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Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire

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XI

En dehors de ces quelques exemples, la toute-puissance du bâton commence à être contestée. Les gens de lettres redressent la tête sous l’insulte ; ils ne reconnaissent plus la brutale supériorité de la force qui les tenait courbés autrefois. Il leur faut une réparation d’honneur, et, pour l’avoir, ils en appellent les uns à leur épée, les autres à la loi[75]. L’épée et la loi, récusées d’abord, ne tardent pas à être reçues en leur faveur. La première, c’est peu de chose : elle ne prouvait rien que le courage personnel de ceux qui s’en servaient. La seconde, c’est beaucoup plus et beaucoup mieux : elle prouvait les changements de l’opinion et le progrès de la condition littéraire.

Il y a une aventure du chevalier de Boufflers qui rappelle en beaucoup de points celle de cet auteur que nous avons vu plus haut battu de verges par les actrices de la Comédie-Italienne. Le chevalier avait fait, contre certaine marquise infidèle, une épigramme qui avait couru. A quelque temps de là, la grande dame sollicite une réconciliation, et lui demande de venir la sceller à sa table. Il y va, mais des pistolets dans sa poche, en homme prudent et qui connaissait la partie adverse. A peine arrivé, il est saisi par quatre forts gaillards de laquais, qui, sous les yeux de la marquise, lui meurtrissent les reins de cinquante coups de verges. Jusque-là, c’est tout à fait l’histoire de notre auteur ; mais voici un dénoûment auquel celui-ci n’avait pas songé. Boufflers se relève, se rajuste avec sang-froid ; puis, tirant ses pistolets de sa poche, il ordonne aux laquais, en les couchant en joue, de rendre à leur maîtresse ce qu’ils venaient de lui donner à lui-même. Il fallut bien se résoudre des deux parts, et le chevalier compta scrupuleusement les coups. Après quoi, mais c’est un mince détail, il les força à se les repasser l’un à l’autre. Puis il salua avec grâce et sortit[76].

[76] Chronique scandal., t. III.

Le chevalier de Roncherolles, s’étant reconnu dans un vaudeville de Champcenetz sur les jeunes gens du siècle (1783), déclara, en présence de plusieurs officiers aux gardes, que l’auteur méritait des coups de bâton. Mais Champcenetz était plutôt homme à en donner qu’à en recevoir : cette année même, il l’avait bien prouvé à Morande, en châtiant une de ses nouvelles insolences par les mains des valets de la Comédie-Française. Le lendemain donc, il alla demander raison au chevalier et se battit avec lui[77]. Il est vrai que, comme Boufflers, quoiqu’à un moindre degré, Champcenetz était gentilhomme et de bonne maison, et l’on dira peut-être que c’était le sang du patricien, et non celui du poëte, qui se révoltait en lui à ce propos d’un autre âge. Mais bien des écrivains et des artistes de profession, qui n’avaient pas même toujours la particule, se montrèrent tout aussi gentilshommes en pareille occurrence.

[77] Mémoir. secr., t. XXII, p. 30, 11 janv. 1783.

Longtemps auparavant, à une époque où les préjugés nobiliaires ne s’étaient pas encore abaissés devant ces grands principes d’égalité civile et sociale que la Révolution devait si définitivement implanter parmi nous ; lorsque les traditions du règne de Louis XIV, mort depuis dix ans à peine, régnaient encore dans toute leur vigueur, Voltaire, un simple petit bourgeois, avait donné le même exemple de révolte contre un impudent outrage, et il ne tint pas à lui de le pousser aussi loin que le gentilhomme Champcenetz. Il dînait chez le duc de Sully, en compagnie du chevalier de Rohan : celui-ci, nourri dans les habitudes de l’ancienne cour et ne soupçonnant pas qu’un poëte pût servir à autre chose qu’à amuser les grands seigneurs qui daignaient l’admettre à leur table, laissa tomber quelques persiflages de mauvais ton sur l’auteur de la Henriade, qui lui répondit par une de ces épigrammes comme il en savait faire. « Quel est donc, demande le chevalier, ce jeune homme qui parle si haut ? — Un homme, répond fièrement Voltaire, qui honore le nom qu’il porte, lorsque tant d’autres traînent le leur dans la boue. » Outré de cette hardiesse, le chevalier donne des ordres à ses gens, et, quelques jours après, comme Voltaire dînait de nouveau chez le duc, il est attiré, sous je ne sais quel prétexte, à la porte de l’hôtel ; des laquais déguisés s’emparent de lui, le frappent à grands coups de bâton, jusqu’à ce que leur maître, qui assistait incognito à cette exécution sauvage, leur fasse signe que cela suffit. Ils se sauvent alors, laissant le poëte à moitié mort.

Le duc de Sully était premier ministre, c’était à sa porte et sur un de ses invités qu’on venait de se livrer à cet acte barbare et lâche : il ne s’en inquiéta point pourtant, et le parlement demeura muet. Les temps n’étaient pas encore mûrs. Mais Voltaire voulut suppléer au silence de la justice. D’abord malade de honte et de rage, il s’enferme, et apprend à fond l’escrime et l’anglais, l’un pour sa vengeance, l’autre pour l’exil qu’il prévoit. Puis, par l’intermédiaire d’un garçon de Procope, qu’il avait décrassé afin de s’en servir comme d’un second, il envoie un cartel au chevalier, qui accepte pour le lendemain, et, dans la nuit, le fait enfermer à la Bastille[78].

[78] Chronique scandaleuse, 3e vol.

Lorsqu’il en sortit, au bout de six mois, Voltaire, qui avait la mémoire tenace, se remit en quête de son adversaire ; mais celui-ci se cacha si bien, que le poëte dut partir pour son exil d’Angleterre, avant de l’avoir revu[79].

[79] Vie de Voltaire, par Condorcet. — Voltaire, par Eug. Noël, p. 37.

Se venger ainsi des insolences d’un grand seigneur, voilà ce qui ne serait jamais venu en tête à un auteur du dix-septième siècle, fût-ce à M. de Boissat, qui avait pourtant sur Voltaire trois grands avantages, en pareil cas, puisqu’il était académicien, gentilhomme lui-même, et bretteur de première force.

Il devait être donné au duc de Chaulnes de dépasser encore le chevalier de Rohan, dans sa querelle avec Beaumarchais, en 1773. Le noble pair soupçonnait l’écrivain d’être préféré par une actrice de la Comédie-Italienne, mademoiselle Ménard, qu’il protégeait. Haut et puissant personnage, d’une violence de caractère égale à sa force corporelle, il entra en fureur quand il apprit que le fils d’un horloger, un petit écrivain de drames bourgeois et larmoyants, était son rival en amour, et forma le projet de le tuer, jurant, avec des serments effroyables, qu’il voulait boire son sang et lui arracher le cœur à la force des dents. Il faut lire dans le livre de M. de Loménie[80] les détails ignobles de la bataille de porte-faix engagée par le grand seigneur contre l’auteur d’Eugénie, les soufflets et les coups qu’il commence par donner, dans un fiacre, au poëte Gudin de la Brenellerie, l’ami de celui-ci, sa lutte à bras-le-corps contre Beaumarchais dont il déchire le visage et arrache la peau du front, enfin vingt autres particularités non moins monstrueuses que je n’ai point le courage de rapporter ici, tant elles me soulèvent le cœur de dégoût. Et, le dimanche suivant, il osait, dans le foyer de la Comédie-Française, demander à haute voix le silence, pour raconter sa conduite, et la justifier à sa façon[81]. Mais le rang et le nom du duc de Chaulnes, les ménagements singuliers apportés par un timide commissaire de police dans sa déposition sur cette affaire, ne purent sauver le pair de France d’un emprisonnement au château de Vincennes, en vertu d’une lettre de cachet.

[80] Beaumarchais et son Temps, t. I, ch. X.

[81] Nouvelles à la main, Mss., de Pidansat de Mairobert, 18 février 1773.

Le 8 juin 1781, Mozart, que son patron, l’archevêque de Saltzbourg, traitait habituellement comme le dernier des laquais, fut jeté à la porte par le comte d’Arco, avec un coup de pied, et il écrivait à son père que, partout où il rencontrerait celui-ci, il lui rendrait la pareille[82].

[82] Biographie nouvelle de Mozart, par Otto Jahn. 3e volume.

Nous verrons mieux encore. Voici, par exemple, non plus un grand poëte qui demande raison à un gentilhomme d’un indigne outrage, non plus un artiste illustre dont le sang bouillonne aux insultes d’un manant titré, mais un simple valet de comédie, devenu auteur par la suite, qui bâtonne un maître des requêtes et soufflette un marquis. Ce hardi bouffon toujours prompt à la riposte, de la langue ou de la main, se nommait Dugazon.

M. Caze, fils d’un fermier général, et maître des requêtes, comme nous venons de le dire, était amoureux de madame Dugazon, avec laquelle il entretenait un commerce clandestin. L’acteur finit par s’en douter, et, non content d’avoir forcé le jeune homme, en lui mettant le pistolet sur la gorge, de lui rendre les lettres et le portrait de sa femme, il se vengea par un procédé qui semble un ressouvenir d’une scène de son répertoire, celle où Scapin frappe à coups redoublés sur le sac où s’est caché Géronte. Laissons parler encore ici les Mémoires secrets[83] :

[83] XII, p. 86, 18 août 1778.

« Il y a quelques jours qu’après la Comédie Italienne, M. Caze, se trouvant sur le théâtre, Dugazon l’aperçoit, laisse s’écouler la foule, et, dans un moment où personne ne le regardait, il applique presto un ou deux coups de canne sur les épaules du maître des requêtes, puis se remet en posture. M. Caze se retourne, voit son rival, fait des menaces. On ne sait ce que cela veut dire, on approche. Dugazon, sans se déconcerter, lui demande qu’il s’explique. Le magistrat, perdant la tête de rage, lui répond qu’il est un assassin qui vient de lui donner des coups de canne. L’acteur le persifle, prétend que cela n’est pas possible, qu’un histrion comme lui n’aurait jamais cette effronterie ; bref, n’y ayant pas de témoins, cela n’a pas d’autres suites. Jusqu’à présent, il n’y a guère de quoi rire ; mais ce qu’on ne pardonne pas au sieur Dugazon, c’est que, s’enhardissant du succès de son rôle…, il s’est vanté des coups de canne, dans différents soupers, et en présence de beaucoup de spectateurs. »

La seconde aventure fut plus grave et dut encore son origine à la conduite fort légère de madame Dugazon. En ce temps-là, l’adorateur en titre de la dame était le marquis de Langeac, de triste renommée. Irrité d’une expression injurieuse dont l’avait qualifié le comédien dans une lettre de reproches à sa femme, le marquis prétendit, en plein salon, devant une réunion nombreuse, qu’il le rouerait de coups de bâton. Comme il disait ces mots, entre Dugazon qui va droit à lui, et s’enquiert poliment du jour où il se propose de le traiter ainsi, afin de se mettre en mesure de lui répondre avec la même arme. M. de Langeac lance un soufflet à l’acteur qui se jette sur lui, le lui rend à usure, et ne se fût pas arrêté de sitôt, si on ne les eût séparés[84].

[84] C’est sans doute la même aventure qui se trouve racontée, avec quelques variantes, dans Bachaumont (XIV, p. 58), et la Chronique scandaleuse, I, p. 3. Un fait qui montre mieux que celui-là combien les acteurs commençaient à se relever, dans leurs rapports avec les grands personnages, c’est la réponse, pleine à la fois de dignité et de présence d’esprit, adressée par Carlin au prince de Monaco, qui l’avait interpellé en scène pour lui reprocher de laisser trop longtemps à ses genoux, dans une situation dramatique, l’actrice Caroline dont il était épris. Au temps où le marquis de Sablé souffletait Dancourt sur la scène, la chose eût paru toute simple ; mais cette fois ce fut l’acteur qui humilia le prince, et le public, par ses huées et ses applaudissements, donna tort au prince et raison à l’acteur.

La chose en resta là. On prétendit que M. de Langeac ne pouvait se mesurer avec un baladin. Il était habitué, d’ailleurs, à pareilles aventures, et quelques années avant, en 1771, il avait reçu avec la même résignation une grêle de coups de pied et de coups de poing administrés par Guérin, chirurgien du prince de Conti, qu’il avait traité de gredin et menacé de faire bâtonner par ses gens, parce que celui-ci avait regardé sa maîtresse d’une façon qui ne lui plaisait pas. Aussi, comme on demandait ce qu’il allait faire du soufflet de Dugazon : « Parbleu ! dit un plaisant, il le mettra avec les autres. »

En 1780, on vit un maçon venir interpeller en plein tribunal un conseiller au parlement, son débiteur, dont il ne pouvait se faire payer, et, peu satisfait de ses paroles évasives, lui donner deux soufflets dans le sanctuaire même de la justice.

Un conseiller au parlement souffleté par un maçon ; un marquis ayant le brevet de colonel et chevalier de Saint-Louis, battu à plates coutures par un chirurgien et un valet de comédie ! Il fallait que la Révolution fût bien proche !

On ne me fera pas l’injure de croire que j’ai rapporté ces scènes dégoûtantes pour les approuver. Je ne les raconte que comme symptômes des temps. Ce sont des documents qu’il n’était guère permis de passer sous silence dans ce travail. Duels ou bâtonnades, nous n’aimons guère plus les uns que les autres : c’est encore et toujours le triomphe de la force, et qu’importe qu’elle soit aujourd’hui pour les écrivains, puisqu’elle peut demain, et avec le même droit, se retourner contre eux ? Mais, du jour où la loi se prononce pour les auteurs opprimés, de ce jour seulement ils peuvent lever la tête, parce que ce n’est plus une vengeance individuelle, c’est la justice qui leur vient ; ce n’est plus un fait sans conséquence, le fait du hasard, de la brutalité, du courage d’un homme ; c’est la sanction officielle et la consécration de leurs droits, de leur dignité morale. Ils peuvent ne pas avoir pour eux la force périssable du corps, ils ont la force impérissable de l’opinion et de la pensée publique.

Cette consécration fut lente à venir. Elle était inscrite depuis longtemps sans doute dans la théorie ; mais, de la théorie à l’application, il y a souvent plus loin que de la coupe aux lèvres. Je ne sache pas que la loi, chargée de sauvegarder contre la violence les intérêts des moindres citoyens, eût fait une exception pour les poëtes ; mais l’usage se chargeait souvent de compléter les lois et d’y introduire des amendements singuliers : c’était l’usage qui semblait avoir définitivement concédé aux gentilshommes le droit de bâtonner les écrivains à merci.

Une des premières fois que nous voyons la justice intervenir ouvertement dans ces débats, pour faire son devoir, ce fut, vers 1770, à l’occasion de Fleury, c’est-à-dire d’un simple comédien, encore peu connu. Un soir, en revenant de jouer Tancrède sur le théâtre de Versailles, il se vit assailli par une nuée de jeunes gens armés de bâtons. Il s’agissait encore d’une rivalité d’amour, la grande source de la plupart des aventures de ce genre. On voulait le punir d’avoir été préféré par une actrice, que convoitaient tous les officiers du lieu. Fleury était brave : il se défendit comme il put, tandis que son domestique criait au secours. La patrouille arriva et prit cinq jeunes gens qu’elle conduisit en prison. Ils appartenaient à de grandes familles, et faisaient partie de la maison du roi, mais Louis XV lui-même, résistant à toutes les supplications dont on le circonvint, voulut que la justice eût son cours. On peut voir dans les Mémoires de Fleury[85] tout ce que tentèrent près de lui les parents des accusés et le duc de Duras pour l’engager à abandonner sa plainte, et comment l’histrion fit honte aux gentilshommes, en allant leur dire dans la prison :

[85] T. I, ch. VIII, éd. in-12.

« Messieurs, vous avez voulu m’assassiner… Venez me combattre l’un après l’autre, ou soyons amis. »

Que le rédacteur de ces piquants Mémoires ait, à son insu, donné une couleur un peu trop épique à cette scène ; que, par une réminiscence théâtrale, il ait drapé son héros à la façon d’Auguste pardonnant à Cinna, c’est possible, et je le veux bien. Mais il n’en est pas moins vrai que l’opinion publique et celle même de la cour s’étaient prononcées en sa faveur, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de faire condamner par-devant tribunal les auteurs du guet-apens. C’est tout ce qu’il nous faut.

Dix ans plus tard, un danseur de l’Opéra, Nivelon, obtenait la même justice, pour avoir été battu par M. de Clugny, qui lui avait cassé sa canne sur le corps. Et pourtant le délit semblait excusable, car Nivelon s’était permis de mystifier M. de Clugny et de répondre insolemment à ses représentations, sans doute peu civiles. De plus, fils lui-même d’un homme qui avait rempli les plus hautes fonctions dans l’État, c’était en compagnie des fils de deux ministres que ce dernier s’était vengé de la sorte, ce qui n’empêcha pas que, sur la déposition du danseur et de ses camarades, l’affaire prit une grave tournure, et que le roi exila impitoyablement le coupable[86].

[86] Mémoir. secr., t. XV, p. 298, 25 août 1780.

On sait la réponse de Piron à un grand seigneur, qui, reconduisant une personne de qualité, le rencontra à la porte de son appartement. Celle-ci s’arrêtait par politesse pour laisser entrer l’écrivain : « Passez, passez, fit l’amphitryon, ce n’est qu’un poëte. » Piron n’hésite pas : « Puisque les qualités sont connues, dit-il, je prends mon rang. » Et il va devant, en mettant son chapeau sur sa tête. Il n’y avait pas là une simple boutade sans conséquence et sans portée : c’était, en quelque sorte, la proclamation ex abrupto des droits de l’homme du poëte et de l’écrivain. Il avait fallu, si je l’ose dire, toute une révolution littéraire et politique à la fois pour rendre ces quelques mots possibles, sans que le grand seigneur chargeât son suisse de jeter l’insolent à la porte à coups de hallebarde.

Du reste, ceci n’est pas un fait isolé dans la vie de Piron. Malgré ses folies de jeunesse et l’extrême licence de quelques-unes de ses productions, malgré ses démêlés bouffons surtout avec les gens de Beaune, où il faillit plus d’une fois faire connaissance avec le bâton, et avec mieux que cela, on sait qu’il eut l’orgueil de sa profession et qu’en général il porta haut la conscience de la dignité des lettres. Dans sa Métromanie[87], au moment où Baliveau lève la canne sur son neveu l’auteur, celui-ci désarme d’un mot l’irascible capitoul, qui confesse son tort, et il part de là pour plaider aussitôt la cause de l’écrivain et pour montrer, dans une brillante et chaleureuse apologie, la noblesse de la profession littéraire. Puis, dans une des scènes suivantes, Piron nous montre son poëte tirant l’épée pour demander raison d’une insulte ; et, personne ne l’ignore, c’était lui-même que l’auteur avait peint dans le principal personnage de sa comédie.

[87] III, sc. 7.

Poursuivons encore, et nous verrons le mouvement des esprits se dessiner de plus en plus dans le même sens. Cette fois c’est Sedaine qui se trouve en présence de M. de la Ferté, intendant des Menus, le même que nous avons déjà rencontré plus haut. Après la représentation de son opéra-comique intitulé Albert, sur le théâtre de Fontainebleau, Sedaine, mécontent de la mise en scène de la pièce, se livra à des réflexions amères, qui, rapportées au grand seigneur, enflammèrent sa bile. Il arriva furieux, criant : « Où est Sedaine ? — La Ferté, dit résolûment celui-ci, Monsieur Sedaine est ici. Que lui voulez-vous ? » On peut juger de ce que devint un dialogue entamé sur ce ton. Le poëte-maçon tint tête à l’intendant des Menus, et répondit à ses injures avec une dignité hautaine, lui disant, assure-t-on, les vérités les plus dures. Au dix-septième siècle, M. de la Ferté, qui n’était pas d’humeur facile, comme nous l’avons vu, eût brisé sa canne sur l’audacieux rimailleur qui osait parler si fièrement à un homme, doublement son supérieur par sa naissance comme par ses fonctions. En 1786, les courtisans s’égayèrent aux dépens de la Ferté ; l’Académie ne s’abstint de réclamer une réparation d’honneur pour son membre que parce qu’elle l’estima suffisamment vengé par l’approbation de la reine ; enfin celle-ci, après avoir écouté la justification de M. de la Ferté, ne lui répliqua que par ces paroles caractéristiques : « Lorsque le roi et moi parlons à un écrivain, nous l’appelons toujours Monsieur. Quant au fond de votre différend, il n’est pas fait pour nous intéresser. »

Du mot de Piron, commenté et confirmé par ce mot de la reine, date l’émancipation de l’homme de lettres. Dès lors on le met à la Bastille, — ou on le guillotine, — lorsqu’on croit avoir à s’en plaindre, mais on ne le bâtonne plus. Il y a là un incontestable progrès.

Ce n’a point été sans une profonde répugnance que j’ai remué toutes ces ordures du siècle, qui donnent à cette partie de l’histoire littéraire et artistique la physionomie d’un égout : il m’a fallu la conviction de faire une œuvre méritoire en portant la lumière au milieu de ces turpitudes de tout genre, qui doivent nous instruire en nous humiliant, nous autres écrivains d’aujourd’hui. Plus d’une fois j’ai senti une violente tentation de soulever la tête au-dessus de ces miasmes, pour respirer un air plus pur en meilleure compagnie, et je tiens à constater ici, pour qu’on ne m’accuse pas d’un pessimisme systématique, que je l’aurais pu sans beaucoup de peine. Il est des vies littéraires, comme celle de Vauvenargues, qui semblent faites exprès pour consoler les regards attristés, par la réunion des plus hautes qualités morales, et du respect qui en est la récompense : il est bon, à la suite de cette excursion à travers les mœurs souillées du dix-huitième siècle, de s’arrêter un moment à un nom pareil, qui suffit à purifier ces pages. De ces vies découle une leçon qui doit être jointe à toutes celles dont ce petit livre abonde. Voilà le type du véritable écrivain, et celui-là n’a jamais été et ne sera jamais le héros d’une chronique scandaleuse comme celle qu’on vient de lire.

Il ne faut pas, bien entendu, voir dans cette phrase une condamnation absolue des auteurs bâtonnés, condamnation qui serait par là même une espèce d’acquittement pour la sauvage brutalité de leurs bourreaux. Seulement il est impossible de ne point remarquer combien toutes ces fustigations, qui, autrefois, lorsqu’elles s’attaquaient à Racine, à Molière, voire à Boileau, n’avaient nulle atténuation à leur honte, peuvent le plus souvent, au dix-huitième siècle, trouver une excuse, — bien insuffisante, il est vrai, — soit dans le nom méprisé et les habitudes de celui qu’elles atteignent, soit dans l’acte qui les a provoquées. On l’a vu, — et peut-être a-t-on été tenté de croire alors que je m’écartais du sujet, — presque toujours, depuis que nous sommes entrés dans ce siècle, c’est sur un terrain autre que le terrain littéraire, c’est pour un autre délit qu’un pur délit de plume, que le bâton est en jeu, et il en sera ainsi, à plus forte raison, désormais que, par suite de l’égalité civile enracinée dans nos mœurs, et de l’honneur croissant accordé aux lettres, il n’est plus loisible, fût-ce à un Rohan, de bâtonner le moindre des vilains, simplement parce qu’il tient une plume.

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