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Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire

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L’enchaînement des idées nous a fait dévier un peu de notre point de départ, dans le dernier chapitre. On se souvient que nous y passions en revue les gens de lettres bâtonnés par les gens de lettres. Malgré ce pernicieux exemple donné par ceux qui auraient eu le plus d’intérêt à s’en abstenir, les gentilshommes n’abusèrent pas autant du bâton qu’on eût pu le craindre dans leurs relations avec les auteurs, et ils en auraient certainement moins abusé encore, si ceux-ci n’eussent pris soin, en quelque sorte, de les entretenir eux-mêmes dans cette habitude.

Le premier mouvement des grands personnages, en rapport avec des inférieurs récalcitrants, bien roturiers surtout, était encore de s’écrier, comme M. de la Croix, à l’encontre du commis qui osait faire des observations en sa présence : « Ne me donnera-t-on pas un bâton pour châtier ce drôle[56] ? » ou de faire comme le comte de Charolais qui, mécontent de son fermier Ménage, s’en fut le trouver, et lui dit : « Je te défends d’entrer dans les sous-fermes, et, si je sais que tu y acceptes quelque intérêt, soit directement, soit indirectement, je te fais donner cent coups de bâton tous les mois. N’approche pas, ne réplique point, ou je charge mes gens de te payer la rente tout de suite[57]. »

[56] Mémoir. secr., IX, 19.

[57] M. de Choiseul-Meuze fit mieux encore : s’étant embarrassé dans un fiacre (février 1783) il commença par rouer le cocher de vingt à vingt-cinq coups de canne, puis il le larda à coups de dard, pour le punir d’avoir osé se défendre avec son fouet. Mais il n’en fut pas quitte si aisément qu’il l’avait cru. Vers la même époque, le marquis de la Grange frappa si brutalement de sa canne un cocher qui l’avait froissé contre un mur, qu’il le blessa grièvement : il aurait été pendu sur-le-champ par le peuple indigné, sans l’intervention de la garde. On lit, dans les Nouvelles à la main, Mss. de Pidansat de Mairobert (Bib. Mazar. H, 2803, H), à la date du 17 janvier 1773 : « Le nommé Longueil, un des graveurs des plus célèbres, a percé, ces jours derniers, d’un coup d’épée un cocher, sous prétexte qu’il ne voulait pas se ranger, et il a été conduit en prison ; le cocher en est mort. Cet artiste est un brutal, et c’est la troisième aventure de ce genre qui lui arrive. » La condition des cochers, comme celle des poëtes, a bien changé aujourd’hui : on ne les tue plus comme cela ; ce sont eux, au contraire, qui tuent les bourgeois tracassiers pour les mettre à la raison.

Leur langage était à peu près le même, lorsqu’ils avaient affaire à des gens de lettres et à des artistes, mais en général ils se bornèrent aux menaces. Le bâton jouait entre leurs mains le rôle de l’épée de Damoclès : il ne tombait pas souvent, quoiqu’il parût toujours sur le point de tomber.

« M. de Stainville, disait l’acteur Clairval à son camarade Caillaud, me menace de cent coups de bâton si je vais chez sa femme. Madame m’en promet deux cents si je n’y viens pas. Que faire ? — Obéir à la femme, répondit Caillaud, il y a cent pour cent à gagner[58]. »

[58] Mémoires secrets, t. I, p. 143.

Une semblable menace, mais cette fois plus injuste, inspirait quelques années plus tard une tout autre réponse à l’avocat Linguet. C’était au sujet d’une affaire de madame de Béthune contre le maréchal de Broglie. Cette dame, soufflée par Linguet, avait déjà plusieurs fois plaidé sa cause avec un succès et un éclat extraordinaires. Aussi le maréchal, de fort mauvaise humeur, rencontrant l’avocat dans une des salles du Palais, ne put se tenir de l’apostropher sur un ton significatif : « Mons Linguet, songez à faire parler aujourd’hui ma dame de Béthune comme elle doit parler et non comme mons Linguet se donne quelquefois les airs de le faire ; autrement vous aurez à faire à moi, entendez-vous, mons Linguet ? — Monseigneur, riposta celui-ci, le Français a depuis longtemps appris de vous à ne pas craindre son ennemi. » Il était impossible, je crois, d’envelopper une plus fière réplique et une plus juste leçon dans une louange plus délicate[59].

[59] Corresp. secrète, t. I, p. 272.

C’était un terrible homme, en vérité, que cet universel Linguet, poëte, avocat, historien, pamphlétaire, industriel, journaliste, dont la plume ardente toucha à tout, souleva toutes les idées, remua toutes les questions, déchaîna tous les paradoxes, sans s’effrayer d’aucun nom, que ce nom représentât un homme ou une chose. L’obstacle irritait sa verve audacieuse ; la persécution enflammait son génie épileptique, toujours armé pour la bataille. Et cependant cet homme, qui n’épargna personne, et qui s’était fait autant d’ennemis qu’il écrivit ou plutôt qu’il fulmina de phrases dans ses journaux et ses mémoires, — sauf le soufflet qu’il reçut à Londres, en pleine rue (1784), de Morande, l’impudent auteur du Gazetier cuirassé[60], — ne fut jamais, que je sache, autrement maltraité qu’en paroles et en menaces. Il est vrai que celles-là ne lui manquèrent pas. Vraie salamandre, il vivait au milieu des flammes sans en être atteint : il détournait les coups par le sang-froid de son audace. Bien des gens, comme Dorat, s’emportaient à le traiter de coquin, et se posaient vis-à-vis de lui en capitaines Fracasse, la main levée pour la correction, qui, désarmés et vaincus, s’humiliaient au moment décisif.

[60] Courr. de l’Europe, no 19, du 8 mars 1785. Dans le tome IV de la Chronique scandaleuse, une facétie intitulée le Testament de Desbrugnières, inspecteur de police, renferme deux articles qui s’expriment ainsi : « Je lègue à M. Linguet… un coussin matelassé qui pourra lui être utile de plus d’une manière. — Je lègue au rédacteur du Courrier de l’Europe (Morande, ou son correspondant, le chevalier Drigaud), tous les coups de bâton qui me seront dus au jour de mon décès. »

Dans la grande querelle qui, en 1779, divisa tout le Théâtre-Français et ses habitués, entre mademoiselle Sainval aînée et madame Vestris, l’avocat, ayant pris vivement le parti de la première contre la seconde, que soutenait son amant, le maréchal duc de Duras, gentilhomme de la chambre, s’avisa d’appeler celui-ci le bâtonnier du théâtre, par allusion au bâtonnier de l’ordre des avocats, arbitre suprême et tyrannique contre lequel il avait eu souvent à combattre. Le grand seigneur n’était pas endurant ; il lui fit donc transmettre cet avis comminatoire : « Que M. Linguet veuille bien s’abstenir de parler désormais de moi, autrement je lui promets de justifier à son égard le titre de bâtonnier qu’il me donne. — Eh ! tant mieux, répliqua en souriant le déterminé libelliste, qui pour tout au monde n’eût pas laissé perdre l’occasion d’un bon mot, je serais bien aise de lui voir faire usage de son bâton une fois en sa vie. » Et le lendemain la réponse, recueillie au passage par quelque versificateur à l’affût, comme il en fourmillait alors, circulait en épigramme à double tranchant, sous forme de quatrain :

[61] Mémoir. de Fleury, I, 172. Mémoir. secr., 2 octobre 1779.

Linguet ne rompit pas d’une semelle, et il n’en résulta rien autre chose. Cette plaisanterie indiquerait à elle seule, ce me semble, que le bâton, bien déchu de son pouvoir n’était plus un argument sans réplique aux yeux des écrivains.

Quelques années après, Cailhava était également menacé du traitement le plus infâme par un autre gentilhomme de la chambre, le maréchal de Richelieu, pour son ouvrage sur les Causes de la décadence du théâtre français. Ces messieurs avaient des manières à eux de protéger les intérêts des comédiens et leur propre honneur. Heureusement les choses n’allèrent pas plus loin pour Cailhava que pour Linguet.

Gilbert avait eu à se défendre contre des projets plus sérieux et dont l’exécution ne fut empêchée peut-être que par ses prévoyantes mesures. Après la publication de sa grande satire sur le dix-huitième siècle, en 1775, le duc de Fronsac, irrité de la noble hardiesse avec laquelle le poëte avait raconté et flétri, tout en taisant son nom, un des plus épouvantables exploits de sa carrière galante, s’écria qu’il le ferait assassiner. Pendant longtemps Gilbert ne sortit qu’accompagné de gens de la police. De pareils sentiments et de pareils desseins, hautement avoués contre lui, ne contribuèrent pas médiocrement sans doute à ébranler son imagination et à remplir son esprit, comme celui de Jean-Jacques, de visions et de terreurs sinistres[62]. Mais il n’était pas homme à céder à la peur, lui qui, nous apprend la Correspondance secrète, faillit se faire assommer par la foule enthousiaste pour avoir seul osé, après la représentation d’Irène, manifester publiquement son improbation au milieu du délire universel.

[62] Mémoir. secr., 23 nov. 1780.

A peu près à la même date, la plus célèbre courtisane de Paris, la demoiselle Duthé, forte de l’appui de grands seigneurs, jurait de faire entendre raison à cet énergumène. C’était une puissance que cette Duthé, et on jouait gros jeu de se mesurer contre elle. L’année 1775 marqua un des plus hauts termes de sa faveur. Cette année-là, Audinot avait fait jouer sur son théâtre populaire une pièce de Landrin (Les Curiosités de la foire Saint-Germain), où l’on tournait en ridicule la blonde et fade Laïs, ainsi que les plus fameuses des impures du jour. Là-dessus, grand émoi dans le camp des jeunes seigneurs débauchés, protecteurs de ces dames. Excités par elles, ils vont en corps trouver le directeur, et veulent le contraindre, par l’intimidation, à révéler le nom du coupable. Audinot, en présence des cannes levées sur sa tête, eut le courage de se taire. « Vous avez raison, lui dirent ces messieurs en se retirant, car, morbleu ! nous aurions fait mourir le drôle sous le bâton[63]. »

[63] La Gazette noire, 1784, in-8o, p. 176. Mémoir. secr., VIII, 86.

Pourquoi donc, disposant d’auxiliaires si redoutables et si dévoués, l’illustre courtisane eût-elle fait plus de façons avec un auteur de satires qu’avec un auteur de comédies ? Elle tenait trop à son honneur pour cela. Aussi, informée que Gilbert se préparait à donner une nouvelle production sur les mœurs des femmes du jour, elle conçut le projet d’organiser toutes ses compagnes en une troupe de bacchantes armées contre ce nouvel Orphée, et d’aller le fouetter elle-même en tête de la troupe. Mais le fracas des verges qu’on prenait soin de faire siffler à ses oreilles ne put ébranler la résolution de Gilbert.

Cette petite anecdote, répandue dans le public, donna naissance à une estampe où l’Amour était représenté administrant le fouet au poëte, tandis que le dieu des vers faisait signe, dans un coin du tableau, que ces verges étaient de roses, en prononçant ces mots qu’on voyait sortir de sa bouche : « Cela ne fait point de mal[64]. »

[64] Corresp. secrète, II, 201.

Que voilà une ingénieuse allégorie !

A cette estampe caractéristique, nous en pourrions joindre plusieurs autres inspirées par des faits analogues. L’année suivante, c’est M. de la Ferté, directeur du théâtre Lyrique, dont la despotique attitude révolte ses subordonnés, et qu’on montre dans une gravure, levant la canne sur ses sujets assemblés devant lui, pour châtier sommairement ceux qui lui manqueront de respect[65]. En 1785, la détention de Beaumarchais à Saint-Lazare fait éclore une caricature où on le voit fouetté par un lazariste. A cette occasion parurent de nombreux vaudevilles, dont l’un chantait en vers assez plats :

Le public, qui toujours glose,
Dit qu’il n’est plus insolent,
Depuis qu’il reçoit sa dose
D’un vigoureux flagellant…
Un lazariste inflexible,
Ennemi de tout repos,
Prend un instrument terrible,
Et l’exerce sur son dos…
Quoi ! c’est vous, mon pauvre père,
Dit Figaro ricanant,
Qu’à coups nombreux d’étrivière
On punit comme un enfant !…
Sans doute, la tragédie
Qu’il nous donne en cet instant,
Vaut mieux que la comédie
De cet auteur impudent.
On l’étrille, il peste, il crie,
Il s’agite en cent façons :
Plaignons-le par des chansons[66].

[65] Id., III, 58.

[66] Mémoir. secr., 19 mars 1785.

Ainsi c’était surtout en menaces, en caricatures, en couplets, en épigrammes, que les auteurs étaient alors bâtonnés. Malheureusement nous ne pouvons laisser croire à nos lecteurs que les choses en restèrent toujours là. L’action suivit plus d’une fois les paroles ; mais sur ce terrain encore nous trouverons une trace incontestable de progrès, qui pourra nous consoler de ce dernier reste de la servitude littéraire.

En effet, le nombre est petit, au dix-huitième siècle, des gens de lettres qui se laissent fustiger avec la résignation plus ou moins volontaire de leurs devanciers. Commençons par ceux-là, pour en être débarrassés tout de suite. Je n’en connais guère que quatre ou cinq.

C’est d’abord Lattaignant, un des plus joyeux prédécesseurs de Désaugiers. Encore n’avait-il pas reçu lui-même les coups de bâton qui lui étaient destinés : les gens apostés par le comte de Clermont-Tonnerre, pour le punir de certain vaudeville railleur, se trompèrent aux dépens d’un malheureux chanoine de Reims, qui ressemblait à notre abbé chansonnier. Celui-ci prit fort gaiement la chose ; sauvé ainsi, par une bonne fortune analogue à celle de Delosme de Monchesnay, il n’appela plus le confrère que son receveur, et dans une chanson, dont le refrain est resté populaire, il consacra un couplet à l’aventure :

Par ce bon monsieur de Clermont-Tonnerre
Qui fut mécontent d’être chansonné,
Menacé d’être bâtonné
On lui dit, le coup détourné :
J’ai du bon tabac dans ma tabatière,
J’ai du bon tabac tu n’en auras pas.

« On peut juger par ce trait, observent les Mémoires secrets[67], combien l’abbé de Lattaignant, d’une famille honnête et même distinguée dans la robe, avait toute honte bue. » Mais on peut juger aussi, ce me semble, par cette réflexion de l’écrivain, combien les mœurs littéraires avaient fait de progrès, puisqu’on s’indignait à ce point de ce qui eût paru tout simple au dix-septième siècle.

[67] T. XIII, p. 270.

Robé, qui s’était fait, à la même époque, une réputation éphémère par ses poésies licencieuses, avant de devenir un des plus fervents convulsionnaires du jansénisme, avait été chassé de Vendôme, sa patrie, à coups de trique et de gaule, pour ses méfaits satiriques[68].

[68] Journal de Collé, I, janvier 1751.

Maître André le perruquier, l’auteur de cette réjouissante tragédie du Tremblement de terre de Lisbonne (1756), qui le fit monter en un clin d’œil au faîte de la gloire, et qu’il dédia sans façon à son cher confrère, « l’illustre et célèbre poëte Voltaire », avait débuté par se poser en rival de Boileau, et il lui en avait cuit ; c’est à lui qu’on doit cette intéressante révélation dans la préface de sa pièce : « Je m’appliquais dans ma jeunesse, dit-il, à faire de petites rimes satiriques et des chansons, qui n’ont pas laissé de m’attirer quelques bons coups de bâton. » Je soupçonne que maître André se vante, pour mieux se poser en poëte.

La Morlière, le plus redoutable chef de cabale dont les banquettes de la Comédie-Française aient gardé la mémoire, eut souvent maille à partir avec maint auteur mécontent de ses procédés, et, si l’on en croit Diderot, malgré ses airs de matamore il ne payait pas de bravoure en pareille occurrence : « Ce chevalier de la Morlière, lit-on dans le Neveu de Rameau…, que fait-il ? Tout ce qu’il peut pour se persuader qu’il est un homme de cœur ; mais il est lâche. Offrez-lui une croquignole sur le bout du nez, et il la recevra en douceur. Voulez-vous lui faire baisser le ton ? Élevez-le ; montrez-lui votre canne, ou appliquez votre pied entre ses fesses. »

Laus de Boissy fut, une nuit, très-cruellement bâtonné au Palais-Royal, pour s’y être livré à des railleries inconvenantes contre quelques personnes qui s’y promenaient, comme c’était alors la grande mode pendant les soirs d’été (juillet 1776). Il tourna l’aventure en plaisanterie, et ne trouva rien de mieux à faire, pour se consoler, que d’adresser à l’Académie des Arcades de Rome, dont il était membre, un petit poëme, dans le goût de l’Arioste, où il badinait agréablement sur les coups qu’il avait reçus.

Je ne sais quelles étaient ces personnes qui s’offensèrent des propos de Laus de Boissy, mais je gagerais que c’étaient des femmes, et qu’on ne le châtia que pour avoir par trop dépassé la limite honnête de la galanterie, péché mignon de tous les étourneaux du dix-huitième siècle. Plus d’un auteur râpé dut payer alors ses bonnes fortunes sur son dos et ses épaules, comme cet amant clandestin de mademoiselle Allard la danseuse, — peut-être un poëte, lui aussi, — que l’amant en titre de la dame, monseigneur le duc de Mazarin, fit bâtonner de si belle façon, en attendant qu’il eût lui-même la tête cassée par un rival ; ou comme M. de la Popelinière, dont la renommée de financier a effacé celle d’auteur, et qui, dit-on, fut traité de la même sorte, et pour la même cause, par le prince de Carignan[69].

[69] Gazette noire, p. 159.

En 1783, il se passa une scène étrange au théâtre d’Orléans. Au milieu d’une représentation, plusieurs jeunes gens s’élancent du parterre sur la scène, s’emparent des actrices et leur donnent le fouet, sous prétexte qu’ils étaient mécontents de leur jeu, mais peut-être pour d’autres raisons plus intimes qu’il ne nous appartient pas d’approfondir[70]. Comment eût-on respecté les actrices quand elles se respectaient si peu elles-mêmes ? Quelque temps auparavant, on avait vu mademoiselle Allard donner, en plein théâtre, des coups de pied à mademoiselle Peslin, qui répondait sans façon par un coup de poing[71]. Tel était l’atticisme de ces dames.

[70] Mémoir. secr., t. XXII, p. 375.

[71] Morande, Philosop. cyniq., p. 20.

A la suite d’un concert où il avait déployé tous les charmes de sa magnifique voix, Caffarielli fut régalé à Rome, dans l’antichambre du cardinal Albani, de coups de nerfs de bœuf, par les estafiers de l’Éminence, en retour du sans-façon dédaigneux avec lequel il avait fait attendre les plus illustres personnages de la ville éternelle. Et l’assemblée du salon applaudissait à ses cris aigus, comme elle venait d’applaudir à son grand air, en répétant : « Bravo, Caffarielli ! Bravo, Caffarielli ! »

Combien d’autres bâtonnés nous aurions à citer encore, si l’on avait eu le temps de noter au passage toutes les aventures du même genre dont furent victimes les bohèmes de la littérature d’alors, pauvres diables d’auteurs affamés et cyniques, insectes et vermisseaux des sous-sols de la poésie, populace grouillante et fourmillante de la plume, piliers du Caveau[72], de Procope, de Gradot, de la veuve Laurent, de la Régence, de tous les cafés et tripots littéraires, où ils s’attablaient pour cabaler, discuter, lire ou entendre des vers, siffler ou applaudir, en attendant que le chevalier de la Morlière vînt les enrégimenter contre la pièce nouvelle de la Comédie-Française, ou qu’un exempt les conduisît au Fort-l’Évêque ! Combien de bâtonnés aussi, comme leur patron fameux, parmi ces Arétins de mièvre encolure, ces enfants perdus de la calomnie par la presse, ces pères nourriciers de l’ignoble chantage, ces loups-cerviers du pamphlet, vivant d’une plume empoisonnée qui faisait mourir leurs victimes, — les Chevrier, les Morande, les Drigaud, les Dulaurens, les Groubentall, et tant d’autres éhontés coquins, dont le Neveu de Rameau reste le prototype[73], — parfaitement résignés à un soufflet, voire à un coup de pied, et s’en frottant les mains, pourvu que la chose leur fût payée en beaux écus comptants !

[72] On peut voir une scène de coups de canne qui eut lieu au Caveau entre le maître de l’établissement, Dubuisson, et M. de Brignoles, dans la Corresp. secr., XIV, 232 ; 10 avril 1783.

[73] « J’étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou, l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n’y avait pas une de ces épithètes qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l’épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu’on me jetait sur mon assiette. » (Diderot, le Neveu de Rameau.)

Honnête journaliste,

disait un vaudeville du temps, attribué à Collé,

Amusant nouvelliste,
Brochurier à pamphlets,
Changez toutes ces têtes,
Ces intrigantes têtes,
Changez toutes ces têtes,
Têtes à camouflets[74].

[74] Ce vaudeville devint le type d’une foule d’autres qui coururent alors. L’un d’eux s’attira en réponse un pamphlet, daté par l’auteur de « chez Démocrite Bras de Fer, au coin de la rue des Étrivières. » (Janvier 1784). Ce genre de réplique était encore admis par l’usage.

Têtes à camouflets ! Le mot est juste et bien trouvé dans sa trivialité énergique. Mais nous tombons ici dans la lie de l’histoire littéraire. Ces hommes ne sont plus des écrivains qu’on outrage, ce sont des drôles qu’on châtie, et nous n’avons rien à y voir. Est-il besoin, d’ailleurs, de répéter ici que nous ne prétendons nullement dresser une nomenclature complète ? La chose n’est certes pas possible, et, le fût-elle, nous n’y prétendrions pas davantage.

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