Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
VIII
Revenons en France et aux gens de lettres.
J’ignore si Fielding eût trouvé matière à d’aussi agréables plaisanteries, dans le cas où il eût été à la place du ministre Walpole, au moment du coup de pied royal, mais chez nous on commençait à n’être plus guère de si bénévole humeur. En 1775, le marquis de Louvois était condamné à un an et un jour de prison pour avoir levé sa canne sur un officier. En 1779, d’Agou, capitaine des gardes, demandait raison au prince de Condé d’un terme injurieux, le blessait en duel, et reprenait son service sans que le roi fît semblant d’être informé de cette rencontre. On voit que les choses étaient bien changées[38].
[38] Nous lisons, dans divers pamphlets du Gazetier cuirassé, plusieurs anecdotes du genre des suivantes : « M. le duc de Frons…, dans un moment de vivacité, a proposé des coups de canne à M. le duc de Vill… qui ne s’est pas formalisé de cette offre. — Le maré… de Rich… a gagné le prix de la course au Colysée, en fuyant le prince de Conti, qui l’a poursuivi, la canne levée, jusqu’à son carrosse. — Le cardinal de Luynes, étant capitaine de dragons, se vengea d’un soufflet reçu en présence de toute la garnison, en prenant le petit collet le lendemain. » Etc. Mais les renseignements du Gazetier cuirassé sont sujets à caution, et on ne peut guère les admettre, à moins de les voir appuyés par d’autres, qu’à titre de calomnies.
Comme les gentilshommes, les écrivains avaient perdu cette résignation par trop évangélique, dont on abusa si longtemps contre eux. A mesure que le dix-huitième siècle avance dans sa marche, nous verrons ces catastrophes, autrefois si communes et si bénignement acceptées, diminuer de nombre et surtout changer de nature. Ce ne sera plus une affaire journalière et sans conséquence, où la résignation de l’offensé égale l’impudence de l’offenseur et la justifie ; ce sera, sauf quelques exceptions remarquées avec mépris, un outrage contre lequel se révolte la dignité de l’écrivain, et dont l’opinion, puis les lois, feront également justice.
La condition littéraire allait s’améliorant par degrés. On rencontre bien encore, et beaucoup trop, des poëtes rangés sous le patronage des grands seigneurs, dont l’orgueil seul, et non l’intelligence, est intéressé dans cette protection. Mais tous n’en sont plus là. Beaucoup vivent à part, dans le fier isolement qui sied à l’indépendance des lettres ; beaucoup n’acceptent de la protection des grands que ce qu’ils en croient nécessaire pour garantir leur fortune et assurer leurs succès. Parmi les autres même, moins soucieux de leur dignité personnelle, la plupart ne descendaient pas tout à fait au rôle des Boisrobert et des Montmaur du siècle précédent : s’ils entrent encore dans les salons à titre d’amuseurs, ce n’est plus, du moins, à titre de valets. On pourra trouver la nuance subtile, et elle l’est peut-être, mais elle existe pourtant. Amuseurs aujourd’hui, ceux à qui suffit un pareil rôle eussent été des valets hier, mais les idées ont marché et ne le permettent plus : ce n’est pas à eux, c’est à leur époque, qu’ils sont redevables de cette amélioration dans la servitude.
Malgré tout le mal qu’on peut penser du dix-huitième siècle, et il est permis d’en penser beaucoup, on ne peut, du moins, lui refuser le mérite d’avoir relevé l’état social des écrivains. Le mouvement fiévreux des esprits, les grandes questions qui s’agitèrent alors, et qui, en passionnant toutes les intelligences, entraînèrent dans le mouvement littéraire et philosophique les gentilshommes eux-mêmes, autrefois si dédaigneux de ces enfantillages, ne souffraient plus cet abaissement de ceux qui tenaient la plume. Il était impossible de regarder désormais comme des faquins bâtonnables ceux qui remuaient l’Europe, qui ouvraient tant de voies, qui agitaient tant d’idées. La littérature, en élargissant sa sphère et en élevant son but, devait naturellement relever les littérateurs. Si la réalité eût répondu aux prétentions, si les projets avaient été aussi purs qu’ils étaient hardis, si les écrivains avaient eu autant de moralité que de puissance, si, en un mot, on n’eût pu saisir tant de contradictions entre la vie et les œuvres, entre les œuvres même et les beaux sentiments proclamés et les grands mots mis en avant, nul doute que l’émancipation n’eût été complète, et que la considération qu’on professa dès lors pour ce nouveau pouvoir dans l’État n’eût rejailli en respect sur ceux qui exerçaient ce pouvoir.