieuses épigrammes, ces petits inconvénients du métier.
Que Talma, poussé à bout par les sarcasmes de Geoffroy, se soit, pendant une représentation, précipité dans sa loge, et l’ait souffleté, suivant les uns, lui ait violemment serré et tordu le poignet, suivant d’autres[88], ce n’était pas à l’écrivain, mais à l’insulteur que s’adressait le grand tragédien, qui avait trop le respect des lettres pour n’avoir pas celui de la critique et des littérateurs. Et puis ce ne fut là qu’un invincible et irréfléchi mouvement d’indignation, non plus au nom d’une prétendue supériorité de race, mais d’égal à égal, et pour venger une injure personnelle.
[88] Mademoiselle Contat ne se montra pas plus résignée que Talma, et l’éventail de la célèbre actrice vengea ses injures sur la joue de l’abbé Geoffroy.
Qu’une Lola-Montès, ou quelque autre femme de cette race, ait cravaché tel journaliste qui avait porté atteinte à sa considération, c’est un accident en dehors des mœurs générales, comme la créature à laquelle on le doit.
Que le czar Alexandre Ier ait fait, dit-on, donner des coups de fouet ou de knout au poëte Pouschkine pour le punir des libertés de sa plume, cela ne regarde que les Russes, et ceux qui ont affaire à des czars.
S’il y a d’autres exemples, que j’ignore, je n’éprouve ni le besoin ni l’envie de les ravir à l’obscurité salutaire sous laquelle ils se cachent.
Dernièrement, nous assure-t-on, au milieu d’un dîner, un jeune et noble fabricant de romans-feuilletons se serait écrié : « Je suis honteux de faire de la littérature, quand je pense que mes aïeux ont bâtonné les gens de lettres. » Nous aimons à croire que les fumées du vin avaient obscurci l’étroit cerveau du jeune homme, lorsqu’il se livra à cette gasconnade, dont nous ignorons l’effet sur les convives. Qu’il se rassure d’ailleurs ! Outre que ses aïeux n’ont probablement bâtonné personne, il peut se tenir pour certain qu’il ne fait pas et n’a jamais fait de littérature : c’est pour cela sans doute qu’il est honteux de sa plume, et il a raison. S’il en faisait, ses aïeux, mieux avisés aujourd’hui qu’autrefois, auraient droit d’être fiers de lui.
FIN.