Écrits spirituels de Charles de Foucauld : $b ermite au Sahara, apôtre des Touregs
QUELQUES LETTRES DE 1897 A 1900
A un Trappiste,
Nazareth, 30 sept. 1897.
« Tâchons de ne faire qu’un avec Jésus, de reproduire Sa vie dans la nôtre, de crier Sa doctrine sur les toits par nos pensées, nos paroles et nos actions, de Le faire régner en nous, vivre en nous ! Il entre en nous si souvent dans la Sainte Eucharistie ! qu’Il établisse en nous Son royaume !… S’Il nous donne des joies, acceptons-les avec reconnaissance ; le Bon Pasteur nous donne ces douces herbes pour nous fortifier et nous rendre capables de Le suivre ensuite dans des chemins arides… S’Il nous donne des croix, baisons-les : « bona Crux » c’est la grâce des grâces, c’est marcher plus que jamais la main dans la main de Jésus, c’est Le soulager en portant Sa croix comme Simon le Cyrénéen ; c’est notre Bien-Aimé qui nous invite à Lui déclarer et à Lui prouver notre amour… Peines de l’âme, souffrances du corps, « réjouissons-nous et tressaillons de joie » : Jésus nous appelle, nous dit de Lui dire que nous L’aimons, et de le Lui répéter aussi longtemps que dure notre souffrance… Toute croix, grande ou petite, toute contrariété même, c’est un appel du Bien-Aimé, Il nous demande une déclaration d’amour, et une déclaration durant aussi longtemps que la croix… Oh ! comme en pensant à cela, on voudrait que la croix dure toujours… Elle durera ce que Jésus voudra… Si douce, si aimée qu’elle soit, nous ne la voulons que quand Jésus la veut pour nous… Votre Volonté, mon frère Jésus, et non la nôtre… Nous, nous ne voulons pas plus penser à nous que si nous n’existions pas : nous ne penserons qu’à Vous, notre Époux Bien-Aimé. Nous ne voulons pas notre bien, nous voulons le Vôtre… Nous ne demandons rien pour nous, nous Vous demandons Votre gloire : « Que Votre Nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté soit faite » en tous Vos enfants, en tous les hommes ; qu’elle le soit en nous ; que nous Vous glorifiions le plus possible pendant notre vie… que nous fassions Votre volonté… que nous consolions le plus possible Votre Cœur… C’est tout ce que nous voulons, c’est tout ce qu’il nous faut… Nous voici à Vos pieds, faites de nous ce qu’il Vous plaira…, ou ceci ou cela, à Votre gré…, nous n’avons pas de volonté, pas de désir, que l’accomplissement de Votre Volonté, que Votre bien…
A un ami,
26 décembre 1897.
« Bénissons Dieu mille fois, si, par les tristesses dont Il nous inonde, il semble que la terre nous repousse. Ces tristesses, ces douleurs, cette amertume dont tout nous semble imprégné ici-bas, c’est le lot qu’eut Notre-Seigneur… que nous sommes heureux de le partager ! Plaignons les heureux…! Plaignons ceux que les joies, même les plus pures, même les plus légitimes, attachent à la terre ! Que le bon Dieu est bon de nous avoir tout ôté pour que nous ne puissions plus respirer qu’en tournant la bouche vers Lui !… Que Sa miséricorde est grande ! Qu’il a été divinement bon en nous enlevant tout, en nous arrachant tout, pour que nous soyons plus complètement à Lui ! Que les malheureux sont heureux, et que Dieu est bon…! La tristesse me conduit à l’action de grâces… Puissent ces jours de fête et de douleur vous apporter, je ne dis pas la consolation, mais le bien que le Bon Dieu se charge de vous donner. L’Enfant Jésus ne vous apportera peut-être pas de douceurs, Il les réserve à la faiblesse ; Ses mains ne sont pas moins ouvertes cependant sur vous que sur les autres, en ces jours de grâce, et Il en répandra, que vous le sentiez ou non, d’abondantes sur votre âme…
A sa Sœur,
31 janvier 1897.
« … Comme c’est bon, n’est-ce pas, de s’abandonner au Cœur de Jésus, de se laisser faire par Lui, de bien penser que tout ce qui arrive, excepté le péché, arrive par Sa volonté, que même le péché est « permis » par Lui, et que de tout, absolument de tout, même des fautes, on peut et on doit tirer le plus grand bien…! Comme c’est doux de nous sentir dans de telles mains, et appuyé sur un tel Cœur ! Avons-nous en Jésus un Père, un Frère, un Époux assez tendre, assez sage, assez puissant ! Que nous sommes heureux, nous, pauvres petites créatures ! Que le Bon Dieu est bon pour nous ! Misericordias Domini in aeternum cantabo : on voudrait ne dire que ces mots-là pendant toute la vie comme on ne dira qu’eux, comme on ne vivra que d’eux pendant l’éternité… Fondons-nous en reconnaissance, en joie, en bénédictions, en regardant les bontés de Dieu pour tous les hommes, Son amour inouï pour chacun de nous ; contemplons-Le et disons-nous que nous sommes un de ces petits êtres qu’Il a tant aimés, pour lesquels Il a vécu et Il est mort : Il a donné tout Son sang pour chacun de nous ! Quel amour ! Quel bonheur d’être ainsi aimé ! et d’être aimé par qui ? par l’Être infiniment parfait, par la Beauté infinie et souveraine… Qui sommes-nous, pour être tant chéris, et chéris par Dieu ?… Qu’il fait bon causer de cela, et vivre, pendant quelques minutes, ensemble, de la vie du Ciel, en attendant que, par la grande miséricorde de Dieu, nous la partagions ensemble pour l’éternité !…
A un Trappiste,
Lundi après l’Ascension 1898.
« Votre occupation maintenant, c’est de vivre seul avec Dieu seul, c’est d’être, jusqu’à votre sacerdoce, comme si vous étiez seul avec Dieu dans l’univers… Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu… C’est là qu’on chasse de soi tout ce qui n’est pas Dieu… Il faut à l’âme ce silence, ce recueillement, cet oubli de tout le créé au milieu desquels Dieu établit en elle Son Règne et forme en elle l’esprit intérieur, la vie intime avec Dieu… la conversation de l’âme avec Dieu dans la foi, l’espérance et la charité… Plus tard, l’âme produira des fruits exactement dans la mesure où l’homme intérieur se sera formé en elle… Si cette vie intérieure est nulle, il y aura beau avoir du zèle, de bonnes intentions, beaucoup de travail, les fruits sont nuls ; c’est une source qui voudrait donner la sainteté aux autres, mais qui ne peut, ne l’ayant pas : on ne donne que ce qu’on a. C’est dans la solitude, dans cette vie seule avec Dieu seul, dans ce recueillement profond de l’âme qui oublie tout le créé, que Dieu se donne tout entier à celui qui se donne ainsi tout entier à Lui…
A un Trappiste,
qui étudiait la théologie à Rome,
Nazareth, 21 juin 1898.
« J’espère que votre vie continue, de plus en plus perdue, ensevelie, noyée en Jésus, entre Marie et Joseph… Vous êtes maintenant dans la période de vie qui représente la petite enfance de Jésus… Il apprend à lire sur les genoux de Ses saints parents. Il ne s’occupe pas encore du salut des âmes, si ce n’est par les élans intérieurs de Son Cœur priant Dieu pour le salut de tous les hommes…, mais Il ne s’occupe d’aucune âme en particulier : Il est petit enfant. Il n’aide pas Joseph dans son travail, Il ne peut pas : Il est petit enfant. Il apprend à lire sur les genoux de Marie, s’assied à ses pieds et lui sourit, l’embrasse, se tient muet et tranquille en la regardant. Cette vie Lui suffit, à Lui, Fils de Dieu, pendant plusieurs années. Qu’elle vous suffise, mon bien cher Père, c’est la vôtre pendant plusieurs années : vous avez cinq ans, vous apprenez à lire, vous étudiez petitement, par obéissance, vous faites tout ce qu’on vous dit, comme Jésus âgé de cinq ans faisait tout ce que Lui disaient Ses parents…
Plus tard, Il vous mènera au désert, et de là à Gethsémani… et au Calvaire… Maintenant, vivez avec Jésus, Marie et Joseph comme si vous étiez seul au monde en leur compagnie, au petit foyer de Nazareth.
A sa Sœur,
Jérusalem, 19 novembre 1898.
Quand on est bien persuadé qu’une chose est la volonté du Bon Dieu, il est si doux de faire la volonté du Bien-Aimé que rien ne coûte… Il est ici comme à Nazareth, Il est partout, que m’importe d’être ici ou là ? Une chose seule m’importe, c’est d’être où Il me veut, de faire ce qui Lui plaît le plus… Oublions-nous, oublions-nous et vivons en Jésus, en L’aimant de tout notre cœur : car, tu le sais, quand on aime, on vit moins en soi que dans celui qu’on aime, et, plus on aime, plus on établit sa vie hors de soi, dans celui qu’on aime…
Si nous aimons Jésus, nous vivons bien plus en Lui qu’en nous, nous oublions ce qui nous touche, pour ne penser qu’à ce qui Le touche et, comme Il est dans une paix et une béatitude ineffable, assis à la droite de son Père, nous participons, dans la mesure même de notre amour, à la paix et à la béatitude de notre Divin Bien-Aimé…
Tu me dis de demander pour toi la paix… Ma chérie, en voici le secret : aime, aime, aime…
Oui, je demanderai la paix, ou plutôt je demanderai pour toi l’amour de Jésus qui seul peut donner la paix, et qui la donne nécessairement, la portant toujours avec lui… Demande-la aussi, demande d’aimer ; dis : « J’aime ; faites que je Vous aime davantage… » Et pense, dis, fais tout ce qui est selon l’amour, tout ce qui peut exciter en toi l’amour, tout ce qui peut porter les autres à aimer ce Divin Époux de nos âmes…
Si tu as des moments de tristesse, récite ton chapelet en méditant les mystères glorieux, et dis à Jésus : « Oui, moi je suis sur la terre pauvre, misérable et secouée par l’orage, et ballottée par la tempête ; mais, Vous, Jésus, mon amour, Vous êtes ressuscité et Vous ne connaîtrez plus jamais la souffrance, Vous voici bienheureux pour l’éternité… Vous, Jésus, mon Époux, Vous êtes assis au plus haut des cieux, dans une gloire et une félicité souveraines… Est-ce moi que j’aime ou est-ce Vous ? Oh ! ce n’est pas moi que je veux aimer, c’est Vous, mon Bien-Aimé ; Vous êtes heureux à jamais ; qu’importe ma peine ? Je ne veux avoir que des paroles de bénédiction ; mon Bien-Aimé, Vous êtes heureux, je suis heureuse aussi ; pourrai-je me plaindre quand mon Bien-Aimé est infiniment heureux pour l’éternité ? »…
A un Trappiste,
9 septembre 1898.
« Soyez bénie et baisée, et mille fois baisée, Volonté de mon Bien-Aimé manifestée par mon supérieur ! Vous daignez me faire connaître Votre Volonté par la voix de Votre représentant, établi par l’Église Votre épouse, à cet effet. Merci, merci, Jésus de mon cœur ! quelle grâce, quelle faveur faite à Votre petit enfant ! que je suis heureux, ô mon Bien-Aimé, de connaître Votre volonté, quelle qu’elle soit, et de pouvoir la faire ! Je suis heureux sans mesure ! Je défaille de bonheur… merci, merci, de tout de tout également, de tout quoi que ce soit ! Votre Volonté, c’est mon ciel ici-bas, ô Jésus…! Faites-moi la grâce seulement de la faire parfaitement, et pardonnez-moi si, dans le passé, j’ai si peu joui de l’excès de mon bonheur. »
A un Trappiste,
A propos de la mort d’un de ses Supérieurs,
Nazareth, 29 déc. 1898.
« Mon bien cher Père, j’ai reçu, ce matin, votre lettre du 10 décembre m’apprenant cette accablante nouvelle… Oui, vous êtes orphelin, et moi aussi, car pour l’un et l’autre il était un père… et pourtant, non, nous ne sommes pas orphelins, car là, contre nous, au Tabernacle, est Celui qui a dit pour toujours : « Je ne vous laisserai pas orphelins ! » Et notre bien-aimé Père Louis lui-même est-il mort ? A Dieu ne plaise ! Il vit, il vit plus que nous, il est notre père plus que jamais, il veille sur nous mieux que jamais… Je l’attendais chaque jour : il m’avait écrit qu’il ferait l’impossible pour venir me voir au cours de son voyage. Depuis le commencement du mois, il ne passait pas une voiture, on ne frappait pas à la porte, sans que je me dise : « Est-ce lui ? »… et voici que ce matin, m’arrivent trois lettres, m’annonçant cette douloureuse nouvelle… Vous sentez que l’on prie, à Nazareth… Tantôt je pense à sa bonté, à sa tendresse, à ses vertus, et je ne suis pas maître de mon émotion, ni de mes larmes ; tantôt je me dis qu’après cette belle, innocente, méritante vie, si noyée dans la charité, et avec le secours de tant de prières et de Saints Sacrifices, il jouit déjà du bonheur des cieux, et alors je me réjouis, je le prie, je lui parle, et je me sens non séparé de lui, mais au contraire réuni à lui par son passage à la vie des saints…
Bien-aimé Père, pour vous le coup est rude, mais vous le recevez comme il faut, en adorant et en bénissant : « tout est pour le bien de ceux qui aiment Dieu »… Nous retrouverons ce père chéri à tout instant dans le Cœur de Jésus, et bientôt, — car toute chair est comme l’herbe et ne dure qu’un matin, — dans la Patrie céleste… Je penserai à vous plus que jamais, mon si cher frère en Jésus ; plus vous serez seul et triste, plus vous me trouverez près de vous…
A sa Sœur,
Jérusalem, 17 décembre 1898.
Bon Noël, bonne année, ma chérie, à toi et à tous tes enfants. Je prierai de mon mieux l’Enfant Jésus pour vous tous en cette belle nuit de Noël… Te rappelles-tu les Noëls de l’enfance ?…
J’espère que tu fais à tes enfants une crèche et un arbre… Ce sont de doux souvenirs, qui font du bien toute la vie… Tout ce qui fait aimer Jésus, tout ce qui fait aimer le foyer paternel est si salutaire !… Ces joies de l’enfance, où s’unit la religion dans ce qu’elle a de plus doux à la vie de famille dans ce qu’elle a de plus attendrissant, font un bien qui dure jusqu’à la vieillesse…
Mais, il y aura des Noëls plus beaux encore, ce seront ceux du Ciel… Ma chérie, fais à tes enfants une belle crèche et un bel arbre et un beau Noël, et fais tout ton possible pour que leurs fêtes de Noël leur soient douces, douces, leur laissant ce souvenir ineffaçable d’une suavité infinie… Mais, surtout, prépare-leur un beau Noël au Ciel, en te sanctifiant le plus possible et en les élevant pour être des saints ; en les élevant non pour être du monde, cela ne vaut pas la peine ; le monde passe trop vite et il n’est d’ailleurs pas digne de nous, il ne mérite pas notre estime, ni même nos regards. Nous sommes faits pour mieux que cela ; notre cœur a soif de plus d’amour que le monde ne peut lui en donner ; notre esprit a soif de plus de vérité que le monde ne peut lui en montrer ; tout notre être a soif d’une vie plus longue que celle que la terre peut lui faire espérer ; n’élève pas tes enfants pour ce qui est si méprisable…
A un ami,
8 mai 1899.
« Je rentre dans ma vie « d’ouvrier, fils de Marie », me terrant, me faisant petit, priant plutôt que lisant, me remettant de toutes mes forces à cette chère dernière place, à cet état de Cendrillon, travaillant, servant, pauvre et obscur. »
A sa Sœur,
Nazareth, 8 mai 1899.
… Bona crux ! C’est par la Croix que nous nous unissons à Celui qui y fut cloué, à notre Époux céleste… Il faut recevoir comme une faveur tout instant de la vie, avec tout ce qu’il apporte, bonheur ou malheur, mais les croix avec plus de reconnaissance encore que le reste : les croix nous détachent de la terre, et, par là, nous attachent à Dieu !…
A sa Sœur,
Nazareth, 21 juillet 1899.
« … N’attachons pas d’importance aux événements de cette vie ni aux choses matérielles : ce sont les rêves de notre nuit d’auberge, cela passera aussi vite que des songes et sans laisser plus de trace… Qu’est-ce qui nous reste à l’heure de la mort, sinon nos mérites et nos péchés ? Voyons les choses comme elles sont, à cette grande lumière de la foi qui éclaire nos pensées d’un jour si lumineux, qui nous fait voir les choses d’un œil si différent de celui de ces pauvres âmes mondaines… Comme la foi, l’habitude de regarder les choses à la lumière de la foi, nous élève au-dessus du brouillard et de la boue de ce monde ! Comme cela nous met en une autre atmosphère, en plein soleil, en plein rayonnement, dans un calme serein, dans une paix lumineuse au-dessus de la région des nuages, des vents et des tempêtes, hors de la zone du crépuscule et de la nuit !…
Vivons de foi, croyons ce que nous espérons dans la grâce, en attendant que nous le possédions dans la gloire, et aimons Celui qui « sera notre récompense infiniment grande », en tous les instants de notre existence, dans le temps et dans l’éternité !…
A sa Sœur,
Nazareth, 1er septembre.
… Comme je suis content de savoir que tu es si près de l’église, du Saint-Sacrement !… Le Saint-Sacrement, la Messe, la Sainte Communion, quels bonheurs, quelles grâces…! Être aux pieds de notre Sauveur, Le recevoir !… Comme nous sommes heureux !… Et puis, Dieu est en nous, au fond de notre âme…, toujours, toujours, toujours là, nous écoutant et nous demandant de causer un peu avec Lui… Habitue tes enfants à causer avec le Divin Hôte de leur âme… rappelle-leur souvent que, pour nous, chrétiens, il n’y a pas de solitude : « la solitude a germé et a fleuri comme le lys » dit un psaume… C’est bien pour nous que c’est vrai : Dieu, le doux Jésus, est au-dedans de nous… Nous pouvons nous consoler en nous asseyant à Ses pieds et en Le regardant comme Madeleine à Béthanie…
Oh ! non, elle n’était pas seule, à la Sainte Baume, Ste Madeleine, elle n’était pas plus seule qu’à Béthanie : au lieu d’avoir Dieu visible devant elle sous une forme mortelle, elle L’avait invisible au fond de son âme, mais Il n’était pas moins présent ; elle était assise à Ses pieds, ici comme là… C’est, autant que le peut ma faiblesse, ma misère, mon indignité, ma tiédeur, ma lâcheté, ma vie à moi aussi, ma chérie ; tâche que ce soit de plus en plus la tienne ; cela ne t’écartera pas, ne te détournera pas de tes autres occupations, cela ne te prendra pas une minute ; seulement, au lieu d’être seule, vous serez deux à remplir tes devoirs. De temps en temps, baisse tes yeux vers la poitrine, recueille-toi un quart de minute et dis : « Vous êtes là, mon Dieu, je Vous aime. » Cela ne te prendra pas plus de temps que cela, et tout ce que tu feras sera bien mieux, ayant un aide et quel aide ! Petit à petit tu en prendras l’habitude, et tu finiras par sentir sans cesse en toi ce doux compagnon, ce Dieu de nos cœurs…
Alors, il n’y aura plus de solitude pour toi. Nous serons plus unis que jamais alors, car nous aurons identiquement la même vie…
Notre temps se passera de la même manière, avec le même très doux Compagnon… Prions l’un pour l’autre, afin que nous tenions bien tendrement compagnie à ce cher Hôte de nos âmes.
… Et que mon exemple te montre que nous ne pouvons jamais savoir si nous serons plus heureux dans un lieu ou dans un autre, dans un état ou dans un autre, pour une raison bien simple : c’est Dieu, Maître Tout-Puissant de nos âmes, qui nous donne la consolation et la joie, où, quand et comme Il le veut… En un instant, Il détruit les rêves de bonheur ; en un instant, Il « fait germer et fleurir comme un lys la solitude » et Il fait de « la nuit une illumination pleine de délices » comme dit aussi un Psaume…
A sa Sœur,
Nazareth, 13 octobre 1899.
« Merci de tes souhaits pour mon jour de naissance… Oui, j’ai pris joyeusement mes 41 ans, heureux de voir le corps se dissoudre et la fin du pèlerinage approcher.
Je me porte très bien, mais j’entends la voix du Prophète : « Toute chair est comme l’herbe et passe comme la fleur des champs ; le matin elle verdit et le soir elle est desséchée, parce que le souffle du Seigneur a passé sur elle… »
Je bénis Dieu de ce qu’Il te donne encore un enfant, encore une âme, un saint : quel bonheur et quel honneur !… Sous la protection de quel habitant des cieux mettrez-vous cet enfant béni ?
Oui, ma chérie, je prie, je prierai de plus en plus pour toi. Surtout, ne te tracasse pas !… Surtout, ne t’inquiète pas !… Oui, sois simple, oui, évite toute dépense inutile, oui, écarte-toi de plus en plus, dans ta manière d’être et de vivre, de tout ce qui sent le monde, la vanité, l’orgueil…, folies qui ne servent qu’à diminuer notre gloire future au ciel, qu’à prolonger notre purgatoire, qu’à faire peser sur nous la responsabilité d’un exemple malsain donné aux autres, qu’à nous rendre solidaires d’une manière de faire que la raison naturelle condamne, que réprouve encore bien plus la religion chrétienne, et qu’on ne suit, quand on a du sens, que pour faire comme les autres, quand il vaudrait bien mieux leur donner le bon exemple qu’imiter leur insanité… Oui, supprime tout l’inutile, tout ce qui sent le monde… Mais ne te tracasse pas, ne crains pas pour l’avenir…!
Ne supprime rien, rien, rien de ce qui peut contribuer à la bonne éducation morale et intellectuelle de tes enfants, ni rien non plus de ce qui peut être utile à ton progrès spirituel intérieur, à toi ; pas d’économies de bons livres ; si les âmes consacrées à Dieu, les moines qui pensent à la perfection du matin au soir, sentent, jusqu’à la fin de leur vie le besoin de lire et relire les ouvrages des maîtres de la vie spirituelle, les vies des saints leurs devanciers ; combien plus en a-t-on besoin quand on vit dans le monde, au milieu de tant d’occupations distrayantes ?… Pas d’économie dans les aumônes ; ne supprime rien de ce côté, augmente au contraire : « Donnez et on vous donnera…, la mesure que vous ferez aux autres, on vous la fera…, ce que vous donnez aux pauvres, c’est à Moi que vous le donnez »…
Le meilleur moyen de ne manquer de rien est de toujours partager très généreusement avec les pauvres, voyant en eux les représentants de Jésus, et Jésus Lui-même…
Et puis, confiance : « Celui qui donne la vie, donnera aussi la nourriture, Celui qui a donné le corps donnera à plus forte raison le vêtement. Cherchez le royaume de Dieu et sa justice (c’est-à-dire la perfection) et le reste vous sera donné par surcroît. » C’est dit pour tous les chrétiens et non pas pour les seuls moines…
Confiance, confiance… Oh ! garde-toi de toute inquiétude ; élève bien tes enfants pour le Bon Dieu…, et le Bon Dieu arrangera tout leur avenir cent mille fois mieux que tu ne saurais le faire, et que ne pourraient tous les hommes réunis.
A un Trappiste,
Nazareth, 28 janvier 1900.
« Mon bien cher Père, mon bon frère en Jésus, nous sommes encore dans le temps de Noël. De corps je suis à Nazareth, mais d’esprit, il y a plus d’un mois que je suis à Bethléem : c’est donc à côté de la crèche, entre Marie et Joseph, que je vous écris. Il fait bien bon ! Au dehors, c’est le froid et la neige, images du monde… mais, dans la petite grotte, éclairée par Jésus, qu’on est bien ! comme elle est douce, chaude, lumineuse !… Notre bon et cher Père Abbé veut savoir ce que le si doux Enfant Jésus m’y murmure, depuis un mois, quand je Le regarde, quand je veille à Ses pieds, la nuit, entre Ses saints parents, quand Il vient entre mes bras, sur mon cœur et dans mon cœur par la Sainte Communion… Il me répète : « Volonté de Dieu…, Volonté de Dieu… » « Voilà que je viens : il est écrit de moi en tête du livre de mes destinées que je ferai Votre Volonté… »
« La Volonté de Dieu, et la Volonté de Dieu par l’obéissance, voilà ce que me répète, me murmure doucement, la voix bien-aimée du divin Enfant Jésus.
A un Trappiste,
Nazareth, 8 mars 1900.
Qu’il fait bon vider sa mémoire de toutes les choses visibles, pour ne la remplir que de l’espérance des biens célestes !… Et dès ici-bas, que nous sommes heureux !… Sans doute, il y a des misères, nos péchés surtout, avec le long cortège de nos imperfections et de nos faiblesses, mais quand on pense que notre Bien-Aimé Jésus est toujours avec nous dans nos tabernacles, qu’Il vient si souvent sur nos lèvres, qu’Il est toujours dans nos âmes ; quand on voit la Sainte Hostie, que dire, sinon que la nuit de cette vie a perdu ses ténèbres : « nox illuminatio mea in deliciis meis » ? Cette pauvre terre si noire se transforme en une illumination délicieuse sous les rayons de la divine Hostie « lumière du monde… jusqu’à la consommation des siècles »… Non pour tous : beaucoup, hélas ! restent dans l’ombre de la mort ; mais pour nous, privilégiés, pour nous favoris, pour nous « qui avons été choisis et n’avons pas choisi les premiers… » Ah ! cher frère en Jésus, que nous sommes heureux !
… Parlez-moi de votre santé : je ne m’affligerai pas si elle est mauvaise : la vie ou la mort, la santé ou la maladie, c’est l’affaire du bon Dieu et non la nôtre : ce qu’Il nous donne en cela est toujours ce qui nous est bon. Il n’y a qu’à toujours, toujours s’en réjouir… »
A sa Sœur,
Nazareth, 12 février 1900.
Ma chère Mimi, je viens de recevoir la dépêche envoyée hier[7]… Tu as dû avoir de la peine de la mort de cet enfant, et j’en ai aussi à la pensée de la tienne…, mais je t’avoue que j’ai aussi une admiration profonde et que j’entre dans un ravissement plein de reconnaissance, quand je pense que toi, ma petite sœur, toi, pauvre voyageuse et pèlerine sur la terre, tu es déjà mère d’un saint… que ton enfant, celui à qui tu as donné la vie, est dans ce beau ciel auquel nous aspirons, après lequel nous soupirons… Le voici devenu, en un instant, l’aîné de ses frères et sœurs, l’aîné de ses parents, l’aîné de tous les hommes mortels : oh ! comme il est plus savant que les plus savants ! Tout ce que nous connaissons en énigme, il le voit clairement… tout ce que nous désirons il en jouit…, le but que nous poursuivons si péniblement, que nous nous estimerons trop heureux d’atteindre au prix d’une longue vie de combats et de souffrances, il y est arrivé dès le premier pas… Ces merveilles, « que l’œil de l’homme ne peut voir, ni ses oreilles entendre, ni son esprit comprendre », il les voit, les entend, en jouit…, il nage pour l’éternité dans un bonheur sans fin, et il s’enivre à la coupe des délices divines. Il contemple Dieu dans l’amour et la gloire, parmi les saints et les anges, dans ce chœur des vierges dont il fait partie, et qui suit l’Agneau partout où Il va…
[7] Charles de Foucauld avait appris la naissance, et la mort presque aussitôt après le baptême, d’un petit enfant de sa sœur, Régis.
Tous tes autres enfants marchent péniblement vers cette Patrie céleste, espérant l’atteindre, mais n’en ayant pas la certitude, et pouvant en être à jamais exclus ; ils n’y arriveront, sans doute, qu’au prix de bien des luttes et des douleurs en cette vie, et peut-être encore après un long purgatoire : lui, ce cher petit ange, protecteur de ta famille, il a, d’un coup d’aile, volé vers la Patrie, et, sans peine, sans incertitude, par la libéralité du Seigneur Jésus, il jouit pour l’éternité de la vue de Dieu, de Jésus, de la Sainte-Vierge, de saint Joseph et du bonheur infini des élus… Comme il doit t’aimer !… Tes autres enfants pourront compter, ainsi que toi, sur un protecteur bien tendre ! avoir un saint dans sa famille, quelle force ! être mère d’un habitant du Ciel, quel honneur et quel bonheur ! Je le répète, j’entre dans une admiration ravie en pensant à cela : on estimait la mère de saint François d’Assise bienheureuse parce que, de son vivant, elle assista à la canonisation de son fils ; mille fois plus heureuse es-tu ! tu sais, avec la même certitude qu’elle, que ton fils est un saint dans les cieux, et tu le sais dès le premier jour de ce fils chéri, sans le voir traverser, pour arriver à cette gloire, toute une vie de douleurs. Comme il t’est reconnaissant ! à tes autres enfants, tu as donné, avec la vie, l’espoir du bonheur céleste et, en même temps, une condition soumise à bien des souffrances ; à celui-ci tu as donné, dès le premier instant, la réalité du bonheur des cieux, sans incertitude, sans attente, sans nul mélange d’aucune peine… Comme il est heureux et comme Jésus est bon de récompenser cet innocent d’une couronne immortelle et d’une gloire ineffable, sans qu’il ait jamais combattu ! C’est le prix du saint baptême, c’est le prix du Sang de Jésus. Lui qui a souffert et combattu assez pour avoir le droit de sauver les siens sans nul mérite de leur part, Il a assez de mérites pour introduire tous ceux qu’Il veut, à l’heure qu’Il veut, dans le royaume de Son Père.
Ma chérie, ne sois donc pas triste, mais répète plutôt avec la très Sainte-Vierge : « Le Seigneur a fait en moi de grandes choses… les générations me proclameront bienheureuse… » oui, bienheureuse, parce que tu es la mère d’un saint, parce que celui que ton sein a porté est déjà, à cette heure, éclatant de la gloire éternelle ; parce que, comme la mère de Saint François d’Assise, tu as, encore vivante, le bonheur pénétrant et incomparable, bonheur vraiment ravissant et extasiant, de penser que ton fils est un saint, éternellement assis aux pieds de Jésus, éternellement appuyé sur Son Cœur, dans l’amour et la lumière des Anges et des Bienheureux.
A sa Sœur,
14 février 1901.
Que Régis ait toujours sa place dans les conversations de famille ; pensez tous à lui ; qu’il ne soit ni oublié de ses frères et sœurs, ni passé sous silence ; qu’on en parle souvent, comme d’un vivant ; il est plus vivant que nous tous qui sommes sur cette terre ; il est le seul parfaitement vivant de tes enfants, car, seul, il a la vie éternelle que nous tous, nous pouvons perdre, hélas ! comme tant d’autres la perdent, mais que ce cher Régis nous aidera à obtenir… Je le prie souvent et avec fruit… Je lui demande de m’apprendre à prier ; demande-le-lui aussi, et apprends à tes enfants à s’adresser à lui dans leurs besoins, il les aime tant, et il est puissant !
Non, ma chérie, je ne suis pas attristé des persécutions religieuses, mais je demande à Dieu, pour les autres et pour moi, le courage et les vertus, de manière à les supporter avec le profit que Jésus veut que nous en tirions, car Il ne les permet, Lui tout puissant et qui nous aime tant, que pour le bien des âmes… « Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice ! » Comment nous attrister quand Jésus nous appelle « bienheureux » ? Ne sait-Il pas mieux que nous ce qui nous est bon ? Jésus qui nous aime permet cela, comme Il a permis Sa propre mort et les persécutions qui L’ont poursuivi de la crèche à la croix, comme Il a permis le martyre de Ses apôtres et d’une infinité de saints, comme Il permet toutes les épreuves des Justes, non pour la mort, mais pour que Dieu en soit glorifié et que les âmes s’épurent par la souffrance, aient l’occasion de pratiquer les grandes vertus, et entrent dans le royaume céleste par la voie royale de la Croix, qui, depuis Jésus, est la seule qui conduise au triomphe… Prions donc, demandons humblement la force, la vertu, l’amour, l’amour surtout qui contient tout et enseigne tout, et, loin de nous attrister, réjouissons-nous. Jésus nous l’ordonne : « Quand on vous calomniera et qu’on vous persécutera, quand on vous chassera à cause de Moi, alors, réjouissez-vous, votre récompense est grande dans les cieux »… Elle est grande même ici-bas, car cette seule conformité avec Jésus persécuté et souffrant est joie profonde, dont on jouit dans la mesure de l’amour qu’on a pour Jésus. L’amour a besoin d’imitation.