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Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire

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VI

Les poëtes furent, sans doute, les plus nombreux de beaucoup, et les plus largement gratifiés dans ces distributions de coups de gaule, mais ils ne furent pas les seuls. Pour compléter cette esquisse du rôle joué par le bâton dans les relations sociales, au dix-septième siècle, qu’on nous permette une courte excursion en dehors de la littérature : ce sera toujours une consolation pour les écrivains de voir leurs aïeux maltraités en si noble compagnie.

Car, sans nous occuper ici des petites gens, bourgeois, archers, artisans de tout genre, dont les coups de bâton étaient en quelque sorte le pain quotidien, il nous sera facile de montrer que les gens de qualité ne s’épargnaient pas non plus entre eux : la mode était si bien établie, qu’elle avait souvent des distractions, et changeait les persécuteurs ordinaires en victimes.

Concini se vengeait à coups de bâton d’un sergent de la garde bourgeoise qui avait refusé de le laisser entrer sans passe-port par la porte Bucy, mais le peuple faisait payer cher cette exécution aux valets du maréchal d’Ancre, en les pendant à la porte du sergent. Le médecin de Lorme, en présence du maréchal d’Estrées, irrité de voir un de ses confrères prendre le pas sur lui, saisissait un tricot avec le plus beau sang-froid, et rossait vigoureusement l’impoli, qui se sauvait à toutes jambes. De grand seigneur à sergent, et de bourgeois à bourgeois, c’était chose toute simple ; mais nous verrons bien pis !

En 1615, lors des états généraux, M. de Bonneval traitait de semblable façon un des magistrats du Tiers, pour le punir d’avoir une opinion contraire à la sienne. « Mordioux ! » s’écriait Roquelaure, indigné que le conseiller Blancmesnil osât entrer en rivalité avec lui pour un siége, « des bâtons ! des bâtons ! » Marigny souffletait Bois-Laurent. Le prince et la princesse de Conti déléguaient à des suisses la tâche de fustiger Termes rude et dru, le soupçonnant d’avoir fait au roi de mauvais rapports sur leur compte. Le cardinal de Savoie bâtonna Pommeuse pour une raillerie inopportune. Condé chargeait un des siens d’administrer une volée de bois vert à un gentilhomme de la reine, parce que celle-ci lui avait intimé l’ordre de ne point faire visite au Tiers. Pendant la Fronde, il menaçait les députés du parlement d’Aix de les faire mourir sous le bâton ; il donnait un soufflet à son partisan Rieux, qui osait lui résister en face, et celui-ci le lui rendait aussitôt. On voit que le héros abusait singulièrement de l’ultima ratio des grands personnages. M. de la Meilleraye levait sa canne sur le colonel de Gassion, qui n’était pas d’humeur à se résigner sans mot dire, et qui lui répondit en mettant le pistolet à la main. Le duc d’Épernon, plus hardi encore, levait la sienne sur le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux : ce prélat, « le plus battu » de France, comme on l’a surnommé, devait, un peu plus tard, subir derechef le même traitement de la part du maréchal de Vitry. Mais il n’en fut pas du cardinal comme d’un simple poëte, et l’affront coûta cher à ceux qui l’avaient fait.

Le frère de Richelieu, quoique chartreux, ne fut pas plus respecté par un gentilhomme brutal, en contestation avec son couvent. L’église, qui pourtant servait jadis de lieu d’asile inviolable aux plus grands criminels, bien déchue de ce privilége, ne garantissait pas toujours d’un sort pareil, et la sainteté du lieu ne put empêcher l’irascible abbé de Saint-Martin, le plus historique des mystifiés, avant Poinsinet, de frapper de sa canne, dans sa propre chapelle, des écoliers qui se moquaient de sa bizarre tournure et de son accoutrement grotesque.

Le duc de Longueville fut bâtonné par le marquis d’Effiat, et le baron de Coppet par le comte de Soissons. La Bazinière, trésorier de l’épargne, faillit l’être par les laquais de d’Émery, pour une rivalité d’amour, et le fut très-réellement et très-sérieusement, en une autre circonstance, chez Bautru, par son propre beau-frère[31].

[31] Loret, Muse hist., l. I, lett. 11, 23 juillet, 1650.

Louis de Rohan se vantait d’avoir rudement fustigé le chevalier de Lorraine, et celui-ci, pour relever son honneur, avili par ces propos insultants, ne trouvait rien de mieux que de menacer Varangeville, ami du chevalier, et secrétaire des commandements de Monsieur, de prendre sa revanche avec lui. Colbert fit traiter impitoyablement de même, par-devant témoins, son fils le chevalier, qui l’avait mérité, d’ailleurs, en prenant une part active à un acte de libertinage et de cruauté vraiment inouï, que nous désignerons assez en disant que nous ne pouvons le désigner davantage.

Loret nous apprend, dans sa Muse historique, que le frère du roi souffleta en plein bal de la cour une demoiselle d’un grand nom qui, bien sans le vouloir, lui avait manqué de respect. Laissons-le raconter ce fait curieux, avec les grâces naïves et négligées de son style :

Le frère du Roy, l’autre jour,
Dans un certain bal de la cour,
Menant la princesse Louize
Que pour danser il avoit prize,
Dans ses jupes s’embarrassa,
Fit un parterre et se blessa ;
Et se relevant tout plein d’ire,
Il entendit hautement rire
Mademoizelle de Beauvais,
Ce qui luy sembla si mauvais,
Qu’il s’en courut soudain vers elle,
Et, sans respecter la pucelle,
Sur sa tendre joue appliqua
Un soufflet qui très-fort claqua[32].

[32] L. II, lett. 48e, 3 déc. 1651.

Un jour, le duc de Beaufort, le roi des Halles, dans un accès de fièvre frondeuse, s’en vint au fameux cabaret de Renard, situé sous les ombrages discrets du jardin des Tuileries. Il y avait là, assis à la même table, MM. de Candale, de Jersay, et les principaux seigneurs mazarins. Le roi des Halles commença par briser sa canne sur le dos du dernier, après quoi il jeta la table et les plats au nez des convives[33]. Sur quoi, Blot, le chansonnier, entonnait un triolet satirique :

Il deviendra grand potentat
Par ses actions mémorables,
Ce duc dont on fait tant d’état !
Il deviendra grand potentat
S’il sait renverser notre État
Comme il sait renverser la table.

[33] Muse historique de Loret, l. II, lett. 6e.

Beaucoup d’autres encore, témoins Guénégaud, Pontac, et tous ceux dont nous ne pouvons même citer les noms[34], sous peine de tomber dans des dénombrements plus longs que ceux d’Homère, avaient partagé le sort des poëtes, sans l’être en aucune façon. La suprématie du bâton était si bien établie par l’usage, que même quand il eût été plus facile et plus simple d’employer un autre instrument de correction, celui-là était le premier, le seul, pour ainsi dire, qui vînt à la pensée.

[34] Voir, par exemple, Tallemant, t. VIII, p. 84 ; t. IX, p. 16 et 17, etc.

Voilà bien des gentilshommes bâtonnés par des gentilshommes. Mais un gentilhomme bâtonné par un écrivain, c’est ce que nous n’avons pas encore vu jusqu’à présent, et ce qui arriva pourtant une fois. J’ai gardé ce trait pour la bonne bouche. Cet héroïque champion des gens de lettres, qui osa retourner la coutume établie, et venger la cause de la corporation sur le dos d’un homme de qualité, ne fut ni plus ni moins que Dulot, le héros des bouts-rimés, qui battit comme plâtre le marquis de Fosseuse, afin de pouvoir se vanter, — ce qui effectivement en valait la peine, — d’avoir bâtonné l’aîné des Montmorency, ou, du moins, celui qui se prétendait tel. Malheureusement, il y a un détail qui enlève beaucoup à la moralité de l’anecdote : c’est que ce poëte était fou, ou peu s’en faut. Peut-être est-ce pour cela que son exemple ne fut pas contagieux.

Dulot était ordinairement plus doux, poussant la bénignité jusqu’à souffrir des croquignoles pour un sou pièce ; mais il avait des alternatives de fureur : « Comment, monsieur, dit-il un jour avec indignation à l’abbé de Retz, vos laquais sont assez insolents pour me battre, — en ma présence ! »

En cherchant bien, nous pourrions trouver encore un ou deux autres traits analogues, mais moins avérés, par exemple celui de Tristan-l’Hermite qui se vante, dans son Page disgracié, d’avoir « frotté un peu rudement ses poings contre le nez d’un jeune seigneur de son âge et de sa force ; » mais on n’en peut rien conclure, car Tristan, un des rares écrivains d’alors qui n’eût pas plus peur d’une épée que d’une plume, avait titre de gentilhomme, et c’était comme tel qu’il se montrait si brave.

Ces façons tout à fait sommaires de soutenir sa cause à la force du poignet et de se faire justice soi-même étaient un reste des habitudes féodales, une dernière trace de l’ancien respect pour le droit du plus fort, qu’il se manifestât par le bâton ou par l’épée. Toute l’histoire du temps est pleine de témoignages à l’appui. Même en laissant de côté les duels, qui ne furent jamais plus fréquents, plus acharnés et plus meurtriers, en dépit de toutes les ordonnances, et qui se faisaient jour et nuit, sur la place Royale, sur le pont Neuf, en pleine rue, par-devant les habitants rassemblés en cercle, que de rapts, que de violences, que d’assassinats, admis en quelque sorte par les mœurs de l’époque, et que la justice laissait passer sans s’en préoccuper, sinon pour la forme ! Les Mémoires contemporains en fournissent mille exemples, qu’ils racontent sans la moindre émotion, comme des choses toutes simples, mais que nous sommes bien loin de trouver telles aujourd’hui. Voulait-on se défaire de Concini, et de Jacques de Lafin, qui avait révélé au roi le complot du maréchal de Biron, on les abattait en plein soleil, sur un pont, sans que personne s’en inquiétât. Saint-Germain Beaupré faisait assassiner Villepréau par son laquais, dans la rue Saint-Antoine. D’Harcourt et d’Hocquincourt proposaient à Anne d’Autriche de la débarrasser ainsi de Condé. Le chevalier de Guise n’hésitait pas davantage pour passer son épée à travers le corps du vieux baron de Luz, au beau milieu de la rue Saint-Honoré, comme son frère aîné avait fait auparavant pour Saint-Paul, et non-seulement ce crime demeurait impuni, mais il valait au meurtrier les plus chaleureuses félicitations des plus grands personnages[35]. La justice, en pareil cas, ne demandait pas mieux que de s’abstenir, par la raison que nous donne le continuateur de Scarron, dans la troisième partie du Roman comique[36], en parlant de la mort violente de Saldagne : « Personne ne se plaignant, d’ailleurs que ceux qui pouvoient être soupçonnés étoient des principaux gentilshommes de la ville, cela demeura dans le silence. » La justice intervint parfois sans doute avec solennité ; mais on peut voir dans les Grands Jours d’Auvergne, de Fléchier, quelle longanimité elle avait montrée d’abord, et ce qu’il avait fallu d’effroyables excès dans le crime pour la forcer à sévir.

[35] Lettres de Malherbe, 1er févr. 1613.

[36] Chap. VI.

Auprès de cela, qu’étaient-ce que de pauvres petits coups de bâton ? Les tribunaux, qui fermaient les yeux sur des faits d’une tout autre importance, se gardaient bien de déroger en s’occupant de pareilles misères. Cela était tout au plus justiciable des vaudevilles et des pièces satiriques.

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