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Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire

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II

Tout gentilhomme était donc rempli de dédain pour les auteurs en titre, et, s’il semblait oublier quelquefois la distance qui le séparait de ces petits grimauds, barbouilleurs de papier, c’était à condition que ceux-ci ne l’oublieraient point trop eux-mêmes. Et puis, après avoir tremblé tout le jour devant le moindre froncement de sourcil de son Jupiter Olympien, il était bien aise de se consoler de son abaissement en tranchant du souverain à son tour, et de se venger d’une infériorité intellectuelle dont il avait conscience, par la supériorité brutale de la force.

Les lettres de Malherbe nous apprennent que Louis XIII fit appliquer une douzaine de coups de bâton à un valet de pied qui se disputait avec ses pages sur une question de préséance, ni plus ni moins qu’un duc et pair. Le roi, dit Tallemant, ne voulait pas que ses premiers valets de chambre fussent gentilshommes, afin de pouvoir les battre à son envie. Le frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans, fit jeter dans le canal, à Fontainebleau, un gentilhomme qui ne lui avait pas témoigné suffisamment de respect. Louis XIV s’oublia une fois jusqu’à lever sa canne sur un valet de chambre ; une autre fois, il la lança par la fenêtre pour se dérober à la tentation d’en châtier Lauzun ; et, dans une autre circonstance encore, il eût, sans madame de Maintenon, frappé Louvois avec les pincettes de son appartement. Ces procédés autocratiques étaient fort en usage aussi parmi les gentilshommes, ne fût-ce que par imitation, et pour se régler sur les manières royales.

Comme Louis XIII et Louis XIV, c’était surtout le bâton que les courtisans considéraient comme l’ultima ratio dans leurs rapports avec les gens de rien, en particulier avec les auteurs. A leurs yeux, ceux-ci étaient gent bâtonnable à merci toutes les fois qu’ils avaient besoin d’être redressés ; et il paraît qu’ils en avaient souvent besoin, car on les bâtonna souvent.

Il était tout simple, du reste, que ducs et marquis, après avoir humé longuement l’encens des dédicaces enivrantes, prissent au mot les hyperboles répétées de leurs faméliques adorateurs, et crussent à leur suprématie absolue sur ces pauvres poëtes, leurs parasites et leurs domestiques, qu’ils payaient en beaux écus sonnants, non contents de les approvisionner de vivres, de bois et de chandelle. Comment ne les auraient-ils pas regardés dès lors comme de piètres personnages dont on pouvait s’égayer sans conséquence, de même qu’on s’égaye, pour peu qu’on en ait envie, d’un bouffon ou d’un laquais ?

Aussi voyez : Saint-Amant, malgré sa fierté, se représente amusant son duc à ses dépens, et sortant de ce jeu en sueur. Voiture est berné par ses protecteurs, et en plaisante avec une joyeuse effronterie d’humilité. Or, pour donner au lecteur une idée de ce qu’était la berne[7], dans le sens propre du mot, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer à la pièce dans laquelle le chantre de la Crevaille a décrit ce supplice avec sa verve ordinaire, ou de citer notre auteur, lorsqu’il écrit à mademoiselle de Bourbon, en 1630 :

[7] Un neveu de Mazarin en mourut, au collége de Clermont.

« Mademoiselle, je fus berné, vendredi, après dîner, pour ce que je ne vous avois pas fait rire dans le temps que l’on m’avoit donné pour cela, et madame de Rambouillet en donna l’arrêt, à la requête de mademoiselle sa fille et de mademoiselle Paulet… J’eus beau crier et me défendre ; la couverture fut apportée, et quatre des plus forts hommes du monde furent choisis pour cela. Ce que je puis vous dire, Mademoiselle, c’est que jamais personne ne fut si haut que moi, et que je ne croyois pas que la fortune me dût jamais tant élever. A tout coup ils me perdoient de vue, et m’envoyoient plus haut que les aigles ne peuvent monter. Je vis les montagnes abaissées au-dessous de moi ; je vis les vents et les nuées cheminer dessous mes pieds ; je découvris des pays que je n’avois jamais vus, et des mers que je n’avois point imaginées. Mais je vous assure, Mademoiselle, que l’on ne voit tout cela qu’avec inquiétude, lorsque l’on est en l’air et que l’on est assuré d’aller retomber. Une des choses qui m’effrayoient le plus étoit que, lorsque j’étois bien haut et que je regardois en bas, la couverture me paroissoit si petite, qu’il me sembloit impossible que je retombasse dedans, et je vous avoue que cela me donnoit quelque émotion. Mais, parmi tant d’objets différents qui en même temps frappèrent mes yeux, il y en eut un qui, pour quelques moments, m’ôta de crainte et me toucha d’un véritable plaisir : c’est, Mademoiselle, qu’ayant voulu regarder vers le Piémont pour voir ce que l’on y faisoit, je vous vis dans Lyon, que vous passiez la Saône : au moins, je vis sur l’eau une grande lumière et beaucoup de rayons à l’entour du plus beau visage du monde… Dès que je fus en bas, je leur voulus dire de vos nouvelles et les assurai que je vous avois vue, mais ils se prirent à rire, comme si j’avois dit une chose impossible, et recommencèrent à me faire sauter mieux que devant… Le dernier coup qu’ils me jetèrent en l’air, je me trouvai dans une troupe de grues, lesquelles, d’abord, furent étonnées de me voir si haut ; mais, quand elles m’eurent approché, elles me prirent pour un des pygmées avec lesquels vous savez bien, Mademoiselle, qu’elles ont guerre de tout temps. Aussitôt elles vinrent fondre sur moi à grands coups de bec, et d’une telle violence, que je crus être percé de cent coups de poignards ; et une d’elles, qui m’avait pris par la jambe, me poursuivit si opiniâtrément, qu’elle ne me laissa point que je ne fusse dans la couverture. Cela fit appréhender à ceux qui me tourmentoient de me remettre encore à la merci de mes ennemis : on me rapporta donc à mon logis dans la même couverture, si abattu qu’il n’est pas possible de l’être plus. Aussi, à dire le vrai, cet exercice est un peu violent pour un homme aussi foible que je suis. »

On n’a jamais fait meilleur marché de sa personne, ni débité de plus agréables sornettes sur un plus humiliant badinage. Il n’est guère possible de ne voir ici qu’un conte en l’air, une simple réminiscence du chapitre de Don Quichotte où l’on berne Sancho Pança, surtout avec la note très-précise que Tallemant des Réaux, fort bien informé sur le compte de Voiture, dont il s’est fait le commentateur, a mise à cette lettre. Que ce ne fût là qu’une plaisanterie, comme on s’en permettait assez souvent à l’hôtel Rambouillet, il n’y a pas à en douter, et je ne prétends nullement qu’il faille y voir une punition sérieuse. Seulement cette plaisanterie, qu’on ne se fût certes pas permise envers tout autre qu’un petit poëte, chargé d’amuser quand même, marque bien d’une part le peu de respect qu’on avait pour ce supplicié d’une nouvelle sorte, de l’autre le peu de dignité de celui qui trouvait cela tout simple et n’y voyait qu’un joli thème à d’ingénieux concetti.

Et pourtant il ne faut pas l’oublier, l’hôtel de Rambouillet, sorte d’académie qui devança l’autre et qui la surpassa toujours dans l’opinion publique, était le sanctuaire vénéré des beaux esprits ; nulle part ils n’auraient pu trouver autant d’admiration et d’égards. De son côté, Voiture, un des premiers bourgeois reçus dans la haute société, suivant la remarque de M. de Chateaubriand, était le roi de l’hôtel, et pour aucun autre on n’avait plus de considération que pour ce sémillant petit homme. Cette observation ajoute encore à la portée de l’exemple que nous venons de citer.

Régnier a dit[8] :

Encore quelques grands afin de faire voir,
De Mœcène rivaux, qu’ils ayment le sçavoir,
Nous voyent de bon œil, et tenant une gaule,
Ainsi qu’à leurs chevaux nous en flattent l’épaule,
Avecques bonne mine, et d’un langage doux
Nous disent souriant : « Eh bien, que faictes-vous ? »

[8] Satire 4e.

Il ne s’agit pas ici, sans doute, de coups de canne, comme l’a cru le commentateur Lenglet-Dufresnoy ; mais on conviendra du moins que ces singulières familiarités, dont les poëtes partageaient le bénéfice avec les chevaux, étaient compromettantes et pouvaient conduire facilement plus loin. Il suffisait d’un mouvement de colère pour que la caresse amicale de la houssine, plus fortement appuyée, se changeât en un coup de cravache, et, je l’ai dit, les grands se mettaient aisément en colère.

Un peu plus tard, en 1621, Courval-Sonnet s’écriait, dans sa première satire :

Qui donc voudroit escrire en temps si perilleux,
Sans s’exposer en butte aux esprits orgueilleux
Qui feront de nos vers une capilotade,
Ou bien leur donneront la gesne ou l’estrapade ?

Et ce n’était pas là une fiction poétique : nous ne le verrons que trop.

Cet usage était si bien admis par les mœurs comme une chose parfaitement naturelle, que mademoiselle de Ségur parlait ainsi à Benserade qui l’avait chansonnée : « Dans notre race, il n’y a point de poëte pour vous rendre la pareille, mais il y a bien des gens qui vous traiteront en poëte si vous y retournez. » Traiter en poëte, c’était un terme reçu ; et, sans qu’il fût besoin de s’expliquer davantage, tout le monde savait ce que cela voulait dire. Il y avait encore d’autres expressions toutes faites, comme en créent les besoins et les usages de chaque époque. Arlequin disait, au Théâtre-Italien, d’un auteur vertement fustigé pour quelques mots trop libres contre un grand personnage : « Sa pièce lui a valu mille écus, sans compter le tour du bâton. » Et l’auditoire de rire à cette fine plaisanterie tout à fait de circonstance, et comprise à demi-mot.

Un autre Arlequin, cette fois au théâtre de la Foire[9], rencontrant Apollon sur le Parnasse : « Je vais, lui disait-il, vous payer en monnaie courante du pays. » Et il s’escrimait de sa batte sur le dos du dieu.

[9] Arlequin-Deucalion, de Piron, II, 3.

On appelait encore cela recevoir son brevet de poëte. Dans une lettre de l’abbé Chérier, censeur, au préfet de police[10] sur la pièce anonyme du Faux Savant, représentée au Théâtre-Français en 1728, on lit les lignes suivantes, que je transcris telles quelles, avec leur naïveté ou leur malice instructive :

[10] Publiée par la Correspondance littéraire, du 5 février 1858.

« Il semble que l’autheur veuille mordre un peu le chevalier de Rohan et Voltaire sur la bastonnade. Il dit : Cherchez-moi une bonne querelle d’Allemand à Pseudomatte, et donnez-lui son brevet de poëte. On lui répond en galant homme, et on dit : Quelle indignité ! Non, j’ay l’âme trop noble pour recourir à une voie si injuste. Je ne trouve personne qui puisse s’offenser de ce discours, car tous nos meilleurs poëtes ont fait leur épreuve sur le baston : Despréaux, Rousseau, Voltaire. Ainsi nos petits poëtes se trouveroient très-heureux, s’ils pouvoient en essayer à d’aussy bon titre. »

En êtes-vous bien sûr, monsieur le censeur ?

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